La méthode concrète en Science sociale/03

René Giard ; Arthur Rousseau (p. 13-68).


CHAPITRE II

Étude critique de la méthode employée.


Sa nature. — Sa portée. — Son utilité. — Ses difficultés. — Ses conditions. — Ses limites.


Peut-être à ce qualificatif de méthode concrète sera-t-on tenté d’objecter que toute méthode d’observation est une méthode concrète et que depuis un certain temps déjà on applique aux sciences sociales la méthode d’observation.

Dans l’ancienne école libérale, l’observation, il est vrai, tenait beaucoup moins de place que le raisonnement. Plus récemment, Molinari se bornait encore à déduire tout son système de la loi de l’offre et de la demande et de la loi de relation entre la productivité et la poursuite de l’intérêt personnel : fait économique et fait psycho-économique incontestables. Le collectivisme marxiste est conditionné par tout un ensemble de déductions qui reposent sur trois faits d’expérience (conformes ou non à la réalité, nous n’avons pas à l’examiner ici) : loi de la population, loi d’airain, loi de concentration des capitaux. Parmi les contemporains, Walras et son école appliquent à l’Économie politique la méthode mathématique. Ils traduisent le salaire, le profit, la rente, la valeur, en quantités variables dont le calcul mesure les variations. Les réalités concrètes de la science économique sont ainsi transformées en abstractions mathématiques. Rien n’est plus précis et plus abstrait tout ensemble que la notion mathématique de quantité ; mais l’emploi de cette méthode (quelque intérêt qu’elle présente par ailleurs et que je ne discute pas) a pour effet de substituer, à l’étude des phénomènes concrets et de leurs rapports réels, l’étude de rapports abstraits entre notations symboliques des réalités.

Au contraire, les économistes libéraux comme Leroy-Beaulieu, les défenseurs de l’Économie politique nationale comme Cauwès, les coopérationistes comme Gide, les étatistes, les socialistes indépendants, induisent leurs conclusions de l’ensemble des observations plus ou moins nombreuses qu’ils ont groupées. Le rôle de l’intelligence se borne alors à élaborer. ordonner, organiser les matériaux accumulés par l’observation. L’observation joue donc, dans presque toutes les écoles actuelles, un rôle prépondérant.

Mais leur méthode d’observation est — fragmentaire, car elle ne porte guère que sur une partie de la réalité, la technique de la productivité et les résultats matériels de la production ; — abstraite et non concrète, car la réalité ainsi observée ne l’est qu’au travers des documents écrits qui l’expriment ; ce qui conduit à travailler moins sur les réalités que sur un mode de représentation des réalités. À côté de cette méthode, par conséquent, peuvent prendre utilement place d’autres procédés de recherche.

Le Play et son école, et ceux qui s’inspirent de leur méthode, observent directement le fait social. Leur document, c’est le fait social lui-même, le fait concret : investigation féconde, mais qui n’épuise pas encore la réalité sociale, car elle s’adresse uniquement au fait social réalisé et non en voie de réalisation, donc inerte et devenu déjà dans une certaine mesure une sorte d’abstraction. Cette méthode d’enquête, familière à M. du Maroussem, a été utilisée récemment par des socialistes, les frère Bonneff[1]. Mais le phénomène social y est envisagé après sa production et non au moment où il est produit ; il est reçu, cristallisé et semblable à une chose morte, par l’enquêteur, au lieu d’être saisi au moment même où il apparaît et dans ses relations intimes avec les antécédents et concomitants qui le font apparaître ; il est assurément observé dans la série à laquelle il appartient, mais non dans la série vivante ; il est abstrait, non pas de la réalité, mais de la réalité vivante.

Il est clair que, quel que soit le mode d’observation, dès lors qu’un fait est observé, il est, par cela même qu’observé, isolé, et donc abstrait. L’aperception d’un fait, c’est-à-dire sa perception réfléchie, même la simple perception, est déformatrice de ce fait dans une certaine mesure puisqu’elle l’intègre à la sensibilité unifiante du sujet percevant ; elle est déformatrice du réel dans la mesure où elle en est formatrice. Observer, c’est déjà d’une certaine façon abstraire.

Mais le minimum d’abstraction se rencontre au moment précis où la réalité, se produisant, est perçue, et, aussitôt que perçue, est retenue par l’observateur. L’observation la plus concrète possible est celle qui accompagne la production du phénomène lui-même. Lorsque l’observation du phénomène est liée à sa genèse, l’observateur saisit tout ce qui peut être saisi de la réalité. Dans la méthode des enquêtes, l’enquêteur recueille après coup les faits et doit reconstituer le tissu dont ils formaient la trame ; n’en ayant pas une expérience personnelle, il ne les connaît pas dans la continuité et le mouvement de leur vie ; il les ramasse et les groupe comme on recueille et agence des matériaux inertes pour fabriquer un objet ; le phénomène social vivant est étudié et utilisé comme quelque chose de mort. La méthode de l’enquête est certainement féconde et l’on doit y recourir. Mais son procédé mécanique et son point de vue statique ne lui permettent pas d’épuiser la réalité et laissent un champ fructueux d’application à une méthode différente : en se plaçant à un point de vue dynamique, on se proposera l’étude de l’activité sociale, des phénomènes sociaux vivants, des réalités sociales vivantes. Il s’agira de procéder à l’observation vivante du phénomène vivant : l’observateur s’efforcera de saisir sur le vif le fait social à l’instant même où il s’exprime, et de l’exprimer comme il s’exprime il se proposera d’observer et, au besoin, d’expérimenter le phénomène social à l’état naissant. Sa réflexion interviendra aussitôt, son intelligence fera son œuvre, mais en travaillant immédiatement sur le donné et en s’attachant à demeurer toujours aussi intimement unie que possible à la réalité ainsi surprise. Il conviendra de surprendre le phénomène et de demeurer, autant qu’il se peut, au ras des faits pour les interpréter. Cette méthode peut donc être qualifiée éminemment et dans un sens plein de concrète.

Je ne veux pas dire que j’ai su correctement appliquer une méthode ainsi définie, mais seulement que j’en conçois ainsi la nature.

Cette méthode n’exclut aucune des autres méthodes a priori ou a posteriori dont on a fait usage en pareille matière : elle les complète, mais ne les remplace pas ; loin de les abolir, elle s’y ajoute, suppléant à certaines de leurs insuffisances. Chacune de ces méthodes apporte sa contribution particulière à la science sociale, soit en matériaux, soit pour la manière d’interpréter suivant son point de vue propre la même réalité.

