La méthode concrète en Science sociale/04

René Giard ; Arthur Rousseau (p. 69-90).


CHAPITRE III

Réponse à diverses remarques et objections.


Je reproduis à la fin de cette étude, et avant les éloges et les critiques que m’ont adressés divers correspondants ou dont j’ai connu la publication, une lettre douloureusement documentaire qu’à bien voulu m’écrire, de Paris, à propos de mon livre, un ouvrier mécanicien. Je ne saurais en recommander trop vivement la lecture.

J’en retiens ici — une approbation précieuse, « oui, c’est bien là le type… de l’ouvrier en général, y compris l’ouvrier des champs ; » — une très exacte qualification de ma méthode, « point de vue philosophique et psychologique ; » — une judicieuse réserve, il lui est défendu (à l’auteur) de vivre la vraie vie qu’il croit avoir vécue…, il savait pouvoir en sortir un jour. » Vérité profonde ! L’observateur peut participer à la vie de l’ouvrier ; il ne peut pas s’identifier complètement avec lui. Il ne faudrait pas d’ailleurs que cette identification totale se réalisât sous peine pour l’observateur devenu ouvrier de cesser d’être apte à accomplir son travail d’observation. Comme le remarque très justement le signataire de la lettre, la conscience que l’observateur garde du caractère temporaire et volontaire de sa vie d’ouvrier conserve à son expérience réelle sa réalité de fiction et sépare rigoureusement l’ouvrier par curiosité de l’ouvrier par nécessité. L’un sait qu’il cessera de l’être. L’autre n’a pas d’espérance. Pendant mes premières enquêtes et au cours des enquêtes suivantes, toujours j’ai ressenti l’impression que je ne faisais que traverser cette vie accablante de l’ouvrier et qu’elle n’était qu’un épisode volontaire de ma propre vie ; mais alors, et par contraste, j’éprouvais comme l’effroi de cette existence qui, pour l’ouvrier véritable, ne connaît pas d’autre terme que la mort ; parfois même l’intensité de l’hypothèse vécue était si forte que je finissais par être pris au jeu ; j’ai noté, dans le chapitre Sans travail[1], la dépression morale que me causaient les refus essuyés dans ma recherche d’une « embauche », presque comme si vraiment mon existence eut dépendu de l’heureuse issue de mes démarches. Donc, après avoir éprouvé la « sensation par différence » de la vraie vie ouvrière, la vie ouvrière à perpétuité, j’en arrivais à être tenté de croire, sous l’action des réalités qui me pressaient de toute part, que j’étais véritablement soumis à cette dure destinée.

Dans cette lettre je note, enfin, une erreur de détail et une méprise. Il est inexact de croire que mon « point ne vue philosophique et psychologique » m’empêche de connaître la vraie vie ouvrière ou même de la vivre. Au contraire, il me permet de l’analyser, donc de la connaître, et, par la sensation de différence, de la sentir, donc de la vivre. — La phrase « …cette vie que l’auteur trouve drôle. » est le résultat d’une équivoque facilement explicable : nombreux sont les ouvriers qu’afflige la grossièreté de la vie ouvrière ; ils la sentent, la déplorent et la voilent de peur qu’elle n’excite le dédain ou la raillerie. Mais je crois que, chez mes lecteurs comme chez moi-même, elle n’a provoqué qu’une profonde tristesse, et quant aux responsabilités, je les ai nettement situées ailleurs.

Je tiens également à signaler une très intéressante remarque due à un professeur d’économie politique de l’une de nos Facultés de Droit. Il se demande si « le moment n’est pas venu où l’amélioration du sort des ouvriers va dépendre d’une éducation… qui leur sera donnée… par les faits », par le « contact des réalités » et « par les rapports… entre groupements ouvriers et patronaux également organisés. »

Mes enquêtes nouvelles me permettent de répondre affirmativement. J’ai constaté, non sans étonnement du reste, des symptômes très nets de dégoût de l’anticléricalisme et de l’action politicienne, en même temps qu’une tendance caractéristique à l’organisation corporative, celle-ci comme ceux-là issus de l’expérience acquise et d’une réflexion appliquée aux réalités de l’heure présente.

