Edouard Garand (73 Voir et modifier les données sur Wikidatap. 26-29).

CHAPITRE VII

DE TONTY À LA RESCOUSSE


Ceux qui pourchassaient Émery abandonnèrent la partie, parce qu’il devenait pour eux téméraire, dangereux d’aller plus loin ; connaissant la localité, ils venaient de s'apercevoir que l’homme de Tonty, emporté par le courant rapide rencontrerait à courte échéance une mort certaine, et que, pour ne pas partager le même sort, la prudence leur commandait de rétrograder sans délai.

Si le visage pâle qui leur échappait, avait pu deviner leurs desseins envers les Français, personne maintenant ne pouvait en souffler mot, car l’ange funèbre devait clore à tout jamais cette bouche, et c’était toujours un palliatif, un peu de baume pour adoucir le chagrin du retour au camp, les mains vides. Ainsi pensaient ces cruels Iroquois.

En sortant de leurs canots ils reçurent une nouvelle agréable. Frédéric, l’auteur du coup, de feu était tombé entre leurs mains après une course opiniâtre de plusieurs minutes à travers bois.

Des trois gaillards venus sur l’île pour pêcher, les Tsonnontouans en tenaient deux ; le troisième en voulant fuir courut à sa perte. Aussi, les projets contre le « Griffon » n’étant pas dérangés, le lendemain verrait de belles choses.

Ce grand bateau mis en chantier par De la Salle, serait une menace continuelle à la puissance de la vaillante tribu, comme une flèche ou un trait au flanc d’un bison. Mais la barque livrée aux flammes, les Français seraient forcés d'évacuer le pays, et les Sauvages resteraient, comme par le passé, les maîtres de la traite des pelleteries.

Ayant si bien préludé, s’arrêterait-on là ?

Le fort Conti, au Niagara, contenait des choses très utiles : des armes, de la poudre, des couvertures, des vivres, de l’eau-de-vie, etc. ! Quel beau butin que tout cela.

C’est celui dans lequel Émery avait découvert un air de supériorité qui énumérait tous ces avantages et, est-il besoin de le dire, toujours en renchérissant pour exciter au plus haut point l’envie, la convoitise de son entourage par ses descriptions séduisantes.

Cet homme, pour tenir sa troupe en haleine, leur livra alors un petit barillet d’eau-de-feu. Ils se ruèrent dessus en poussant des exclamations joyeuses.

Pendant que les peaux-rouges ingurgitaient de copieuses libations, chantant et faisant grand tapage, le chef s’approcha des prisonniers et les questionna adroitement pour obtenir de plus amples informations au sujet du chantier du « Griffon ». Il s’adressa aux captifs en excellent français, ce qui provoqua de leur part une explosion :

— Comment ! dirent-ils, vous êtes de notre langue et vous en êtes à diriger une attaque contre nous ?… L’entreprise de M. de la Salle, en lui faisant honneur, glorifie aussi sa patrie, et vous voulez empêcher cela ?… Mais vous n’avez donc pas de cœur, vous ?

— Que vous importe ?… Je suis maître de faire ce que bon me semble !… Mon cœur !… C’est ma vengeance ! Entendez-vous ? … J’ai des représailles à exercer, et après… Eh bien, après, nous verrons…

— Honte sur vous qui ne craignez pas de servir contre votre pays, vos frères !… Fratricide !…

— Oh ! oh !… braves gens, vous avez le verbe délié !… mais je ne veux plus de ça, ou je vous bâillonne fortement !…

Léon allait répliquer lorsque Frédéric le poussa du coude pour lui signifier de se taire. À quoi bon exciter la colère, s’attirer le déplaisir de cet homme ? En seraient-ils plus avancés ? Ils venaient l’instant d'auparavant de flétrir sa conduite en termes non équivoques, n’était-ce pas assez ?

Voyant que ces deux prisonniers ne parlaient plus, il pensa que sa menace avait produit son effet.

— Je remarque avec satisfaction, dit-il, que vous êtes sages. Il y aura peut-être moyen de faire quelque chose avec vous autres !… mais nous causerons de cela demain, au jour !… après notre affaire du « Griffon » !…

Léon eut encore une démangeaison de parler, mais un coup de pied avertisseur de Frédéric, un peu au fait des projets de leurs maîtres temporaires, lui fit clore la bouche une seconde fois.