Les diverses méthodes valent en outre comme contrôle réciproque. Si leur application conduit par des voies diverses et convergentes à une même conclusion, celle-ci en reçoit plus de prix. Il se peut, au contraire, que l’une des méthodes, en mettant en évidence des réalités que l’autre ignore, limite la portée des conclusions que formule cette dernière ou circonscrive son champ d’application. Nous verrons que c’est précisément le cas des rapports de la méthode concrète et de la méthode de l’Economie politique libérale : celle-ci a mis en puissant relief les conditions de la productivité la plus intense, mais, se préoccupant uniquement de cette productivité et non du producteur, elle a cru justifier, par l’intensité de la production, la souffrance du producteur. Cette extension abusive d’une vérité technique n’est plus possible lorsque les faits sont étudiés du point de vue de la méthode concrète : l’importance de la technique de la productivité subit la limitation des légitimes exigences de l’homme ; le point de vue humain réduit à sa juste valeur l’importance du point de vue matériel ; le producteur y apparaît plus intéressant que le produit, parce qu’il l’est en effet.

Dans la méthode concrète telle que je l’ai définie, l’observateur fait partie de cette réalité qu’il observe sur soi et hors de soi. La réaction de la sensibilité subjective au contact de la réalité objective fait partie de sa recherche ; elle se propose à ses investigations, loin d’y échapper. L’étude des phénomènes sociaux est, par définition (étant l’étude des phénomènes), l’étude de l’aspect du réel qui est relatif au sujet connaissant. La méthode a priori ne permet que d’envisager le travail d’élaboration interne auquel le sujet se livre à propos des phénomènes sociaux la méthode a posteriori des libéraux, faisant abstraction de l’homme, n’envisage pas la réaction de l’intéressé, elle mutile donc le phénomène ; la méthode a postériori d’enquête, faisant abstraction de la réaction sensible du sujet observant, ne saisit encore qu’une partie de la réalité. Dans la méthode d’observation personnelle vécue, aucun élément du phénomène social n’est éliminé, tous les aspects du réel relatifs au sujet connaissant sont étudiés.

On peut se demander si une telle recherche n’est pas entachée d’un subjectivisme contradictoire à l’objectivité que semble requérir une méthode concrète.

Répondons d’abord que, dès que nous entrons en contact avec les phénomènes extérieurs, nous analysons et faisons choix en vue de réduire au connu les éléments de l’inconnu dissociés par l’analyse. Ce travail s’accomplit grâce à une élaboration active de notre entendement. Son aboutissement consiste en une nouvelle synthèse, c’est-à-dire en l’établissement de relations entre les éléments analysés, et entre ces éléments et nos connaissances antérieures ; autrement dit, en un système de dépendances intrinsèques et extrinsèques à l’objet observé ; les dépendances extrinsèques à cet objet sont les dépendances de cet objet par rapport à d’autres objets déjà étudiés et classés, c’est-à-dire intégrés à notre moi, et par conséquent des dépendances de cet objet par rapport à notre moi. Cette part de subjectivisme inéliminable se retrouve dans toutes les sciences positives, dans les sciences de la nature physique. Elle se retrouve à un plus haut degré dans la science économique positive, puisque l’activité productrice de l’homme est un des objets de cette science. Néanmoins les économistes libéraux font presque complètement abstraction de l’homme, du sujet, du moi. Or, dans la science sociale, le sujet humain est tout entier, soit directement, soit indirectement, objet de cette science. Il en est de même dans la science sociale économique, le travail de l’homme n’étant isolable de l’homme et de ses autres formes d’activité que par abstraction. Éliminer ici le sujet, c’est mutiler l’objet. Pour être complètement objective, la science sociale doit être en partie traitée subjectivement. Loin d’omettre cette considération du sujet, la méthode concrète devra faire au sujet toute sa part. L’homme — sa sensibilité, sa volonté, son intelligence — fait essentiellement partie de la réalité économique objectivement envisagée : il est vain de prétendre parvenir à la connaitre si l’on en élimine tout d’abord cet élément.

La méthode d’observation sociale dite objective, qu’emploient les libéraux, exclut donc à tort de sa recherche le travailleur lui-même, le jeu et les réactions de son individualité sous l’influence des autres ouvriers, de la profession, de la famille, de l’employeur, de l’État. Elle ne se propose d’autre étude que celle du contrat de travail, des conditions matérielles et légales du travail dans leur rapport avec sa productivité, des conflits du travail et du capital, des relations du travail et de l’État. Cependant le travail n’existe pas en dehors du travailleur ; le travail et l’organisation du travail ont leur retentissement dans le travailleur et sont pour une large part conditionnés par lui, c’est-à-dire par les nécessités de sa vie psychique et morale. Prétendre organiser le travail sans connaître les exigences psychiques de ceux qui travaillent, c’est tenter la réalisation d’une œuvre qui n’est pas viable. Il importe donc d’étudier ce qu’éprouve l’ouvrier, la manière dont il exprime son impression, les aspirations qui naissent en lui à la suite de l’impression éprouvée, l’évolution de ces aspirations laissées à elles-mêmes, ou spontanément élaborées par la conscience où elles apparaissent, ou réuéchies et cultivées soit par les travailleurs eux-mêmes, soit par des personnes étrangères à leur classe. Ainsi seulement l’on peut déterminer les conditions psychiques et morales du travail, les relations entre le travail et la psychologie du travailleur. Le problème social ne doit pas être envisagé que d’un point de vue extérieur, matériel et inerte, mais aussi d’un point de vue intime et vivant. À l’étude des produits de l’activité de l’homme, il convient d’ajouter celle de cette activité même, de l’homme lui-même en état d’activité. Une telle étude n’est possible que par une enquête personnelle, enquête en action et dans une certaine mesure introspective, mais qui, s’exerçant sur soi et sur les autres, sera conduite au point de vue moral et psychologique. Ce qui caractérise essentiellement une telle méthode, c’est qu’elle envisage l’homme comme un fait économique, comme un fait social et comme le plus essentiel. Elle étudie quelles réactions produisent en lui les faits objectifs matériels, se préoccupe du retentissement de ces faits sur l’activité propre de l’observateur et des autres hommes observés, saisit les relations entre les faits matériels et l’activité psychique et morale des individus associés à ces faits, s’efforce enfin de ne pas détruire la trame vivante et vécue des phénomènes sociaux au premier rang desquels elle place l’homme lui-même[2].

Notre méthode complète donc les autres méthodes précédemment employées dans la science économique.

Mais ne serait-ce pas une méthode purement littéraire ? et, si cette méthode est scientifique, ne conduit-elle pas simplement à une science pragmatique ?

M. Lanson écrit[3] : « Il n’y a de science que du général, et la science par conséquent exclut de sa considération tout ce qui est particulier, individuel, partant le concret, le sensible, la vie enfin… ; mais justement ces aspects particuliers, ces qualités individuelles des êtres et des choses, la vie dans la multiplicité insaisissable de ses formes dont chacune est unique et paraît une fois pour disparaître à jamais, tout cela, c’est ce que l’art et la littérature imitent et s’efforcent de fixer dans leurs œuvres… Si bien que la littérature et l’art se servent de ce que la science rejette pour nous conduire à ce que la science n’atteint ni ne cherche… » Le Dr Grasset cite[4] ce passage en l’approuvant. On pourrait reprendre cette argumentation pour me reprocher de faire du roman, une œuvre d’art et non de science.