Roanne vient de nous en fournir un exemple frappant[2]. La crise textile y est devenue tellement aigue que les patrons se sont vus réduits à faire conduire quatre métiers, et non plus deux, par un seul ouvrier. À toute autre époque, semblable mesure eût déchaîné une grève violente. La gravité de la situation actuelle, sentie par les salariés autant que par les patrons, a produit des effets tout différents. Une commission patronale et une commission ouvrière, nommées par les intéressés, se sont réunies pour aviser aux mesures à prendre. Les patrons ont exposé les raisons qui leur paraissaient nécessiter l’essai du travail à quatre métiers pendant au moins quatre mois ; les tisseurs soumis à cette innovation seraient payés à la journée ; les ouvriers qui continueraient à ne conduire que deux métiers recevraient les salaires fixés par l’ancien tarif ; il n’y aurait aucun renvoi injustifié. Ces propositions ont été soumises à un referendum : sur 2.774 votants, 1.684 les ont acceptées. Les essais se poursuivent sous le double contrôle des représentants des patrons et des ouvriers.

Voilà donc un cas très net dans lequel nous voyons les ouvriers prendre conscience de la commune dépendance de leurs intérêts et des intérêts patronaux à l’égard des intérêts de la profession. La querelle des employeurs et des salariés est oubliée dans des circonstances qui mettent en jeu l’existence même de l’industrie dont vivent les uns et les autres. Le péril qui a surgi étant également redoutable pour les adversaires de la veille puisqu’il menace la profession, les syndicats ouvriers et patronaux, jusqu’alors ennemis, se réunissent en une sorte de syndicat supérieur, en un corps unique chargé des intérêts corporatifs. Un jour viendra où les faits donneront aux ouvriers une vision plus claire encore des besoins du corps de métier : l’expérience leur imposera cette conviction que ce qui est nécessaire pour sauver la profession d’un péril extraordinaire, ne l’est pas moins pour lui assurer en temps normal la prospérité.

Des objections qui m’ont été faites, les unes sont relatives à la forme de mon livre et les autres au fond.

Au point de vue de la forme, on a estimé qu’il eût été préférable de refondre les notes. J’ai dit pourquoi j’ai mieux aimé suivre d’aussi près que possible le récit : la réalité est respectée davantage ; le rédacteur évite ainsi tout ce qui pourrait se glisser de tendancieux dans un arrangement des faits même uniquement inspiré par le souci de la composition. — On a proposé aussi un titre différent : « Six mois de vie ouvrière ». Cette formule eût été certainement excellente. Celle que j’ai choisie m’avait paru relier de manière satisfaisante les expériences fort diverses groupées dans ce volume et il se trouve qu’elle sert, comme le volume lui-même, d’utile introduction à la série d’études particulières que j’ai poursuivies depuis lors. — On m’a fait également observer que l’introduction comportait plus de développements et qu’il eût été facile d’établir une liaison entre le chapitre des « Figurants » et les chapitres antérieurs en supposant que j’arrive à Paris et que, ne trouvant pas d’emploi, je me résigne à travailler dans la figuration. Certainement l’ensemble de l’ouvrage en aurait reçu une forme meilleure sans que les faits documentaires en fussent altérés. Quant à donner à l’Introduction plus d’ampleur, cela revenait à publier à ce moment-là le travail que je publie aujourd’hui : mais je n’avais pas alors pratiqué suffisamment ma méthode pour pouvoir développer quelques-unes des considérations qu’elle appelle.

