Edouard Garand (73 Voir et modifier les données sur Wikidatap. 21-23).

CHAPITRE V

COMPLOT POUR LA DESTRUCTION DU « GRIFFON »


Une branche morte craqua deux fois sous l’arbre recelant Émery, puis, plus rien.

L’homme de Tonty en retenait presque sa respiration dans la crainte qu’on ne l’entendît. Il avait beau écouter, il ne percevait plus aucun bruit suspect. C’est à ce moment critique qu’un contrôle nécessaire de tous ses nerfs était impérieux, qu’une forte envie sternutatoire vint le tourmenter ; après des efforts héroïques, il en triompha, et à cet instant, des voix basses, un chuchotement mystérieux comme le souffle d’un zéphir, montèrent jusqu’à lui.

Émery connaissait un peu la langue Iroquoise, et par les bribes de phrases qu’il saisit, il eut l’intuition d’une machination organisée par un parti de Sauvages pour la destruction du navire en chantier. On s’étonnait de ne pas avoir capturé les deux autres Français, malgré toutes les précautions prises à cet effet, et l’on ne pouvait s’expliquer leur disparition soudaine, mais ils ne sauraient s’échapper de l’Île avant le coup prémédité contre le grand navire des blancs, pour le lendemain.

Émery en apprit assez pour mettre Tonty en garde. Restait la question : Comment parvenir jusqu’au chevalier sans tomber en mains ennemies ?

Pour réussir, Émery fit appel à toutes ses facultés, et dressa, à tout hasard, son plan d’action.

— L’inconnu qui va m’environner dès que je serai en mouvement, pensait-il, m’obligera peut-être à modifier mon projet, changer un tantinet mes idées, mais il ne faut pas agir à l’aveuglette !… Je ne dois compter que sur moi-même… Léon est pris… Frédéric l’est peut-être aussi !… malheureusement, il est en possession du fusil, qui me serait si utile… Allons ! mon plan est arrêté !… À l’œuvre et de la prudence !…

Il se mit à rire mystérieusement, alors que son esprit poursuivait son soliloque intérieur.

— Messieurs les Tsonnontouans, pendant que vous me chercherez en tous sens dans l’île, je serai à votre campement. J’essaierai de surprendre plus intimement vos secrets et je vous défie de me mettre la main sur le corps !…

Il se glissa à bas de sa retraite avec l’agilité silencieuse d’un chat et prit la direction de ceux qui s’étaient arrêtés sous son gîte.

Son projet comportait un détour qu’il s’empressa d’accomplir, y mettant autant de circonspection que l’exigeait la prudence.

— À présent, se dit-il, se signant et murmurant un Ave Maria, à la grâce de Dieu, et que la bonne Vierge me protège !… car je risque ma peau !

Ensuite, il se dirigea résolument vers l’endroit où l’ennemi devait être campé.

Une courte épreuve empoignante l’attendait. À peine eut-il franchi l’espace d’un arpent, qu’il fit une singulière rencontre : il s’accrocha les pieds dans les jambes de Frédéric qui rampait à la façon des Sauvages ! Frédéric crut avoir affaire à l’un de ces peaux-rouges, et Émery pareillement. Le résultat fut qu’ils se prirent à la gorge l’un et l’autre, et, sans articuler un son, roulèrent sur le sol dans une lutte suprême. L’obscurité très dense ne leur permettait pas de se reconnaître, mais dans un moment de répit où les lutteurs s’arrêtèrent dans un commun accord, haletant sous l’effet du premier choc, Émery eut conscience que son adversaire n’était pas un Iroquois, par le toucher de ses habits.

Il voulut s’assurer du fait tout de suite ; il formula du mieux qu’il put, à travers sa gorge comprimée par les doigts de l’autre :

— Tu n’es pas un Sauvage ?… Qui vive alors ?…

L’étreinte qui gênait sa respiration se desserra tout à coup, en même temps qu’on lui répondait :

— Émery !…

— Quoi ! Frédéric ?… exclama alors Émery, reconnaissant la voix de son ami.

— Eh ! oui !… c’est moi !… Quelle belle affaire nous étions en train d’arranger au profit de l’ennemi !…

— Tu l’as dit !… Heureusement que nous nous en sommes aperçus à temps !… Dieu ! que tu as la poigne dure ! J’ai peine à en revenir !

