Edouard Garand (73 Voir et modifier les données sur Wikidatap. 30-31).

CHAPITRE VIII

LE « GRIFFON »


L’Éveillé se présenta au fort Niagara en même temps que Lemieux, hors d’haleine, y pénétrait. Le récit de l’un corrobora celui de l’autre, et, comme on peut le croire, fit sensation parmi la garnison.

De Tonty prit immédiatement une dizaine d’hommes pour voler au secours des assiégés à la crique Cayuga. Malgré leur longue course, L’Éveillé et Lemieux firent partie de la troupe. Ils voulaient voir la défaite et la fuite des Iroquois.

De Tonty, constatant la grande habileté dont fit preuve le sergent en organisant le plan de défense, l’en félicita chaudement en présence de ses subalternes, et lui promit de rapporter l’affaire à M. de la Salle.

L’incident des fusils et de la poudre mouillée ne fut pas éclairci. Tonty lui-même interrogea les hommes, mais ne découvrit rien.

— Les Tsonnontouans ont un affidé, un espion parmi nous, dit le sergent. Comme nous ignorons qui c’est, une surveillance rigoureuse nous incombe pour découvrir ce misérable.

— Monsieur le chevalier, j’ai idée que ce serait une bonne chose de faire tout de suite l’appel de notre monde… Si tous répondent, eh ! dame !… faudra bien que nous ayons un traître parmi nous… mais, pourtant !… s’il manque quelqu’un… je ne dis pas que ça nous mettra mieux… seulement, nous aurons un point de départ dans la cause…

Ceci se passait à l’anse Cayuga, au camp des Français, après que les Iroquois eurent pris la fuite.

— Vous avez raison. Faites l’appel !… S’il y a des absents…

Au milieu d’un profond silence, l’appel commença. Chacun répondit à son nom ; personne ne manquait.

— C’est singulier, m’sieu le Chevalier, mais je ne puis croire à la culpabilité d’un ou de plusieurs de mes ouvriers… Si je leur confiais toute l’histoire ?… Peut-être nous fourniraient-ils quelque indice ?…

— Faites, sergent !

LeVerdure s’adressa aux gens qu’il commandait au moment de l’attaque :

— Lequel d’entre vous peut nous aider à connaître la vérité au sujet de la poudre mouillée ?…

Personne ne répondit.

Mais enfin, il y en eut un qui s’enhardit et raconta que la nuit précédente, il avait cru discerner une ombre se mouvoir, près du « Griffon » ; croyant que c’était l’une des sentinelles en faction, il n’en avait pas fait plus de cas. Les événements survenus lui rappelaient l’incident.

Les sentinelles questionnées à leur tour, déclarèrent n’avoir rien vu ni entendu d’anormal.

Il fallut se contenter de ce peu, et surveiller le camp.

À la suite de cette échauffourée, De Tonty poussa activement les travaux du navire. Aussitôt qu’il fut réalisable, le lancement eut lieu. Le « Griffon » ancré en mi-chenal de la rivière, reçut sa mâture et d’autres œuvres. Là, Tonty redoutait moins une seconde visite agressive des Sauvages.

L’armement du vaisseau comprenait sept coulevrines et quelques mousquets tromblons.

Le 7 août 1679, une brise du nord-est enfla les voiles du quarante-tonneaux, baptisé le « Griffon ». Abandonnant son mouillage, il remonta la rivière jusqu’au lac Érié.

Un griffon sculpté décorait la proue, en l’honneur des armes du comte de Frontenac, gouverneur-général du Canada, et protecteur de M. de la Salle.

Entre la falaise couronnée aujourd’hui par les ruines du fort Porter et l’îlot depuis nommé le Rocher, le courant trop puissant arrêta le navire. Douze hommes descendirent sur la rive sablonneuse de l’est, et le halèrent avec de grands efforts.

Un groupe de Tsonnontouans suivait, intéressés, la marche du « Griffon ». L’étrange spectacle les remplissait d’admiration.

Rendus ou lac Érié, les haleurs embarquèrent.