Le chef leur tourna le dos et s’en fut s’asseoir sur une grosse roche plate, auprès du feu. Il s’entretint avec un grand Sauvage qui paraissait être son lieutenant, puis se roula dans une couverture et s’étendit par terre comme pour dormir. Le grand Sauvage plaça des sentinelles autour du camp, et revint ensuite se mêler à ses frères d’armes pour célébrer gaiement le fameux Bacchus. Les sentinelles mêmes, incapables de résister à la tentation si puissante chez ces êtres, montèrent leurs factions, l’un muni d’une corne de buffle pleine comme une urne, du précieux liquide ; tel autre, d’un cornet fabriqué d’écorce de bouleau, et un troisième, d’un pot en terre brune, grossièrement façonné.

Tout le monde buvait hors le chef et les prisonniers.

— Pourquoi me poussais-tu du coude et du pied tout à l’heure ? demanda Léon à son camarade, dès que le chef fut assez éloigné pour ne pas les entendre.

— Pourquoi ?… pour t’empêcher de parler, donc !…

— Tiens !… je le comprends bien… mais tu avais d’autres raisons ?…

— Oui !

— Eh bien ?

— Je te les dirai tout à l’heure.

— Pourquoi pas tout de suite ?

— On nous remarquerait probablement, et il ne le faut pas !… D’ailleurs, c’est déjà assez causer sur ce ton-là !… Ferme ta boîte !…

Quels rudes gosiers que ces Tsonnontouans, disciples de ce renégat Français ! Comme ils buvaient sec !

Enfin, la liqueur enivrante les terrassa, et, l’un après l’autre, bien lestés d’alcool, ils tombèrent ivres-morts. Les sentinelles, leurs provisions consommées, abandonnèrent leur poste pour se ravitailler.

Frédéric observait ces choses, et le moment propice venu, il raconta à Léon ce que lui avait narré Émery. La détonation sous bois, ça, c’était une idée d’Émery qui parlait d’avertir M. de Tonty des machinations de ces diables à peau-cuivrée. Ce coup de feu détournait leur attention et lui permettait de parvenir aux canots sur la rive, sans être aperçu. On lui fit la chasse, par bonheur sans succès, puisque les chasseurs revinrent les mains vides.

— Maintenant, ajouta Frédéric, Émery a fui, suivons son exemple !

— Dire et opérer sont choses différentes !

La première est facile, la seconde ne l’est pas autant !

— Le chef n’est pas ivre !… Peut-être ne dort-il pas ?… sachant bien que ses hommes vont noyer leurs forces et leur raison dans l’eau-de-vie !

— Si personne ne nous surveille ?…

— Battant ! Ce sera lui, n’aie pas peur !… Ou bien, il compte beaucoup sur la solidité de nos liens !

— Je vais voir s’il n’y a pas moyen de t’en débarrasser, dit Léon. Tourne-toi sur le côté et présente-moi ton dos. Avec mes dents j’espère réussir à couper les lanières autour de tes poignets. Je l’avoue ce sera un travail lent et pénible, mais que ne fait-on pas pour recouvrer la liberté ?… Après, ce sera à ton tour de me libérer !…

Il entama donc à belles dents le cuir solidement noué aux bras et poignets de Frédéric. Les lanières étaient sèches et dures comme un fil de laiton, mais si elles avaient été mouillées la tâche de Léon eût été de beaucoup plus difficile.

Au bout de quelques minutes, force lui fut de s’arrêter, les dents excessivement agacées.

— Ah ! si j’avais les incisives du castor, dit-il.

Il se remit à l’œuvre cependant et mâchonna courageusement les cordes.

De temps en temps, il se reposait. Alors, Frédéric se raidissait dans un effort suprême pour rompre ses liens, mais chaque fois les lanières résistaient, n’étant point encore assez rongées.

Un cri étouffé, cependant, d’une intonation joyeuse, partant des lèvres de Frédéric, annonça enfin au travailleur fatigué, le couronnement de son labeur pénible.

Les liens avaient cédé à une pression plus énergique. Frédéric en quelques minutes, débarrassé de ses entraves, respira allègrement. Ensuite, il voulut rendre le même service à Léon, et, l’on comprend que celui-ci ne tarda guère à partager la liberté de son compagnon.

— Qu’allons-nous faire à présent ! demanda Frédéric.

— Parbleu !… nous sauver…

— Pas si vite !… Moi, avant de mettre ton conseil en pratique, j’aimerais, bien gros, à jouer un tour à nos persécuteurs !

— Eh ! oui !… et puis te faire repincer !…

— Écoute-moi bien, mon vieux !… Tu sais quel coup ces diables-là ont monté contre nos gens et le navire de M. de la Salle ?…

— Sans doute !… même que c’est toi qui me l’as dit tantôt !…

— Bon !… tu réponds comme un livre qui est imprimé !… Nos sauvages en attaquant le chantier du « Griffon », seront-ils armés ?…

— Eh ! oui !… de haches et de fusils !