Il n’y a en effet de science que du général. Mais le général est atteint à travers les cas particuliers. La science d’observation recherche et accumule les cas particuliers pour parvenir au général. Si la science a priori exclut, par définition, le concret, la science des faits ne l’exclut pas nécessairement : elle peut, il est vrai, n’envisager que des faits ramenés à l’état d’une sorte d’abstraction ; mais c’est que la semi-abstraction à laquelle elle s’attache suffit au but qu’elle se propose ; la partie de la réalité qu’elle délaisse, une autre science se chargera de la recueillir. Les sciences qui étudient le concret comme s’il était abstrait, le sensible comme s’il ne l’était pas, le vivant comme s’il était inerte, abandonnent, par cela même, le concret, le sensible, le vivant, à d’autres sciences. Les sciences qui les répudient, les répudient parce qu’elles n’en ont nul besoin pour l’étude qu’elles poursuivent ; mais, par cela même, elles rendent possible, désirable, nécessaire, une telle étude par d’autres sciences ; l’étude du concret, du sensible, du vivant, ressortira précisément aux sciences qui se proposeront d’étudier le concret, le sensible, le vivant. Tandis que les sciences de la première catégorie sont plus ou moins symboliques, les sciences de la seconde sorte sont essentiellement réalistes. Le défaut des sciences symboliques s’aperçoit vivement aujourd’hui : leur divorce d’avec la réalité est trop profond ; elles nous permettent encore d’agir sur le réel, mais elles ne nous permettent plus de le connaître. C’est par l’étude vivante de la vie que l’on peut arriver à connaître la vie réelle ; par l’étude humaine de ce qui est humain, que l’on peut parvenir à connaître l’homme réel ; et c’est par l’accumulation des cas réels qu’il est possible de passer des réalités particulières à des réalités générales. Une telle méthode s’impose partout où l’homme, dans l’activité même de sa vie individuelle et sociale, constitue l’objet propre de l’investigation scientifique.

Quoi qu’en pense M. Lanson, la véritable différence entre une œuvre de science positive et une œuvre d’art littéraire ne tient pas à ce que l’art s’attache au « concret », au « sensible », à « la vie enfin… dans la multiplicité » — parfaitement saisissable d’ailleurs — « de ses formes », tandis que, tout cela, la science le rejette. Cette différence substantielle réside en ce que la science d’observation soumet l’esprit du savant à l’objet qu’il observe, tandis que l’art en affranchit l’artiste : l’artiste imagine et crée, le savant s’incline ; l’artiste imagine et crée en dehors des faits réels et parfois contre eux, même quand il les prend pour point de départ ; le savant s’incline devant les faits qu’il constate. Lanson, du reste, le reconnaît : « L’expérience de Claude Bernard tire sa valeur de ce qu’il la fait réellement, et elle dément parfois son hypothèse. Celle de M. Zola se passe dans son esprit et soyez sûr qu’elle ne contredit, jamais l’hypothèse. Faute d’avoir tenu quelque part, en un coin de ce pauvre monde, un vrai Coupeau, une vivante Renée, comme l’a fait observer M. Brunetière, et de leur avoir fait subir en effet toutes les modifications physiologiques qu’il détaille, notre disciple de Claude Bernard n’est plus qu’un Jules Verne[5]. » Mais la méthode concrète en science sociale diffère essentiellement des méthodes littéraires employées pour confectionner un roman : les faits ne se passent pas dans l’esprit de l’auteur, mais dans la réalité même, directement observée et personnellement vécue.

Au surplus, quelle que soit la différence fondamentale entre l’art et la science, ils ne restent pas absolument étrangers l’un à l’autre : l’art peut partir de l’observation scientifique, et l’application des méthodes scientifiques exige de celui qui les pratique un certain art. Notre esprit ne fonctionne jamais sans que toutes ses puissances ne participent à des degrés divers à son fonctionnement ; tous ses éléments se pénètrent ; leur distinction rigoureuse existe dans nos analyses plus que dans la réalité.

Nous nous trouvons avoir déjà implicitement résolu, par ce qui précède, la question de savoir si la méthode concrète en science sociale conduit à une doctrine sociale pragmatique : puisque notre recherche est essentiellement réaliste, elle ne peut être conçue comme amenant à systématiser un certain nombre de signes de la réalité dont le symbolisme ne vaudrait que par l’effet utile des règles pratiques qu’il permettrait d’énoncer.

Cependant l’on pourrait être tenté de nous appliquer l’interprétation anti-intellectualiste quia été donnée, ces dernières années, des doctrines du marxisme et du syndicalisme révolutionnaire. On a remarqué que ces doctrines — surtout la seconde — faisaient appel à l’utilité des groupes sociaux, aux intérêts de classe conscients ou subconscients, à la vie sociale réelle et aux instincts qu’elle développe par son propre déroulement. Pour K. Marx, « le groupe social par excellence, c’est la classe, et le facteur explicatif par excellence, c’est l’utilité de ce groupe social, l’intérêt de classe. Les phénomènes historiques s’expliquent donc par des intérêts de classe, soit inaperçus ou inconscients…, soit devenus clairement conscients d’eux-mêmes ; et ces intérêts de classe apparaissent comme liés, ainsi que la différenciation même des classes à chaque époque, avec les changements dans la technique de la production. Cette formule marxiste de l’utilitarisme social, nous en retrouvons chez M. Sorel, et d’une façon générale chez les théoriciens du syndicalisme révolutionnaire, l’empreinte ineffaçable… Nous rencontrons également chez eux des formules et des thèses romantiques. Ils opposent aux théories sociales, qui leur paraissent des jeux intellectuels de peu d’importance, la vie sociale dans sa réalité, c’est-à-dire la vie ouvrière, qui est à leurs yeux l’essentiel même de la vie sociale, et les instincts que cette vie développe avec elle par son propre déploiement. Ils opposent le point de vue de la vie ouvrière et du travail productif avec le point de vue de l’échange qui est celui de l’économie bourgeoise, comme un développement organique, qui se fait du dedans au dehors, avec une relation purement mécanique entre des termes homogènes. Ils opposent encore la vie ouvrière, l’action de classe, qui se manifeste dans les syndicats, au mécanisme impuissant de la politique parlementaire. Cette vie crée, pour se guider, des images mythiques, plus ou moins analogues aux mythes religieux et dont il n’y a pas lieu de se demander si elles sont vraies ou fausses, mais seulement quelle en est la valeur pratique. C’est sur ces notions romantiques de vie, de développement organique, d’instinct, de mythes, que repose la critique des tendances intellectualistes et mécanistes, soit de l’économie bourgeoise, soit des écoles socialistes parlementaire, réformiste, juridique, etc…[6] »

