La méthode concrète en Science sociale/05

René Giard ; Arthur Rousseau (p. 91-94).


CONCLUSION


Les études sociales conduites à l’aide de documents et de doctrines ayant fini par m’apparaître dépourvues de liaison suffisante avec la réalité, je supposai qu’il n’y avait pas de meilleur moyen de l’analyser pour la connaître et la comprendre, que de la vivre. Ce projet cessa de me sembler impraticable lorsque je lus qu’un étudiant allemand l’avait pratiqué en Allemagne. J’ai commencé à le réaliser sans savoir si je serais récompensé de cet effort. L’accueil bienveillant, qu’a ménagé le public aux notes recueillies au cours d’une première exploration, m’a décidé à persévérer.

La pratique de cette méthode m’a suggéré à son endroit les réflexions d’ordre théorique publiées dans ce court travail.

La méthode de l’observation vécue est une méthode essentiellement concrète : aucune des méthodes d’observation appliquées jusqu’alors ne possède au même degré ce caractère, qu’il ne semble même plus possible d’accentuer davantage. Elle extrait de la réalité tout ce que l’on peut espérer en extraire de réel. Son point de vue est dynamique. Elle a pour champ d’application la réalité vivante. Elle permet de surprendre le phénomène social à l’instant même où il apparaît et de le suivre dans l’activité de son propre mouvement. L’observateur est, pour soi-même, un objet d’observation. Cette méthode, permettant de définir certains phénomènes qui échappaient aux méthodes habituelles et d’établir entre des phénomènes anciennement connus des rapports nouveaux, ajoute à leurs acquisitions des acquisitions nouvelles. Son subjectivisme apparent se résout en une objectivité plus parfaite que celle à laquelle atteignaient les anciennes méthodes. La méthode concrète est scientifique et non littéraire puisqu’elle analyse des réalités. Son réalisme exclut toute analogie avec les doctrines pragmatiques : il confère à ses acquisitions une valeur pratique en relation avec la réalité et non avec un système de purs symboles.

La méthode concrète, étant psychologique et morale, réintroduit l’homme dans le jeu des phénomènes économiques d’où la méthode libérale l’avait exclu. Par suite, la solution des problèmes économiques apparaît comme subordonnée à diverses considérations extra-économiques et proprement humaines. L’homme, et non la production de la richesse, devient le but de l’organisation sociale ; c’est lui qui donne à la vie des sociétés sa signification. Cette méthode est donc utile, non seulement à raison de sa puissance d’acquisition de faits délaissés jusqu’alors ou de rapports, jusqu’alors négligés, entre des faits connus, mais encore à raison des conséquences humaines du nouveau point de vue qu’elle introduit dans la science économique.

L’observateur rencontre diverses difficultés : l’ignorance d’un métier, la force physique qu’exigent les travaux de manœuvres, la défiance parfois des ouvriers et des patrons, l’ordinaire nécessité du consentement de ces derniers à l’utilisation de leur usine comme champ d’expérience, la fatigue, la répugnance, le dégoût. Mais aucune de ces difficultés n’est insurmontable.

L’expérience doit être faite consciencieusement, sans interruption, et comporte l’adoption totale, par l’observateur, du genre de vie de l’ouvrier. Il observe, au besoin expérimente, note, décrit, critique, en s’astreignant à la loi de la plus scrupuleuse sincérité. Ces expériences demandent à être aussi nombreuses et durables que possible. Mais, quelque variable que soit leur rendement, elles mettent assez vite en relief ce qu’il y a de général dans les cas individuels observés, par cela seul qu’elles dégagent ce qu’il y a d’humain en eux. La méthode concrète rencontre d’autres limites plus rigoureuses que celles de l’espace et du temps : ce sont celles qui tiennent à la nature même de ses procédés d’investigation qui n’atteignent pas les faits accessibles aux méthodes documentaires.