Les critiques de fond qui m’ont été adressées sont fort variées. — On me reproche de ne pas m’être mis davantage en scène, de n’avoir pas décrit avec plus d’abondance mes propres états d’âme  ; ce « côté psychologique personnel très intéressant » a été « trop négligé ». Je crois au contraire qu’en se laissant aller à cette description peut-être tentante et à coup sûr facile, on se placerait en dehors de la question : il ne s’agit pas de se décrire, mais de décrire, pour les connaître, la vie et l’âme de l’ouvrier. J’ai fait quelques rapides allusions à ce que j’ai éprouvé, mais seulement dans la mesure où cela m’a paru éclairer indirectement la situation des ouvriers. — On me reproche encore de « faire des thèses à propos » des idées émises par mes camarades de travail. J’estime que toute occasion doit être saisie de contrôler dans et par la réalité vivante et vécue la valeur d’une idée, d’une doctrine, d’une thèse d’école. — On me dit : « vous vous êtes donné beaucoup de mal pour de maigres résultats. » Je réponds : le mal que l’on se donne n’est rien si l’on obtient un résultat, quel qu’il soit ; c’est le résultat qui importe, et non la peine qu’il coûte. — On m’écrit : votre enquête ne fait pas connaître les ouvriers à forts salaires ; elle est donc « incomplète ». Je ne m’étais pas proposé de faire une enquête complète : j’ai étudié ce que j’ai pu étudier et comme je l’ai pu faire, sans prétendre même avoir épuisé la matière observée ou avoir dégagé de mes observations tous les enseignements qu’elles comportent. — L’un s’exclame « vous ne concluez pas ! » L’autre : « vous concluez trop ! » J’ai conclu à ce que j’ai cru pouvoir conclure de ce que j’avais observé. Je ne me suis jamais préoccupé que d’exprimer les conclusions qui me paraissaient autorisées par mes observations. Mes conclusions demeurant liées à mes expériences, je tiens à publier mes nouvelles enquêtes dans leur ordre historique qui est l’ordre du développement même des idées auxquelles je suis progressivement parvenu.

Une critique plusieurs fois formulée concerne quelques traits grossiers que j’ai cru ne pouvoir omettre. On m’écrit : « détails véritablement répugnants », « turpitudes qui souillent le livre ». Un ingénieur m’assure que cela en rend la lecture pénible ». Un autre, que « c’est du Zola ». Un industriel se dit surpris de voir ces faits retenus par « un homme bien élevé ». — Il ne s’agit pas de savoir si l’auteur est ou n’est pas « bien élevé », mais comment sont élevés les hommes qu’il étudie. Il était tout à fait précieux de constater qu’ils m’ont apparu comme particulièrement grossiers précisément dans ce cabaret roannais qui avait la prétention de grouper l’élite intellectuelle de la jeunesse ouvrière émancipée, et où fut offert un punch à Marie Murjas à l’issue de sa conférence athéistique. L’observateur peut être amené à faire des constatations pénibles : mais il a le devoir de les faire. Il ne suffit pas plus d’affirmer de certaines personnes qu’elles sont grossières ou distinguées que de déclarer une œuvre littéraire admirable ou détestable : encore convient-il d’exposer les motifs sur lesquels cette appréciation se fonde. Les pages qui contiennent quelques-uns de ces faits justificatifs diffèrent substantiellement de celles qui, chez un Zola, contiendraient des descriptions analogues. En exposant certains cas, Zola visait à les justifier et à en provoquer l’imitation ; il y enfermait tout un enseignement philosophique, une dogmatique religieuse et une éthique ; les dévots du Naturalisme, ses admirateurs, ne s’y trompaient pas. Quand j’ai transcrit la réalité observée, je ne me suis proposé d’autre but que d’être fidèle à mon rôle d’observateur de la réalité : ainsi d’ailleurs pouvais-je donner la mesure de certaines misères qui affectent un trop grand nombre de nos contemporains. Le cabaret du père Truffe était le lieu de réunion des jeunes « intellectuels » de Roanne : le contraste entre cette prétention et les faits avait sa saveur et son prix. Un peu plus tard, je retrouvai à Lyon, pérorant à la Bourse du travail, le fils du patron de cet « Athénée ». L’instruction et l’éducation qu’il y avait reçues l’avaient-elles donc préparé à apporter à la défense des intérêts ouvriers un utile concours ?