Ces doctrines syndicalistes accordent en effet un rôle prépondérant, dans l’évolution sociale, à la vie ouvrière, à l’instinct de la classe ouvrière, et concluent à la supériorité de la spontanéité intérieure sur la conscience réfléchie. Telle n’est pas la caractéristique de l’élaboration doctrinale que la méthode concrète permet de réaliser. Cette méthode accorde en effet une importance capitale à la vie ouvrière dans sa réalité actuelle et dans son dynamisme évolutif, à la sensibilité ouvrière et aux aspirations obscures, aux instincts que développe l’activité même de cette vie ; mais ni elle n’exclut l’intelligence ouvrière et l’action de cette intelligence, ni elle ne l’oppose au sens profond mais mal défini de la vie ; au contraire, elle tend à dégager de la conscience obscure la conscience claire et à éclairer la conscience par l’intelligence ; elle vise à réaliser l’union entre le sentiment de cette existence d’ouvrier et la réflexion active appliquée à ce sentiment ; l’intelligence discrimine et critique le réel tel que la sensibilité l’a reçu. Très certainement la vie ouvrière se manifeste dans un développement organique qui diffère des relations purement mécaniques dans lesquelles l’économie politique libérale (et, en une très large mesure, le marxisme) fait consister toute la vie économique des sociétés. Mais ce développement organique n’est pas pour cela soustrait à l’action de l’intelligence, puisqu’elle-même en fait partie, ni aux limites que ces relations mécaniques lui imposent, puisque les limites que ces relations expriment se retrouvent dans la réalité même. Ce qui s’oppose véritablement, c’est une conception purement dynamique de la vie sociale et une conception de la vie sociale purement statique. Cette opposition est artificielle : elle est dans les esprits, non dans les choses. La réalité sociale est la résultante de l’un et de l’autre de ces éléments : dans la vie sociale il y a du vivant et de l’inerte ; il y a une tendance toujours active et une limite que l’activité de cet effort rencontre. Pour être viable, l’organisation sociale doit tenir compte de ces deux éléments.

Une doctrine n’exprimera donc la réalité que si elle se soumet à la fois aux inspirations de la conscience et aux jugements de l’intelligence, au rythme spontané de la vie et aux formules qui établissent le rapport nécessaire de la vie et des faits au travers desquels la vie se développe. Aussi la méthode concrète, qui vise à atteindre à une doctrine dans laquelle la réalité s’exprime, exige-t-elle que l’intelligence reste en contact immédiat avec les faits perçus au dehors ou révélés par la sensibilité : la réflexion, restant intimement liée aux choses, élimine toute idée qui n’apparaît pas en connexion avec la réalité même. Les phénomènes sociaux, étant ainsi étudiés avec l’homme et en fonction de l’homme, gardent toute leur réalité et toute leur extension réelle, toute leur substance et toute leur signification : ils permettent de déterminer plus sûrement les formules de notre action sur ces phénomènes, la direction qu’il convient de leur imprimer et les réformes que nous pouvons leur imposer ; nous connaissons alors assez le réel pour espérer pouvoir agir sur lui.

On aperçoit aisément la portée d’une telle méthode. Ce qui la caractérise, c’est qu’elle est essentiellement humaine, étant psychologique et morale : les phénomènes économiques sont étudiés dans leur liaison avec l’activité économique de l’homme, laquelle ne peut être vraiment connue si l’on ne détermine son retentissement sur les autres formes de l’activité humaine et les modifications qu’elle subit sous l’influence de ces autres formes d’activité. Le point d’application de la méthode concrète n’est pas seulement le travail et les conditions matérielles du travail, mais aussi, et en relation avec ces faits, le travailleur, sa sensibilité, sa volonté, son intelligence, sa famille, son foyer, son milieu politique, moral et religieux. La solution du problème économique n’apparaît plus comme susceptible d’être envisagée, ainsi qu’en économie politique abstraite ou dans toute l’économie politique libérale, indépendamment de ces diverses considérations extra-économiques ; la question de la production de la richesse, que l’économie politique classique réduisait à la recherche de la plus grande intensité et du meilleur marché de la production, est, en réalité, étroitement liée et même subordonnée aux questions que soulèvent la nature psychique et morale et les besoins matériels et spirituels de l’homme. La méthode concrète, par l’analyse de la nature humaine du travailleur, permet de comprendre que certains systèmes sociaux sont impossibles ou mauvais parce qu’ils sont contraires à cette nature ou parce qu’ils la dégradent : au regard de la nature humaine, ils sont ou utopiques monstrueux. La méthode concrète permet ainsi de retrouver, à travers les transformations que les sociétés subissent, ce qui, dans la nature humaine, ne change pas, conditionnant, limitant et inspirant les forces d’évolution.

Les économistes orthodoxes ont pu mettre à nu quelques-unes des lois fondamentales que la nature des choses oppose au caprice des révolutions ou à la générosité de nos rêves : il serait tout à fait vain, par exemple, de prétendre ne pas tenir compte des effets de l’offre et de la demande ou du stimulant de l’intérêt personnel. Mais ces économistes ont eu le tort de croire que, toute la science sociale se réduisant à la science de la richesse et toute la science de la richesse se ramenant au point de vue de la plus grande intensité de la production et du meilleur marché des produits, l’organisation sociale tout entière devait seulement reposer sur le libre jeu de l’offre et de la demande et sur le déchaînement de l’intérêt personnel. Le point de vue exclusivement matériel et matérialiste de l’économie politique marxiste est identique à ce point de vue exclusivement matériel et matérialiste de l’économie politique libérale : le système collectiviste n’est que le prolongement du système libéral, son plein épanouissement, sa maximisation. Les collectivistes de l’école de K. Marx, eux aussi, subordonnent la vie intellectuelle et morale à la vie matérielle, l’homme à la machine, le producteur au produit, l’ouvrier à l’usine et absorbent l’individu dans la société. Pour les uns et pour les autres, une seule chose est essentielle : produire de la richesse. Que l’ouvrier souffre, qu’il meure, cela n’intéresse pas : s’il souffre trop pour supporter la fatigue d’un travail intensif, on l’élimine ; s’il meurt, on le remplace ; si le réservoir local ou national de bras s’épuise, on fait appel aux bras du dehors, des pays voisins ou des autres continents. L’homme est une matière première comme une autre : la machine réclame sa pâture de combustible, de minerais et d’ouvriers ; on lui donne charbon, fer et viande humaine. Qu’importe qu’au salarié soit interdite la vie familiale ! La question n’est pas qu’il possède un foyer avec ses responsabilités et ses joies, mais que sa production d’enfants, ou, si cette production est insuffisante, l’apport de peuples plus prolifiques permette de renouveler la fourniture de bras dont l’usine a besoin. Qu’importe que la vie du salarié soit abrégée par l’excès de travail et de privations, pourvu que l’on trouve toujours à alimenter, en salariés, l’industrie ! Toute l’économique consiste à créer de la richesse : il convient d’organiser le travail de telle façon que, dans le monde, la somme des richesses produites s’accroisse ; si les statistiques accusent cet accroissement, l’économiste libéral se réjouit ; dans le cas contraire, il se lamente ; son état d’âme est sous la dépendance de l’unique point de vue auquel s’est placé son esprit. Une machine nouvelle doit-elle augmenter le rendement ? Qu’on se hâte de la mettre en usage, quelle que soit la diminution de main-d’œuvre qu’elle entraîne, quelque trouble qu’elle jette dans le monde des ouvriers en y semant, avec le chômage, la faim ; si les ouvriers exaspérés se laissent aller à quelque acte de violence, l’État fait intervenir la force armée pour assurer la sécurité des machines. Ce régime de la richesse est aussi le régime de la misère, et ce régime de liberté, un régime d’esclavage. Loin que la machine soit soumise au travailleur, c’est le travailleur qui est soumis à la machine. Qu’il en soit le serviteur direct ou qu’il supplée au travail que les machines ne peuvent exécuter, dans les deux cas il devra fournir un travail intensif[7] : le patron, uniquement soucieux du plus grand rendement et d’ailleurs astreint à ce souci par les rigueurs de la concurrence, élimine tous les ouvriers incapables d’un travail intensif et épuise, par l’intensité même de leur travail, les ouvriers capables d’y satisfaire : ces ouvriers n’atteignent pas la vieillesse ; « où donc sont vos ouvriers ? » demandait-on à un industriel américain l’industriel, pour toute réponse, conduit son visiteur au cimetière. Que l’ouvrier meure jeune, mais qu’il produise davantage ! Les organisateurs d’une entreprise nouvelle, tout comme les administrateurs d’une entreprise ancienne, obéissant à la même préoccupation, tiennent compte des exigences du capital et des nécessités techniques de l’affaire, mais se refusent à prendre en considération les besoins des hommes qu’ils emploient : conséquences fatales de cette idée païenne que la société doit être organisée en vue de produire de la richesse et non d’assurer aux travailleurs, sans lesquels cependant nulle richesse ne peut se créer, une dignité, une aisance, une indépendance, une vie familiale, un peu de joie, qui sont les exigences les plus impérieuses et les plus légitimes de notre nature.