— Tu répliques à merveille !… seulement, si ces peaux-cuivrées n’étaient pas ivres-morts à l’heure qu’il est, je ne te questionnerais pas comme je le fais !… Pour continuer… dis-moi lequel est le plus dangereux d’une hache ou d’un fusil ?

— Tu le sais bien, toi-même !

— Dis donc toujours !

— Le fusil !

— Alors, si les Tsonnontouans attaquaient nos amis, ils pourraient nous causer beaucoup de mal avec leurs armes offensives ?

— Infailliblement !

— Et puis, s’ils n’avaient pas de fusils ?

— Oui… mais ils en ont !

— Ils n’en auront pas longtemps… je vais les leur enlever !… D’abord, pour que la farce soit meilleure, emparons-nous du chef ; ligotons-le solidement, et donnons-lui notre place !

Léon approuva cette dernière proposition avec gaieté. Au fond du cœur, il n’était pas fâché que le renégat goûtât à leur genre de supplice.

Tous deux s’avancèrent donc à pas de loup vers leur personnage. Avec un ensemble parfait ils le saisirent, le bâillonnèrent et le ficelèrent de la belle manière, malgré ses efforts, ses sauts de carpe pour s’échapper de leurs mains.

— Maintenant, dit Frédéric, aux fusils, et prenons garde de réveiller les Sauvages !

— Les armes dont nous nous emparons… où les cacher ?… Tu ne les emportes pas ?…

— Non-dà !… Déposons-les dans l’un des canots ; ces fusils-là serviront à repousser l’attaque projetée.

— Ton idée est magnifique !

Lorsque tous les fusils eurent été placés dans un canot, Frédéric y monta disant à Léon :

— Nous contournerons l’extrémité sud de l’île, ce sera moins long que de passer par le nord. Toi, tu vas marcher le long du rivage, hâlant sur une corde que je fixe à l’avant de ma barque ; tu iras lentement afin d’éviter les écueils à fleur d’eau !…

— Si on emmenait tous les canots ! remarqua Léon.

— Tu as raison !… De cette manière, ça les retardera dans l’exécution de leur programme.

— Et il y aura toujours ça de gagné ; le temps de parvenir à nos amis, les mettre en garde et nous préparer à une vigoureuse défense.

Le voyage commença. Léon docile, attentif aux directions de Frédéric marchait lentement. Ce dernier à l’avant de son léger esquif, cherchait à éviter d’un coup savant d’aviron les obstacles de la route, consistant en roches et gros cailloux, dont les pointes acérées, presque à la surface de la rivière, étaient un danger continuel.

Soudain, au bout de l’Île, le courant très rapide poussa l’embarcation montée contre un écueil, lequel perfora la mince coque et l’eau entra en bouillonnant.

Le nageur s’empressa d’évacuer l’embarcation et de sauter dans la suivante. Il n’eut pas le temps de sauver les armes à feu.

Hors cet événement, leur rentrée au chantier s’opéra sans encombre, mais la nouvelle qu’ils apportaient trouva plusieurs incrédules. L’on crut à une mystification — Frédéric aimait à jouer des tours, et les rapports que l’on avait confirmaient tous une apparente bonne volonté de la part des Iroquois voisins — mais sur l’avis positif et les réitérations des deux hommes, ceux du chantier eurent un commencement de crainte.

C’était LaVerdure, — le sergent LaVerdure, — qui avait été chargé de la direction du chantier en l’absence de Tonty. C’était un solide gaillard, ne craignant aucunement les sauvages de n’importe quelle tribu.

— Ah ! crime d’Adam ! s’écria-t-il, qu’ils viennent ces jaunes-là pour brûler notre « Griffon » !… s’ils veulent se faire griffer, numéro un !… Nous avons de quoi les recevoir… Mais, ils ne viendront pas s’ils n’ont plus de fusils ?

— Pardon, sergent, dit Frédéric, moi je crois qu’ils nous rendront visite, quand même !… Voyez-vous, ils pensent nous surprendre ; premier avantage en leur faveur ; ensuite, ils sont beaucoup plus nombreux que nous…

— Dans ce cas, je vais faire distribuer nos armes à feu !

Il appela à son aide deux des hommes occupés à la construction du navire : Roy et Provost, puis se tournant du côté des fervents disciples de la pêche, il dit :

— Hier soir, le temps présageait de la pluie ; j’ai fait arranger une espèce de magasin, dans la coque, pour y abriter notre poudre et nos armes. Roy et Provost vont nous les passer ; après, je les donnerai à nos hommes en leur assignant un point à défendre !