Néanmoins, sur le point de publier certaines de mes notes, je n’ai pas été sans éprouver quelque hésitation : mais il m’a semblé que je devais passer outre pour ne pas manquer au devoir de scrupuleuse exactitude et de sincérité. Depuis lors, des personnes de conditions fort diverses, mais également qualifiées pour émettre une opinion de poids en cette matière, m’ont nettement approuvé. Il n’est d’ailleurs pas douteux que l’on retrouve les équivalents de ces grossièretés dans des classes sociales qui n’ont pas l’excuse de l’ignorance et du manque d’éducation : il y aurait à établir sur ce point des rapprochements pleins d’intérêt et où fort souvent l’ouvrier conserverait l’avantage. J’ai eu déjà l’occasion, à un autre point de vue, de noter parfois chez lui plus de précision et de finesse dans sa façon d’enseigner occasionnellement ce qu’il sait, que chez des hommes appartenant à notre élite intellectuelle et dont le métier est l’enseignement.

Je profite de l’occasion pour ajouter que j’ai constaté plus d’une fois que l’ouvrier avait le sentiment de son manque d’éducation, qu’il en souffrait et s’efforçait d’y suppléer. J’ai entendu, au cours de mes expériences, des ouvriers dire devant moi, avec un soupir de tristesse résignée : « nous sommes comme cela, nous autres ! J’ai d’ailleurs noté[3] que la vie en commun de l’atelier implique l’observation d’un certtain nombre de règles du savoir-vivre, par exemple, ne pas parler trop haut, trop grossièrement, trop inconsidérément, ne pas être irrévérencieuxà l’égard des anciens, être discret, serviable, de bonne humeur ; j’ai ajouté que l’estime enlaquelle onétaittenudépendait delafidélitéà la bonne tenue, au bon langage et à l’honnêteté. Tout cela indique chez la généralité des ouvriers une tendance vers le bien et un désir du mieux qui ne demanderaient qu’à recevoir le renforcement nécessaire d’une discipline éducatrice. Mais il reste entendu que, de nos jours, seules, les forces mauvaises sont cultivées, encouragées, primées, exaltées.

On verra aussi, dans mon étude sur L’Ouvrier agricole, comment je me suis fait rappeler aux usages par un vieux moissonneur. Soupant avec lui, le fermier et les garçons de ferme, au soir d’une journée de travail épuisante, j’avais cru, éreinté comme je l’étais, pouvoir mettre, pour me délasser, mes coudes sur la table. Je reçus de ce vieux bonhomme de moissonneur deux forts coups de manche de couteau sur le bras, soulignés d’un énergique coup d’œil. Il n’était pas du « monde, » soit ! mais il savait se tenir à table et, après avoir travaillé aux champs, observer les convenances. On a vu aussi, dans la lettre de l’ouvrier mécanicien, combien il est peiné de certaines descriptions et quelle erreur d’interprétation cet état d’esprit a provoquée chez lui.

En réalité, la plupart des ouvriers ont un très vif désir d’éducation et de culture et commencent à se rendre compte que le régime politique qui les leur promettait ne leur a rien donné et même les maintient dans cet état d’abaissement pour l’exploiter et pour en vivre. C’est au sein même de la profession organisée, riche et puissante, que les ouvriers pourraient et devraient recevoir la culture et l’éducation dont ils ont soif. Mais ce serait mettre en question tout notre régime actuel. Il existe, dans la classe ouvrière, une quantité insoupçonnée d’excellents éléments qui n’attendent que d’être groupés et de recevoir une direction : c’est seulement un petit nombre d’éléments mauvais ou dupés qu’associe, exalte et entraîne l’équipe menteuse et redoutable qui s’est emparée de l’État.