Même à l’unique et strict point de vue économique, le système libéral, tel qu’il est impliqué dans sa propre méthode, offre un très grave inconvénient : en dehors des crises aiguës de surproduction, les sociétés soumises à ce régime demeurent dans un état à peu près permanent de surproduction. Pour y remédier, on s’efforce de créer des besoins nouveaux, c’est-à-dire de susciter des désirs chez tous les consommateurs et par conséquent chez les travailleurs, de transformer ces désirs en passions et même ces passions en vices. Les capitalistes, pour satisfaire leurs nouveaux besoins, sont ainsi conduits à disputer plus âprement aux salariés les bénéfices industriels et commerciaux, et les travailleurs sont amenés à travailler davantage pour pouvoir acheter davantage. Le procédé imaginé pour écouler les produits surabondants a pour effet de rendre plus aiguë la crise suscitée par le problème de la répartition, et de faire en même temps surabonder plus encore les produits ; l’état pathologique de surproduction ne disparaît pas, mais le remède employé empire la situation du travailleur qui se trouve lié plus étroitement que par le passé à une tâche plus absorbante et plus épuisante. Il est vrai que l’apparition des besoins nouveaux nécessite également la production d’objets nouveaux, donc la création d’industries nouvelles qui constituent un supplément de débouchés pour les ouvriers ; mais la satisfaction de ces besoins portant sur des objets nouveaux exige des ressources plus considérables ; en se compliquant, la vie devient plus chère, l’ouvrier réclame de plus forts salaires, d’où, pour l’industrie, un surcroit de difficultés si les salaires augmentent, le prix du produit augmente proportionnellement et par suite le coût de la vie s’accroît encore. De même que la crise de surproduction n’avait pas disparu par l’apparition de besoins nouveaux, la crise des salaires et les conflits qu’elle suscite ne disparaissent pas par l’apparition d’industries nouvelles. C’est qu’en vérité, en subordonnant l’homme et la vie des sociétés à la production de la richesse, on a renversé l’échelle des valeurs, méconnu les rapports normaux des divers éléments et facteurs sociaux.

Les économistes libéraux, ayant réduit toute l’économie sociale à la considération de la production de richesses matérielles et ayant constaté que cette production était plus abondante dans une société fondée sur l’intérêt personnel et la libre concurrence des intérêts, ont été logiquement amenés à formuler une morale basée sur ces principes de leur économie politique. Nécessairement, l’économique ne tenant plus compte de la morale, la morale devait tenir compte de l’économique ; la morale, ne fondant, n’inspirant ni ne limitant l’économique, devait être limitée et inspirée par elle et même fondée sur elle. « La morale de la concurrence »[8] a légitimé et exalté le régime économique qui salit et broie tant de vies humaines : l’écrasement et l’élimination des faibles par les forts, la recherche passionnée de l’intérêt personnel et donc aussi le déchaînement de tous les appétits, leur mêlée, leur concurrence et leur lutte, la guerre d’individu à individu et de groupe à groupe, et, pour parler comme les socialistes révolutionnaires qui n’ont fait qu’ajouter une formule nouvelle aux réalités libérales, la guerre de classes, — cette conception sauvage de la vie sociale, commune aux libéraux et aux collectivistes, aux capitalistes et aux révolutionnaires, découle directement de l’idée que produire de la richesse est l’unique raison d’être, de la société et le but suprême assignable aux efforts des hommes. Notre civilisation industrielle, fondée tout entière sur le principe de l’économie classique que la fin des individus et des sociétés est la production de la richesse matérielle, est donc essentiellement malfaisante. Or il est non moins incontestable que la science économique doit se préoccuper de définir les conditions matérielles de la production de la richesse matérielle et de son maximum de production, et que, de ce point de vue, il n’y a pas lieu de tenir compte de l’homme et de ses besoins moraux. Mais — et c’est là ce qu’ont eu le tort d’oublier les économistes et sociologues libéraux — lorsque nous appliquons à la société humaine les conclusions de la science de la richesse, nous devons, la richesse étant faite pour l’homme et non l’homme pour la richesse, subordonner cette Chrématistique aux besoins humains des hommes, et l’utiliser pour organiser la société au lieu d’ordonner la société tout entière aux fins de la science des richesses. L’économie politique libérale, à raison de sa méthode propre et de son point de vue spécial, nous permet de définir les conditions matérielles d’une production plus ou moins intense de richesses matérielles. Mais nous restons juges de leur utilisation et maîtres de leur application, et nous nous garderons de faire entrer ces lois matérielles de la production dans le jeu de la vie des sociétés sans nous préoccuper des lois morales, des lois humaines de la production : la méthode concrète nous permet précisément de définir ces dernières.

En science sociale, comme en toute science, la méthode enveloppe déjà les conclusions. La méthode des économistes libéraux, excluant toute considération de l’homme, conduit nécessairement à des conclusions extra-humaines et, par suite, à des conclusions anti-humaines. C’était un singulier paradoxe que de voir toute l’économie politique, c’est-à-dire l’étude de l’activité économique de l’homme, se construire en faisant abstraction de celui qui, exerçant cette activité pour lui-même, en est à la fois l’origine et le but. C’était plus qu’un paradoxe : une absurdité. Elle résume toute l’économie classique. Si nous appliquons une autre méthode qui réintroduise l’homme dans le jeu des phénomènes économiques, toutes les conclusions changent. La vue immédiate, la sensation même de la vie ouvrière toute palpitante de besoins, de douleurs et d’aspirations, nous conduit à la conception vraie de la science sociale, celle qui vise à sauvegarder la dignité humaine.