— Qu’allons-nous faire à présent ?

— Voyageons de conserve, dit Émery, et je vais te développer mes idées ; ton concours me sera très utile… Hâtons-nous ! car nous avons perdu du temps !

En route, Émery raconta à Frédéric ce qu’il avait appris des projets destructeurs des Tsonnontouans, et de l’urgence de les communiquer à tout prix à Tonty avant que l’on ait pu les mettre à exécution. Mais lui, Émery, voulait des détails plus amples, et c’est pourquoi il avait songé à se rapprocher du camp ennemi pour essayer de se saisir de tous leurs secrets.

— Moi, dit Frédéric, en entendant l’avertissement de Léon, comme toi j’eus l’inspiration de grimper dans un arbre, et bien m’en a pris, car aussitôt j’ai entendu passer sous moi plusieurs personnes qui nous cherchaient, mais j’étais trop haut perché pour savoir s’ils ont parlé. Aussitôt que je crus prudent de descendre, j’ai obliqué à droite, et j’avais moi aussi le dessein de m’approcher du camp ennemi, non pour surprendre leurs secrets ; j’ignorais qu’ils en eussent, mais pour tenter la délivrance de notre compagnon !

— Nous pourrons faire d’une pierre deux coups, dit Émery. Mais le plus important, et ce qui doit nous occuper tout d’abord, c’est de travailler à faire avorter les projets de ces bandits… Maintenant, plus un mot… je flaire du danger !…

Ces paroles entre les deux compères avaient été soufflées à l’oreille de l’un et de l’autre.

Entre les arbres, droit en avant, apparut bientôt la lueur d’un feu, dont l’élévation du terrain cachait le foyer.

Des bruits confus de voix parvenaient jusqu’aux deux Français.

Ceux-ci enfin arrivent au sommet d’une butte. De là, ils dominent une coulée occupée par une bande de guerriers indiens. Léon bien ficelé est couché au pied d’un arbre. Le pauvre homme ! il pense sans doute à ses amis et calcule peut-être leurs chances de succès à le tirer de là. Un homme debout, tournant le dos à nos aventuriers, semble avoir des allures de commandement et donne des ordres. Ses habits dénotent un goût plus recherché que celui de ses suivants et sont d’un modèle moins grossier. Émery qui étudie ses bestes, songe :

— C’est un Anglais ou un Hollandais !

Émery examine ensuite la topographie du lieu, à l’aide de la clarté répandue par les grosses branches qui flamboient au feu attisé par les Sauvages.

À gauche et en avant, des arbres forment un rideau épais et bordent la scène ; à droite, un clapotement régulier indique la proximité de l’eau. C’est l’onde fugitive du puissant Niagara, qui malgré l’ardeur prononcée de sa course rapide baise en murmurant le bas de la robe verte de la jolie petite île Cayuga.

Après un moment d’examen soutenu dans cette dernière direction, Émery entrevoit vaguement, renversées sur la rive, quelques embarcations indiennes d’écorce de bouleau.

Il se penche vers son ami qui pendant ce temps n’avait soufflé mot, et il lui glisse quelques paroles à l’oreille. Frédéric fait un signe d’assentiment en pressant la main d’Émery puis il disparaît de nouveau dans les ténèbres. Émery attend immobile.

Un quart d’heure écoulé, une détonation retentit à courte distance au-delà du rideau d’arbres. À ce bruit, presque tous les peaux-cuivrées s’élancèrent sous bois vers l’endroit du coup de feu, et ceux qui restèrent — trois ou quatre — se rapprochèrent du prisonnier pour le mieux garder, mais ce faisant, s’éloignaient légèrement des embarcations.

C’était le moment tant désiré d’Émery. Il sortit prudemment de sa cachette, puis prenant son élan il bondit en bas de la côte et détala jusqu’au bord de l’eau. Cette nouvelle scène fut rapide et mouvementée. En moins de temps qu’il n’en faut pour le dire ces événements s’accomplissaient. D’un effort violent, le Canadien poussa à l’eau la plus lourde des embarcations, puis une autre plus petite, quand les sauvages arrivèrent sur lui.