À la suite et sous l’influence de la lecture d’un article de L’Echo de Paris[4], un commerçant m’écrit pour me reprocher d’avoir procédé à des expériences trop fragmentaires et trop brèves ; il estime aussi qu’après avoir été « employé », il conviendrait d’être « employeur » pour définir les nécessités auxquelles obéit ce dernier dans le traitement qu’il accorde à son personnel ; enfin, j’aurais poursuivi mes recherches sous l’influence « d’idées préconçues », tandis qu’un chef d’industrie, qui s’improviserait ouvrier, serait apte à faire « œuvre sérieuse et féconde ».

Fragmentaire ou non, une expérience comporte toujours son enseignement : il ne s’agit de rien autre que de le dégager. Une expérience qui a donné des résultats n’a pas été trop brève ; et, s’il convient qu’elle dure le plus longtemps possible, il n’en reste pas moins vrai qu’après une certaine période, on se trouve en possession des traits généraux et essentiels de la vie professionnelle et du caractère des gens de métier ; par la suite, on ne fait que descendre dans les détails et accumuler des faits du même ordre ; dès les premières semaines, le sujet a livré tout l’essentiel de sa substance. Quant à devenir employeur après avoir été salarié, cela permettrait évidemment d’étudier l’employeur ; mais il s’agirait là d’une étude différente quoique non dépourvue de liaison avec celle que j’ai entreprise et qui était de connaître l’employé et la répercussion, sur l’employé, des mesures prises par l’employeur, quelles que soient ces mesures et les exigences auxquelles elles répondent. Pour ce qui est de l’expérience de vie ouvrière que tenterait un patron, je crois qu’elle serait instructive pour le patron, peut-être avantageuse pour l’ouvrier et pour nous à coup sûr qui y gagnerions de connaître l’état d’esprit de ce chef d’entreprise ; à tout le moins elle servirait à dégager la réaction du point de vue patronal sous l’influence de la vie ouvrière vécue par le patron. Toute tentative, quelle qu’elle soit et d’où qu’elle vienne, offre toujours de l’intérêt. Mais que la qualité de patron permette à l’observateur de se soustraire à toute « idée préconçue, » cette affirmation est plutôt téméraire. On ne voit pas pourquoi un chef d’industrie pourrait « se dépouiller instantanément » de ses idées de patron dont il est certainement « farci ». Il y serait au contraire beaucoup plus assujetti, par définition, étant partie au procès. Je ne récuse cependant pas sa compétence : il peut être suffisamment doué d’esprit critique pour se soustraire à ses influences de classe et aux suggestions de son intérêt.

D’ailleurs, que vaut au juste l’argument vague et facile tiré des « idées préconçues » ?

Si, par cette expression, l’on a voulu dire « préjugés », idées arrêtées en dehors de tout contact avec le réel et irréformables, il est clair qu’il convient de ne pas aborder l’étude concrète des faits sociaux, ni aucune étude, quelle qu’elle soit, avec de telles « idées préconçues ». Mais cet état d’esprit est précisément le fait des gens peu cultivés ou sans culture, ou des gens cultivés mais de culture étroite. Quiconque a été soumis à une discipline intellectuelle moyennement riche et variée connaît, pour l’avoir pratiquée, cette règle élémentaire de la critique qui consiste à tenir toujours sa pensée en éveil pour se critiquer soi-même.

Si, par idée préconçue, on a voulu dire que, pour aborder l’étude d’un problème avec fruit, il importe de n’avoir aucune idée susceptible d’en influencer la solution, nous devrons comprendre que, pour mon contradicteur, il conviendrait de n’avoir pas d’idée du tout ; l’ignorance complète serait la condition préalable nécessaire à toute recherche. Dans une intelligence vide (si toutefois ce n’est pas l’absence d’intelligence), il est clair qu’il n’y a rien de « préconçu » ; toute idée, acquise antérieurement à une étude nouvelle, est une idée préconçue ; l’absence d’idée préconçue serait l’absence de toute idée, mais sans doute aussi l’incapacité d’en concevoir.