Il nous reste à étudier rapidement l’utilité, les difficultés, les conditions et les limites de la méthode concrète.

L’utilité de la méthode concrète ressort déjà de tout ce que nous venons de dire sur sa portée. Il convient d’en apporter quelques autres preuves. D’une façon générale, ce mode nouveau d’investigation permet de saisir un nombre important de faits et de rapports entre les faits qui échappaient aux anciens procédés de recherche. Une méthode se justifie toujours par sa fécondité et, dès ses débuts d’application, celle-ci, bien que maniée par des novices, s’est révélée féconde. Il n’en pouvait être autrement puisqu’elle étudiait des fait anciens à un point de vue nouveau et puisqu’elle atteignait. des faits qui échappaient aux anciennes méthodes. On savait, par exemple, que l’introduction de nouvelles machines produisait un trouble considérable dans la vie des ouvriers ; mais on ne disait pas que ce fait avait sa source dans l’activité scientifique de l’intelligence humaine et trouverait son remède, non dans la science, mais dans une autre forme de l’activité intellectuelle de l’homme la science de la nature matérielle est une force aveugle et stupide comme la nature elle-même et qui sème indistinctement et inconsciemment le bien et le mal ; la science de l’Esprit seule peut empêcher ou réparer les maux décharnés par l’esprit de la Science, en maintenant ou rétablissant l’équilibre que celui-ci détruit. Toute la psychologie du travailleur échappe aux anciennes méthodes : c’est en l’étudiant, et sur les ouvriers observés et sur soi-même, que l’observateur peut déterminer les relations psychologiques qui existent entre le travail et le travailleur, découvrir les bases psychologiques d’une organisation économique donnée, mettre en relief ce qui, psychologiquement, permet de dire de cette organisation qu’elle est ou non normale et par conséquent viable. La nécessité de cette analyse a été depuis longtemps reconnue : les libéraux n’avaient-ils pas mis en évidence l’influence, sur la production, de la poursuite de l’intérêt personnel ? Cette notion avait pour eux une importance telle qu’ils n’hésitaient pas en faire le grand ressort de tout leur système. Mais c’était d’une psychologie un peu maigre : il y a dans l’homme, dans le producteur, l’ouvrier, le consommateur, un plus grand nombre d’éléments psychiques à considérer. Fourier eût le sentiment de leur complexité et de l’importance, pour la solution des problèmes économiques, des rapports des phénomènes psychologiques avec les phénomènes purement économiques ; mais il a étudié la question en idéologue, abstraitement et non concrètement. Tarde a traité des rapports de l’économie politique et de la psychologie, mais en théoricien de la psycho-sociologie. Ce n’est que par une prise de contact avec la vie ouvrière, par un corps à corps avec sa réalité, que l’on peut espérer la pénétrer et l’analyser réellement. La vie vécue livre ses secrets. L’observateur qui, dans la mesure du possible, s’identifie avec l’observé, peut prétendre à le connaître ; s’il se borne à décrire son expérience, du moins décrit-il la réalité ; si la simple description des maux dont souffre toute une classe de la société ne les guérit pas, elle permettra de trouver le moyen de les guérir ; avant de découvrir le remède, il faut connaître le mal, et une telle description garde le mérite, de faire connaître les maux réels et non des maux imaginaires ; elle oriente vers les solutions, même quand elle ne les formule pas ; en analysant le mal, elle dit implicitement dans quelle direction sera trouvé le remède.

L’analyse ainsi comprise est particulièrement sûre puisqu’elle a pour point de départ et pour champ d’action la réalité même : elle naît du donné social et elle s’y déroule tout entière. L’observateur peut véritablement connaître l’ouvrier puisque, devant lui, l’ouvrier pense tout haut. Il acquiert, en outre, de la vie qu’il observe, une expérience personnelle qui constitue un témoignage : — je connais personnellement certaines souffrances physiques et morales de la vie ouvrière ; — je sais, pour l’avoir moi-même éprouvé en quêtant du travail de porte en porte, combien est décourageant cet état de chômage et de recherche nomade ; — je sais, par ma propre expérience, que l’ouvrier, sa journée de travail achevée, ne peut pas, comme l’ont rêvé quelques théoriciens, acquérir une véritable culture intellectuelle il est trop fatigué, il éprouve surtout le besoin de distraction et de repos ; il devrait donc, lorsqu’il entre dans le métier, posséder les éléments indispensables de culture générale et de culture professionnelle, et sa journée de travail devrait être assez brève pour qu’il pût vivre en homme, en chef de famille, et disposer du loisir nécessaire pour conserver et accroître les connaissances acquises dans sa jeunesse. L’observation directe et vécue de la vie ouvrière m’a permis, et de constater le caractère purement fictif de la liberté et de la souveraineté politiques qui sont présentées par les Jacobins comme des conquêtes de la Révolution française, et de voir avec tristesse, de sentir avec épouvante à quel profond abaissement, à quelle dégradation le régime industriel libéral issu de cette Révolution a conduit des ouvriers cependant doués de toutes les qualités naturelles de l’intelligence et du cœur. Je sais, parce que je l’ai vu, que la législation du travail par l’État n’est pas adéquate aux exigences professionnelles et peut même leur être contraire : les tisseurs de Roanne ont fait grève[9] parce que la loi fixant la journée légale lésait leurs intérêts ; les intéressés seuls ont donc qualité pour légiférer sur eux-mêmes ; la profession doit gouverner la profession l’État ; est dépourvu de la compétence nécessaire ; il formule une solution générale là où conviennent les solutions particulières, et son activité légiférante s’inspire de préoccupations étrangères et même contraires aux intérêts qu’il s’agit de sauvegarder ; il ne devrait intervenir que pour harmoniser les législations spéciales à diverses professions ou à diverses régions, formuler les règles communes aux coutumes particulières et établir les rapports entre les divers intérêts professionnels et les intérêts économiques généraux, comme entre ceux-ci et les autres intérêts généraux du pays.