L’équipage, reconnaissant, entonna le Te Deum. pendant qu’une salve de canons et de mousquets éclatait. Puis, sans pilote ni carte, le cap fut mis bravement vers le sud-ouest, et la barque, sous la poussée d’une bonne brise, vogua hardiment dans l’inconnu.

Deux semaines auparavant, Tonty, suivi de cinq hommes, s’était mis en route pour aller à la rencontre des quatorze engagés, dont De la Salle avait ordonné la concentration à l’embouchure de la rivière du Détroit.

Le Griffon était monté par trente-deux personnes, y compris deux Récollets.

Le 9 août, on dépassa les Pointes-aux-Pins et Au-Pelé. Le 10 au matin, de bonne heure, la vigie signala trois colonnes de fumée, à l’horizon, à tribord. C’était le signal convenu avec Tonty. Plus tard, dans la journée, le vaisseau passa entre les îles Grosse et Bois-Blanc, et au crépuscule entra dans le lac Sainte-Claire.

Le 23, le « Griffon » fendait l’onde du lac Huron.

Immédiatement après son entrée dans le lac Huron, le « Griffon » fut soumis à une dure épreuve. L’une de ces terribles tempêtes qui balaient souvent ces immenses nappes d’eau, s’éleva et mit le navire en danger, menaçant de l’engloutir. Tous à bord avaient perdu l’espoir de survivre à cette tourmente, lorsque l’on songea à implorer le secours de Saint-Antoine de Padoue, le patron des marins, et c’est presque comme miracle que le bâtiment luttant contre le vent put atteindre Michilimakinac, le 27.

Quatre des engagés de M. de la Salle avaient été envoyés en avant, à ce poste, pour y faire un peu de traite. Ils avaient dépensé, gaspillé, les biens qui leur avaient été confiés et s’étaient même attiré l’inimitié de certaines gens de la place.

Le 29, Tonty ayant reçu ordre de son chef partit avec six hommes bien armés pour opérer l’arrestation de déserteurs au Sault-Sainte-Marie.

Il en prit deux, les autres lui échappèrent.

Cinq jours avant le retour de Tonty, le « Griffon » mit la voile, traversa le détroit de Michilimakinac et apparut dans le lac des Illinois (Michigan). À quarante lieues du poste qu’il venait de laisser, au sud, se trouve la baie Verte. De la Salle était là. Il fit embarquer des fourrures évaluées à douze mille livres et le 18 renvoya le bâtiment au Niagara.

Quelques jours auparavant, un étranger au teint basané, parlant français avec un accent italien, se présenta au camp de De la Salle, sous le titre de pilote et offrit ses services comme tel. Après un entretien avec ce personnage, De la Salle résolut de l’engager, convaincu que l’homme connaissait la navigation d’un navire comme le « Griffon ». Cet étranger dit s’appeler Luigi Aniello. Le nom, inconnu à De la Salle, ne pouvait lui inspirer aucune méfiance.

Lorsque le navire repartit, De la Salle lui donna cinq bons matelots. Le deuxième jour après son départ de la baie Verte, une violente tempête se leva, qui ballotta sans merci la pauvre barque et l’amena vers le nord du lac des Illinois. Au début de la tempête, des Poutéouatamis halèrent le vaisseau et conseillèrent au pilote de mettre en panne et d’attendre une température plus favorable.

Plus tard, ces sauvages rapportèrent qu’ils virent le « Griffon » la dernière fois, à une demi-lieue des terres, le jouet des vagues furieuses, et gagnant rapidement un banc de sable à proximité des îlots en haut de l’île au Castor[1].

Tonty dans son « Mémoire » dit : — « De la barque, on n’en a jamais eu depuis aucune nouvelle ».

  1. C’est la dernière mention que l’on ait de ceux qui ont vu le « Griffon » à son voyage de retour au Niagara. L’hypothèse est que la barque, échouée sur ce banc de sable, fut bientôt disloquée et mise en pièces par la tempête, qui dura cinq jours.