La vérité est toute différente. Plus une intelligence est riche d’idées, plus elle est capable de juger et de juger sainement ; des faits les plus pauvres, un esprit très cultivé, très averti, très assoupli à la vie réflexive, saura dégager des considérations fécondes. Non seulement il nous est aussi impossible d’étudier quoi que ce soit sans aucune « idée préconçue » que de continuer d’être sans avoir été, non seulement nous ne pouvons pas ne pas avoir de sensibilité ni notre sensibilité, ne pas avoir de jugement ni notre jugement, mais il est indispensable de posséder des idées préalables, un acquis antérieur, un capital intellectuel, pour tenter avec fruit l’exploration, le défrichement et la mise en valeur de l’inconnu ; cela n’est possible qu’à celui qui est pourvu d’un matériel d’idées, d’un outillage de connaissances et d’une expérience personnelle. Une telle condition est commune à toutes les recherches, de quelque ordre qu’elles soient. Sans doute, nous risquons toujours de sacrifier le réel à l’imaginaire, l’expérience au système, le fait nouveau aux idées déjà fixées ; nous devons donc nous efforcer d’éviter cette cause d’erreur en nous servant de notre acquis au lieu de le servir. Mais nous ne pouvons pas plus nous dépouiller de notre personnalité et de notre science que tenter de réduire, sans culture préalable, la quantité d’inconnu.

Je ne crois pas avoir été l’objet d’autre critique publique que celle qui a paru dans L’Écho de Paris du 7 juin 1910, sous le titre « La Descente aux Enfers » et sous la signature de M. Masson[5].

L’auteur de cet article a cru devoir se permettre d’élever des doutes sur la sincérité de mes observations[6]. Je ne m’arrêterai pas à ces insinuations injurieuses. Voici les objections : — « Pour se résoudre à supporter durant un long temps une vie telle, avec son labeur qui surmène et qui abêtit, avec ses plaisirs plus vulgaires et tristes encore, il faut qu’on ait reçu ou qu’on se soit imposé une mission » inspirée « par l’amour du prochain », ou par « le besoin de se purifier et de se racheter », ou par « l’orgueil du sacrifice » chez ceux qui trouvent à s’abaisser une forme suprême de générosité », ou enfin par « un mysticisme qui séduit combien d’âmes slaves ! » M. Frédéric Masson oublie la forme la plus simple de « mission », celle qui répond au besoin élémentaire d’apprendre. — Il se plaint que l’auteur « ne nous ait appris ni à quelle classe il appartient, ni quel but il s’est proposé. » M. Masson a cependant rencontré plusieurs fois le qualificatif « cérébral » mais avec un vif déplaisir ; si l’auteur « aime ce mot, s’y plaît, le répète », M. Masson ne l’aime pas. L’auteur déclare ici n’éprouver pour ce mot aucune dilection particulière ; s’il « le répète », ce n’est pas qu’il « s’y plaît » ; mais il ne pouvait employer celui d’intellectuel, que le dreyfusisme avait pollué. — « Son livre, bizarrement construit, renferme six chapitres, divisés chacun en paragraphes. » Non moins bizarrement construit qu’un certain article intitulé « La Descente aux Enfers » et qui, sans que son auteur s’en soit aperçu, renferme deux parties, divisées chacune en alinéas.