Les observations recueillies systématiquement par application de la méthode concrète peuvent être groupées, soit autour d’un métier déterminé dont on étudiera les modifications au contact des tempéraments et des habitudes propres à chaque province, soit autour du caractère de l’ouvrier d’une province donnée, dont on recherchera les modifications sous l’influence des divers métiers de cette province. Dans le premier cas, on étudiera la profession dans ses rapports avec les différentes psychologies régionales ; dans le second, la psychologie de l’ouvrier d’une région dans ses rapports avec les diverses professions de la région. On peut aussi se limiter à la monographie de chaque métier dans chaque pays ou province. On peut également appliquer la méthode concrète à l’étude successive des ouvriers étrangers, chaque groupe national étant étudié en lui-même ou dans ses rapports avec une ou plusieurs autres nationalités. Par exemple, en feuilletant le livre de MMmme Van Vorst sur L’ouvrière aux États-Unis, je note au hasard quelques constatations propres à l’ouvrière américaine et quelques autres qui corroborent celles que j’ai faites sur l’ouvrier français. Voici pour les premières : — aux États-Unis, on trouve facilement, partout, de l’ouvrage, alors même que l’on ne connaît aucun métier ; — un grand nombre d’ouvrières travaillent, non pour subvenir à leur existence, mais par besoin d’indépendance afin de vivre hors de leur famille, ou par besoin de luxe afin de pouvoir, vivant dans leur famille et à sa charge, se procurer du superflu ; — l’exploitation de la femme et des enfants, dans certains États, tient à l’absence de toute législation protectrice ; — sous l’influence générale de l’individualisme égoïste des deux sexes, la famille se fonde rarement, le mariage se dissout facilement et reste en général stérile ; la famille est une sorte d’accident et n’a pas plus de valeur qu’un simple épiphénomène social ; il n’y a pas plus de solidarité entre les individus d’une même génération qu’entre une génération nouvelle et l’ancienne ; dans cette société pulvérulente et stérile, dont nous ne sommes encore préservés que par ce qui nous reste des institutions ou des habitudes d’autrefois, l’individu, isolé, est sans force ; il tente en vain d’atteindre son fantôme de bonheur tout personnel ; il en poursuit désespérément la trompeuse image ; égoïsme et stérilité, illusion et souffrance, tout cela reste en liaison avec sa religiosité protestante, vague, vide, purement formelle, dont les multiples modalités ne retiennent que pour un temps le caprice vagabond de ces atomes humains ; — la société yankee[10] n’étant qu’une ploutocratie instable, les différentes classes s’y distinguent par la possession, d’ailleurs précaire, de la richesse, et non par le degré d’instruction et d’éducation. D’autres observations de MMmes Van Vorst ressemblent à mes propres observations : — la vie de fabrique tend à dissoudre la famille ouvrière et à substituer les unions temporaires et stériles aux mariages et à la fécondité ; — le degré d’intelligence hiérarchise les ouvriers d’un même groupe ; — le travailleur, n’ayant que le temps d’agir et non de réfléchir, reste, si intelligent soit-il, d’esprit vulgaire et sa conversation en porte la marque ; — il est utopique de vouloir en faire un homme instruit, alors que ses dix heures au moins de travail physique ont épuisé ses forces et lui imposent l’impérieux besoin de délassement et de distraction ; — l’auteur, étant, à raison de sa culture générale, plus intelligent, apprend plus vite que les ouvrières qui commencent en même temps une même tâche ; — la vie d’atelier est monotone, l’activité qu’elle exige est automatique, exclut l’intelligence et l’initiative, mécanise l’être humain ; — les ouvrières se prêtent mutuellement, dans la mesure de leurs moyens, une assistance spontanée ; — elles ne font pas d’économies, elles dépensent leur salaire, aussitôt reçu, pour payer leur pension et satisfaire leur coquetterie ; — mes amis m’ont fait les objections qui furent adressées à MMmes Van Vorst : « vos mains, votre langage et vos manières vous trahiront. » En France, où l’ouvrier a été abaissé par le régime industriel libéral très au-dessous des classes aisées, cette objection a plus de vérité qu’aux États-Unis où l’état rudimentaire de la civilisation a encore très peu élevé les classes aisées au-dessus de la classe ouvrière. En outre, dans notre pays, déchiré par un siècle de guerres civiles et de luttes de classes, l’homme du peuple est devenu profondément soupçonneux, inquiet et hostile. En Espagne, au contraire, l’ouvrier se rapproche souvent des classes supérieures par l’élégance naturelle aux peuples méditerranéens, et l’invasion plus tardive de ce pays par les idées de guerre sociale n’y a pas encore partout détruit les sentiments d’hospitalité, de confiance et d’amicale familiarité.

La malheureuse situation morale de notre pays nous permet de noter de suite une des difficultés qu’y rencontre l’application de la méthode concrète : volé, trompé, méthodiquement abaissé et maintenu dans l’ignorance et dans la pauvreté par un régime politique qui ne peut vivre que de son exploitation, appelé roi et traité en esclave, encensé et conduit au fouet par les hommes politiques, soumis à la douche écossaise des excitations à la révolte et des sanglantes répressions, victime des espions politiques et des délateurs d’atelier, l’ouvrier français, surtout en province, est facilement porté à la méfiance à l’égard du camarade de travail qu’il voit pour la première fois. Pour éviter de donner prise au soupçon autant que pour me conformer à mon rôle d’observateur scrupuleux, j’ai toujours pris garde de m’effacer le plus possible et de rester, sauf dans de rares circonstances, un témoin muet, ne parlant que lorsqu’on me parlait et ne questionnant pas. Quelques-unes des conversations que je rapporte peuvent débuter par une question que je pose : c’est que cette question se trouvait amenée tout naturellement par les circonstances antérieures ou par le jeu de propos divers qu’à raison de leur insignifiance je n’ai pas retenus. Mon attitude réservée a certainement réduit le nombre des dialogues que j’ai pu recueillir, mais ceux-ci n’en ont que plus de prix, leur spontanéité ajoutant encore à leur sincérité. L’ignorance de mes camarades était telle que je les ai parfois étonnés en leur donnant une explication que je croyais banale et qui leur paraissait la marque d’une grande supériorité d’esprit. Ainsi, un des teinturiers de Roanne[11], jeune homme intelligent, âgé de vingt-quatre ans, me dit, au moment du vote de la loi de la journée de dix heures, sa satisfaction d’être désormais assuré d’avoir toujours du travail. Comme je lui en marquais mon étonnement, il me répliqua que les députés venaient de voter une loi qui obligeait les patrons à fournir aux ouvriers dix heures de travail par jour ! Le chômage n’était plus à redouter ! Je le détrompai : cette loi interdit aux patrons de nous faire travailler plus de dix heures, mais ne les oblige pas à nous employer tous les jours et pendant dix heures ; elle limite notre travail, elle ne nous en donne pas. Je croyais avoir émis une idée d’une extrême simplicité. Je le revois encore, l’air stupéfait, tournant vers moi un visage où je démêlais avec surprise une sorte d’admiration, puis se remettant au travail en silence, et enfin, après quelques moments d’une réserve lourde de réflexions, ajoutant à voix plus base : « Vous êtes instruit, vous !… Où donc avez-vous appris toutes ces choses ?… » Je n’aurais jamais cru qu’il fût aussi facile d’acquérir, auprès de camarades intelligents, jeunes, encore peu éloignés du temps où ils fréquentaient l’école, un brevet de science et de supériorité intellectuelle. Mais cela explique aussi, d’une part, que des meneurs, frottés de quelques bribes de savoir primaire, puissent acquérir une si redoutable et si néfaste influence sur ce malheureux troupeau, et, d’autre part, que certains ouvriers, nourris de quelques journaux, livres ou discours, se croient sur tout le monde la supériorité que la comparaison de camarades plus ignorants les détermine à s’attribuer. Ce dernier cas est plus fréquent à Paris où les réunions publiques abondent, où les quotidiens sont très lus, où l’on mène une vie plus extérieure et où l’érudition de comptoir sévit chez les ouvriers comme, dans les classes moyennes, l’élégance et l’esprit « terrasse de café » : un certain dimanche, près Courbevoie, (je n’étais pas vêtu en ouvrier), un ouvrier mécanicien voulut bien m’enseigner les idées de l’Émile et du Contrat social, avec une pitoyable assurance et sur un ton d’autorité bruyante qui ne souffrait pas la contradiction. En Espagne, le soupçon ne m’a jamais effleuré ; une fois seulement, et sans qu’il conçût pour cela des doutes sur mon compte, un contre-maître, qui avait travaillé longtemps dans le Nord de la France, me dit : « Je n’y ai jamais rencontré d’ouvriers comme vous ; leur langage était grossier et incorrect, et ils étaient tous ivrognes. » Il n’est pas malaisé, dans ces diverses circonstances, de se tirer d’affaire ; la méfiance disparaît aussi facilement qu’elle s’éveille. À ce contre-maître je répondis : « Cela peut être particulier aux ouvriers de la province que vous connaissez je suis de Paris où l’on a plus d’usages » ; comme j’avais répondu au teinturier roannais : « Vous savez que je viens de Paris à Paris, l’ouvrier lit beaucoup. ».

