La main de fer/8
CHAPITRE VI
DEUX HAINES MORTELLES
Nous avons dit l’attaque contre De la Salle par Jolicœur et un autre coupe-jarret, un soir, à Paris, et l’intervention providentielle de M. de Tonty, juste à point pour sauver son futur capitaine. La main-de-fer de l’Italien s’abattant avec force sur le chef des deux bandits les avaient littéralement assommés. Un troisième misérable, prenant la fuite, s’évita un sort semblable. De la Salle avait cru ses deux assaillants frappés mortellement par son sauveur Tonty, et reconnaissant en l’un des deux, son ancien valet, accusé comme l’on sait d’avoir voulu l’empoisonner, il s’en était éloigné en s’exprimant :
— « Le drôle n’a que ce qu’il mérite ! »
Ils n’étaient pas rendus au coin voisin que le bandit qui s’était sauvé, et, probablement se cachait dans l’embrasure de quelque porte cochère ou dans quelque ruelle, à peu de distance, en constatant qu’on ne le poursuivait pas, se hasarda hors de sa cachette et revint sur ses pas jusqu’à ses deux compagnons qu’il trouva par terre, inanimés et baignant dans une large mare de sang.
Ces gens se portent secours lorsque l’occasion l’exige. Personne autre le leur donnerait. Or, s’assurant que la vie battait encore faiblement dans la poitrine de ses amis, il s’employa sans délai à les soulager et songea à les faire enlever de là avant le passage du guet.
Il courut chercher l’aide de compagnons, et, en peu de temps, les deux blessés furent transportés en un lieu sûr hors d’atteinte des gens du guet ou de la police. Des soins sûrs leur furent donnés. Le lendemain ils reprenaient connaissance, mais leur rétablissement nécessita plusieurs semaines.
L’Italien se remit plus vite que Jolicœur ; celui-ci avait été plus maltraité dans l’application de la main-de-fer.
Les deux bandits durent garder leur chambre tant qu’il leur fut impossible de se tenir sur pieds et de marcher sans chanceler.
Jolicœur plus envenimé que jamais contre De la Salle, jurait de s’en venger en proférant force imprécations à son adresse.
Alors, le cœur trop rempli, trop chargé du fiel de la haine et dans l’inactivité lourde de leur réclusion, Jolicœur fit le récit à l’Italien de tous les griefs qu’il avait contre De la Salle : l’injuste accusation et la peine qu’on avait voulu lui faire subir, pour ce dont il se prétendait innocent.
Lorsque Jolicœur fit mention du crime qu’on lui imputait, son compagnon sursauta, et, le regard dur et haineux, il s’écria :
— Serais-tu, toi aussi, un empoisonneur maudit ?
Jolicœur s’en défendit positivement.
— Je n’ai pas eu de chance, dit-il. J’étais un pauvre valet. Mon maître s’est trouvé malade, et l’on a crié à l’empoisonnement. S’il l’a été, je n’en suis pas l’auteur. Mon maître n’était pas aimé, et si l’on s’est servi de poison pour s’en défaire, le jeu s’est accompli secrètement, et, comme j’étais auprès de lui, à cause de mon service, j’ai été le bouc émissaire… Mais, dis-moi, Luigi, pourquoi t’est tu emporté si violemment et si vivement il y a un instant au mot d’empoisonnement ?… Qu’y a-t-il ?…
Luigi eut un moment d’hésitation. Puis, passant la main sur ses yeux comme pour en chasser une pénible vision, il dit :
— Eh bien ! je vais te le dire !… C’est un secret que j’ai gardé jusqu’ici, mais quelque chose me dit que tu m’aideras dans ma vengeance, car j’en ai une moi aussi, à exercer, et elle sera terrible !… Écoute bien : Tu ne me connais que par mon premier nom Luigi… Je m’appelle Aniello. Mon père Thomas Aniello, plus connu sous la dernière syllabe de son nom de baptême et de son nom de famille : Massaniello, était un paysan-pêcheur napolitain. En 1647, les Lazzaroni de Naples furent incités, par mon père, à se révolter contre le vice-roi d’Espagne à cause de ses lois arbitraires et cruelles. Deux hommes jouissant d’une grande popularité se joignirent à mon père et prirent une part importante dans le mouvement d’insurrection. L’un était le fameux peintre Salvator Rosa, et l’autre Lorenzo Tonty, banquier napolitain qui s’était acquis une renommée comme financier. Tonty s’empara de la forteresse de Gaëte dans les faubourgs de Naples, et s’y maintint durant le règne éphémère de sept jours de Masaniello.
Les agents du vice-roi mirent tout en œuvre pour se défaire de mon père. Un complot ourdi contre la vie de celui-ci eut pour fin son empoisonnement.