Mon contradicteur concède bien que, « toutefois, il y a à retenir… des observations justes, pittoresques et profitables. » Mais comme il se rattrape ! Tout « le premier chapitre, Sans travail,… est nul comme renseignements ». Un industriel m’a, tout au contraire, assuré que, pour lui, ce chapitre avait été le plus instructif de tous — « Dans les conversations qu’il (J. Valdour) dit avoir eues avec l’ouvrier, il prend l’agrément de se prouver à soi même sa supériorité, quitte à humilier ses interlocuteurs, ou bien alors c’est après coup qu’il conclut. » Dans les conversations réelles que je rapporte exactement, j’ai bien tenu les répliques que je transcris, mais sans avoir jamais obéi à d’autre intention que celle de répliquer. Cette interprétation était-elle trop compliquée pour être accessible à M. Masson ? Quant à mes conclusions, elles sont toujours demeurées en liaison avec ce que j’ai fait, vu et senti. — « Bien plutôt qu’aux défauts du régime industriel et aux remèdes à y appliquer, sa cérébralité l’a porté presque exclusivement aux matières qu’elle a l’habitude d’envisager, telles la politique et la religion. » Je suis toujours resté fidèle à mon programme qui était de noter ce que je verrais ou entendrais. La place que la religion et la politique tiennent dans mon récit est la place même qu’elles tenaient, non dans mon esprit, mais dans celui de mes compagnons et dans la réalité de leur vie. — Au contraire, chez MMmes Van Vorst, « nulle des préoccupations auxquelles a paru obéir l’enquêteur français. La politique n’est point en cause. ni la propagande confessionnelle. » Je répète que j’ai obéi à l’unique préoccupation de chercher à connaître. Je n’ai pas suscité les faits, je les ai épiés, et j’ai noté, non pas ceux que je voulais voir apparaître, mais ceux qui me sont apparus et tels qu’ils me sont apparus. — « L’une des principales revendications ouvrières, il son gré, serait l’interdiction pour le patron de prendre ou même d’accepter des références sur les travailleurs qu’il embauche. » C’est donner de mon livre une idée aussi juste que celle que l’on donnerait du livre de MMmes Van Vorst en assurant qu’elles formulent, parmi les principales revendications des ouvrières, l’obligation pour le patron de placer sur la table de l’atelier un bouquet de roses. Chacun sait que, pendant de très longues années, les ouvriers ont énergiquement réclamé la suppression de l’obligation légale du livret qui les astreignait à une injurieuse mise en carte. Comme on le verra dans mon étude des Mineurs, certaines grandes Compagnies ont imaginé pire.

On sera surpris qu’après avoir reçu de M. de Mun un éloge précieux[7], j’aie cru devoir accorder quelque attention aux remarques de M. Masson. Je m’en excuse. Mais elles furent publiques, et certaines objections, qu’elles ont inspirées directement, démontrent l’influence regrettable que peut exercer un mauvais article d’un auteur ennuyeux.

J’y trouve néanmoins et j’en retiens une formule excellente : — le titre « La Descente aux Enfers ». On ne saurait mieux dire : aller à la vie ouvrière, c’est descendre, et cette vie est vraiment un enfer.



  1. Voir La Vie ouvrière, pp. 39 et 40.
  2. Décembre 1913. V. Le Matin, 4 décembre 1913.
  3. Voir La Vie ouvrière, pp. 118, 119, 120.
  4. La Descente aux Enfers, 7 juin 1910.
  5. Frédéric Masson, de l’Académie française.
  6. « L’auteur, s’il a sérieusement, comme on doit croire fait métier d’ouvrier… apparaît comme un reporter ingénieux, de ceux qui, durant une nuit ou une journée, se font mendiants, chemineaux ou sous-secrétaires d’État… Sans doute y a-t-il porté plus de sérieux, mais guère. Dans les conversations qu’il dit avoir eues avec les ouvriers… »
  7. « J’ai lu ce livre avec une intense émotion : je voudrais le faire lire à tous mes amis. » Dans L’Écho de Paris du 12 mai 1910. (Voir les Documents annexés.) C’est contre ce témoignage de M. de Mun que Frédéric Masson partait en guerre le 7 juin suivant.