Il voulait que les autres embarcations eussent le même sort, et par là empêcher ses ennemis de le poursuivre. Il n’eut que le temps de se jeter dans le deuxième canot et de pagayer quelques verges lorsque les Tsonnontouans atteignirent le bord de l’eau et lui adressèrent plusieurs coups de feu qui, heureusement, manquèrent leur but.

Émery n’en avironna que plus fort, mais il n’allait pas se tirer de cette affaire aussi facilement. On lui donna la chasse plusieurs milles. Sachant bien ce qui l’attendait s’il était appréhendé, et comprenant aussi l’importance de conserver sa liberté, il nageait comme jamais nocher ne vogua, et il ne ralentit son ardeur que quelques minutes après avoir entendu cesser tout bruit de poursuite derrière lui.

Il chercha à s’orienter : pas une étoile au ciel comme point de repère ; nul bruit, nulle lumière de la terre ferme pour lui aider à relever sa position. Le vacarme progressif et assourdissant des chutes terribles régnait suprême.

— Si j’oblique à droite, se disait le brave garçon, je suis certain d’atterrir quelque part en haut des chutes !… la berge est escarpée… qu’est-ce que ça fait ?… Que j’y prenne pied seulement, et je réussirai bien à gravir cette pente raide et difficile !…

Il mit le cap en plein sur l’est et nagea vigoureusement. Au bout de quelques minutes il s’arrêta le front baigné de sueurs.

— C’est singulier, se disait-il, avec un commencement d’inquiétude, j’aurais dû aborder après avoir travaillé ainsi… et je suis encore à l’eau… Qu’est-ce que cela veut dire ?

Le grondement continu des cataractes fut la seule réponse qu’il en eut.

Il se reprit désespérément à jouer de l’aviron, mais son frêle esquif dansait comme un bouchon sur l’onde étrangement agitée, et devenait d’un moment à l’autre presque impossible à diriger.

Le tonnerre plus distinct du Niagara alarmait beaucoup le canotier. Il se crut perdu lorsque sa barque d’écorce entra dans les rapides. L’embarcation semblait comme un être privé de raison et se mit alors à tournoyer et à gambader désordonnément au gré capricieux et extravagant du déchaînement des eaux furibondes. Elles célébraient une saturnale ondine en l’honneur de cette nouvelle victime.

Leurs joies étaient prématurées ; une force occulte plus puissante allait retirer le pauvre Émery du trépas vers lequel il courait.

Le digne garçon se sentant hors de tout secours humain, se recommanda à la Vierge Marie. Sa prière, très fervente, méritait d’être exaucée, et le fut. À peine achevait-il son invocation que son canot heurta un écueil, si violemment, qu’il le crut éventré.

Un instinct préservateur — un instinct ? Est-ce bien cela qui le poussa à se lever debout tout d’une pièce comme pour se jeter à l’eau ?… N’était-ce pas plutôt une inspiration d’en haut, qui, chez lui se manifesta par ce geste quasi-inconscient ?

Aussitôt qu’il eut pris une position verticale, il sentit quelque chose lui frôler la tête, et prompt comme l’éclair il éleva ses mains pour s’assurer de ce que s’était. Il rencontra une branche d’un arbre, croissant au bord de l’eau. Il s’y cramponna avec l’énergie d’une personne en voie de se noyer.

Au même instant le courant balaya l’esquif qu’il montait, le laissant suspendu à la branche, les pieds et une partie du corps baignant dans l’eau.

Il rassembla toutes ses forces, et peu à peu il réussit à atteindre le tronc de l’arbre et s’y trouva un refuge dans ses longs bras. Ce dernier effort l’épuisa et pour ne pas perdre pied, il se fixa avec sa ceinture.

L’obscurité était encore trop grande pour que Émery songeât à s’aventurer à bas de son gîte ; il en profita pour se reposer. Son cœur ému ne tarissait pas en actes de remerciements et de gratitude envers le Tout-Puissant et sa Divine Mère qui l’avaient sauvé d’une mort horrible.

Aux premières lueurs de l’aube. Émery constata avec un frisson d’épouvante sa courte proximité du gouffre du Niagara, mais ce sentiment fit bientôt place à une sensation contraire : une joie indicible, car il était sur la terre ferme. Il se hâta de descendre de l’arbre, puis s’orientant, il partit comme un trait vers le poste du Niagara, avertir Tonty des dispositions des Iroquois à l’égard du Griffon.