Qui en fut l’auteur ?
Le banquier napolitain qui se sauva du pays et se réfugia en France !
J’étais un enfant alors. Depuis, ma mère m’a confié ce qu’elle avait appris de cette affaire. Lorenzo Tonty est mort à la Bastille en 1662. Mais il a un fils qui paiera pour son père. Je sais qu’il est à Paris, et je le cherche. Je suis sans ressources ; je suis proscrit de mon pays et il ne me reste plus qu’une chose qui me tienne au cœur : Venger la mort de ma mère, morte de peine et de misère !…
— Mon cher Luigi, dit Jolicœur ; je ne sais combien de temps je resterai en France ; tout au plus la durée du séjour de M. de la Salle. Il repassera dans la Nouvelle-France, et il faudra que je trouve le moyen de le suivre, afin de pouvoir saisir l’occasion, au bon moment, que j’aurai de me venger… Mais tant que je serai à Paris, si je puis t’aider dans ton affaire, compte sur moi !…
Comme Jolicœur parlait, quelqu’un gratta dans la porte de façon à transmettre un signal convenu qu’il n’y avait rien à craindre ; qu’un ami se présentait.
Jolicœur alla ouvrir.
C’était l’un des membres de la bande dans laquelle il s’était engagé en arrivant à Paris.
Après son évasion sensationnelle du fort Frontenac, il avait gagné le pays des Iroquois, puis s’était rendu à Boston et finalement passa en Angleterre, et de là, après toutes sortes de misères il se décida à rentrer en France. Jeté sur le pavé, car il ne put trouver rien comme emploi, ne pouvant fournir aucun certificat attestant des aptitudes et un caractère moral comme l’on en désirait, il battit les rues de la ville et fit connaissance enfin avec de mauvais garnements et mena leur vie de rapine, de vol et de brigandage. Il y avait des coups de mains à risquer, non sans danger, mais dans la réussite, la somme du butin partagé, souvent riche, lui donnait les moyens de boire et de festoyer.
Luigi Aniello était arrivé à Paris, à pied. La route avait été longue ; une marche pénible et accablée fort souvent depuis Naples. Mais la haine est un aiguillon puissant et c’est ce qui l’avait soutenu jusque-là. À Paris, il se trouva tout à fait dépaysé, sans le sou, sans amis. De là à s’enrôler avec les drôles composant la bande de Jolicœur, le pas fut franchi sans regrets, d’autant plus que l’aide de ces chevaliers de minuit, pourrait, un jour, servir à sa vengeance contre Tonty.
Le visiteur leur apprit que le lendemain du jour, où les deux amis furent ramassés dans la rue baignant dans leur sang, des agents de la police, ou supposés tels, parurent dans le voisinage demandant à voir Jolicœur et Luigi.
Les membres de la bande apprirent peu après qu’un M. de la Salle, déposa chez le chef de la police, un rapport de l’attaque dont il faillit être la victime, mais que grâce à l’arrivée fortuite d’un gentilhomme Italien nommé Tonty il s’en tira indemne.
Au nom de Tonty, Luigi eut un soubresaut et un grognement de haine.
Un peu plus tard, des nouvelles se firent jour jusqu’aux amis de Jolicœur, leur apportant la nouvelle que De la Salle et Tonty s’étaient embarqués à La Rochelle pour un lointain voyage.
Ces bandits avaient leur système de renseignements et d’espionnage afin de se garer des mauvais coups, des traquenards tendus par la police.
C’est ainsi, par cette voie, que Luigi et son compagnon eurent la nouvelle du départ des deux hommes auxquels ils avaient voué leur haine.
Jusqu’à ce que les deux amis fussent en mesure de sortir de leur retraite et de figurer de nouveau dans les expéditions criminelles de leurs consorts, ils s’entendirent et se concertèrent sur les moyens à prendre pour suivre à la Nouvelle-France ceux qu’ils haïssaient tant. Le plan ébauché et mûri par Jolicœur avait pour base, un coup heureux regarnissant suffisamment leur bourse pour couvrir les frais d’un voyage, en Angleterre, d’abord, puis jusqu’à Boston. Là, il prévoyait le concours des Anglais pour nuire aux entreprises de Cavelier de la Salle et du Chevalier de Tonty.
Tout se réalisa évidemment selon les désirs des deux misérables puisque en novembre de la même année Jolicœur et Luigi étaient à Boston et s’entendaient avec les Anglais pour causer tout le tort possible aux Français et gêner ou contrecarrer les œuvres de De la Salle.
Ils étaient en bonne voie de réussite si l’on en peut conclure par la décision des Iroquois, excités par eux, de détruire le « Griffon » et de massacrer les gens du poste de Niagara.