Les deux braves désignés par le sergent gravirent une échelle appliquée au flanc du vaisseau et disparurent par dessus bord.

Alors, LaVerdure appela autour de lui tous les gens du chantier, et leur communiqua rapidement la nouvelle du danger qui les menaçait, tout en les rassurant, et promettant à chacun une arme pour se défendre.

LaVerdure achevait de parler, qu’une voix criait de l’intérieur de la coque :

— Sergent ! sergent !

— Qu’y a-t-il ? demanda l’officier, en montant vivement dans l’échelle.

— Il y a, répondit Provost, dont la tête apparut au-dessus de la paroi du vaisseau : il y a que les munitions ne valent pas un sou actuellement : tout est mouillé, trempé !… poudre en baril, comme celle dans les fusils !…

— Vous dites : mouillé ?… mais il n’a pas plu la nuit dernière… et d’ailleurs, tout était à couvert… comment expliquer ça ?… cette eau ?…

— Ça n’a pas été fait par les anges, répondit Roy, surgissant au côté de Provost. Sergent, il y a un traître parmi nous !

Un traître ?

Et cette exclamation jaillit de toutes les lèvres, modulée sur différents tons.

Et chacun de se regarder défiant et inquisiteur.

— Nous aurons une enquête là-dessus, plus tard, annonça le sergent. Pour le quart d’heure, chacun à son poste et armez-vous aussi bien que possible de haches, de couteaux, etc. Toi, fit-il, s’adressant à L’Éveillé, tu as de bonnes jambes, tu vas courir prévenir M. de Tonty de ce qui se trame ici et lui demander secours ! Allons ! mon brave, détale, et vite !… La vie d’un grand nombre dépend de toi !

L’Éveillé ouvrit le compas de ses jambes, et partit comme un chevreuil.

LaVerdure plaça en-dedans du navire une provision de cailloux, et y apporta sous le titre de grenadiers, les bras les plus adroits de son contingent, qui pouvaient à vingt pas d’une pierre frapper un papegai une fois sur dix. Les Sauvages fourniraient un but autrement facile à atteindre. À ces francs-tireurs, ordre était donné de tenir l’ennemi à distance avec leurs projectiles.

Plus près, tout autour du « Griffon » le sergent plaça d’autres hommes. Ceux-ci maniaient fort dextrement, l’un, une massue ; tel autre, une perche ayant un couteau emmanché au bout, en guise de lame. Ils ne devaient combattre que serrés de près. Enfin, quatre autres défendaient la forge sise à quelques verges du bateau. Leurs armes, de longues tiges de fer, rougissaient au feu, que soufflait ardemment Frédéric.

Tous ces préparatifs de défensive décidée, le sergent s’exclama :

— Qu’ils viennent maintenant !… la soupe est prête à servir !

On aurait dit que les Tsonnontouans n’attendaient que cet appel, pour déboucher tout à coup d’un bosquet voisin, et se précipiter en hurlant sur les vaillants ouvriers de Tonty.

Les cris des sauvages étaient terrifiants. À cent pas du navire, les peaux-rouges s’arrêtèrent ensemble. L’un d’eux, le chef, se rapprocha encore un peu, et cria en français :

— Rendez-vous, et vous aurez la vie sauve ; nous n’en voulons qu’à votre barque, que nous allons détruire. Si vous y mettez obstacle, tant pis pour vous !…

Cette sortie demeura sans réponse. Voyant cela, le chef se tourna vers sa troupe et la harangua. Puis les Sauvages, jetant de nouveau des cris de forcenés, se précipitèrent à l’assaut.

Les tireurs de cailloux attendirent que l’ennemi entrât dans la zone de ses grenades pour les lancer. Ce fut une grêle de pierres ! Les sauvages, à ce choc inattendu, s’arrêtent, vacillent et plient. Ils se retirent hors des cailloux meurtriers et se consultent.

Leur plan de combat est vite modifié.

Ils allument des brasiers sur place, puis en prennent de gros tisons qu’ils lancent en s’approchant autant que possible de la barque. L’équipe de LaVerdure a fort à faire pour empêcher un incendie.

Les gardiens de la forge ne sont pas inactifs non plus. Des guerriers iroquois bondissent autour d’eux et cherchent à les terrasser, mais les Canadiens les tiennent au bout de leurs tiges de fer, qu’ils brandissent comme des épées flamboyantes.

La lutte dure depuis trois quarts d’heure, lorsque du sommet d’une colline une grande clameur retentit !

— Hourra ! c’est du secours ! c’est Tonty !

À cet aspect, les Tsonnontouans s’enfuient.