L’observateur se heurte à deux autres difficultés l’ignorance du métier et l’habituelle nécessité du consentement patronal. Pour étudier à fond l’ouvrier d’un métier déterminé, l’observateur devrait connaître lui-même le métier ; mais la difficulté réapparaîtrait pour lui lorsqu’il se proposerait d’étudier un autre métier. Certains travaux n’exigent que de la force musculaire et un peu d’entraînement : l’habitude s’acquiert, mais, la vigueur physique nécessaire, il faut la posséder déjà. D’autres genres de travaux nécessitent un apprentissage plus ou moins long. L’ignorance professionnelle, surtout jointe à l’absence de force corporelle, constitue donc un très gros obstacle à l’étude expérimentale de la vie ouvrière : il n’est cependant pas insurmontable puisque je l’ai surmonté ; certaines besognes peuvent être confiées à un non-professionnel, qui sera mis ainsi en contact permanent avec les professionnels ; d’autres tâches ne demandent qu’une initiation rapide ; et, s’il s’agit d’un travail de manœuvre, la force de volonté peut suppléer à l’insuffisance de force musculaire au moins pendant un temps assez long pour permettre une étude instructive.

Si l’observateur n’a pas acquis de connaissances professionnelles et même s’il en possède, il ne pourra guère se passer de l’agrément du chef d’industrie : aux États-Unis, la main-d’œuvre est très recherchée, mais, dans nos pays, c’est plutôt le travail qui est rare ; MMmes Van Vorst ont pu facilement se faire accepter dans divers ateliers, bien que ne sachant rien ; chez nous, de bons ouvriers ne trouvent pas toujours de l’embauchage. La collaboration du chef d’entreprise sera donc généralement nécessaire. Or les patrons craignent d’introduire chez eux, soit un concurrent qui vient étudier l’organisation et le fonctionnement de l’entreprise, soit un agitateur qui vient jeter le trouble dans le personnel. Cette double suspicion est d’autant plus agissante que la méthode est neuve et que chacun craint, d’instinct, l’inconnu. La démarche loyale de l’observateur, qui vient trouver le chef de la maison et lui expose le but désintéressé qu’il poursuit, devrait faire tomber de tels soupçons : il arrive qu’elle les accroît ; le patron redoute d’avoir affaire à quelqu’un de très malin qui a imaginé ce détour pour endormir sa prudence. J’ai rencontré cependant en France des esprits beaucoup plus sensés : tous les patrons dont j’ai sollicité le concours ont aussitôt compris l’intérêt de mes recherches et me les ont facilitées avec une extrême courtoisie. Seul, un directeur de grande Compagnie, solennel et correct, crut devoir prendre un ton important pour m’opposer cette raison ridicule qu’il se voyait obligé de soumettre ma demande à son conseil d’administration : c’est le seul imbécile que j’ai rencontré. En Espagne au contraire, où près d’un siècle de libéralisme a mis les esprits bassement à la remorque des pires idées étrangères, les patrons ou ingénieurs libéraux n’ont pas même pu comprendre la méthode que je me proposais d’appliquer : habitués à copier servilement ce qui se fait ailleurs et n’ayant entendu parler que de la méthode des interviews, ils objectaient, étonnés : « Pourquoi ne pas vous contenter de nous demander ce que nous pensons de nos ouvriers ? Ce serait bien plus simple ! » D’aucun d’entre eux je n’ai reçu la moindre assistance. Seuls, quelques industriels français établis au delà des Pyrénées et les patrons, professeurs, prêtres et journalistes espagnols appartenant au grand parti traditionaliste, ont compris de suite l’utilité de la méthode concrète et m’ont aidé en multipliant les preuves d’une intelligence vive, ouverte, critique, prête à l’action et toute disposée à favoriser des nouveautés.

Quelques-uns de ces Espagnols libéraux, incapables de concevoir la pratique d’une autre méthode que celle de l’interview, me concédaient par politesse : « Sans doute il peut y avoir intérêt à travailler à l’atelier avec les ouvriers, mais au moins descendez dans un bon hôtel pour retrouver du confortable !… Vous ne vous nourrissez toujours pas comme eux ?… » Mais je maintenais fermement la nécessité de l’application intégrale de la méthode d’observation vécue. Ils s’ingéniaient alors à ménager divers moyens de m’y soustraire temporairement « Venez du moins, le soir, diner avec nous, passer la soirée au café, au cercle… » Ils conservaient toujours l’arrière-pensée de transformer l’observation sérieusement et scrupuleusement vécue en un essai superficiel d’amateur ; ils visaient à substituer une sorte d’externat à l’internat de vie ouvrière. Ils ne se rendaient compte, ni de l’impossibilité physique de mener de front ces deux existences si différentes, d’ajouter à la fatigue du travail manuel la fatigue de la conversation, de la veillée, de la vie de représentation ; ni de l’impossibilité matérielle de faire une étude profitable lorsqu’on ne dispose plus d’une heure, le soir, pour rédiger ses impressions de la journée ; ni enfin de l’impossibilité morale de connaître la vie de l’ouvrier lorsqu’après l’avoir traversée pendant quelques heures on s’attache à la fuir. Il importe au contraire par-dessus tout que l’on s’y enfonce et que l’on s’en pénètre, ce qui exige, tant que l’expérience dure, la continuité de l’expérience. C’est là une condition capitale d’application de la méthode concrète. Il y a diverses raisons pour que ces expériences ne durent pas un temps trop long : parce qu’il convient d’éviter de se diminuer, de s’appauvrir intellectuellement et moralement ; et aussi parce qu’on a vu, senti et compris assez rapidement, étant donné le peu de complexité de l’âme ouvrière ; et enfin parce que ces sortes de recherches sont réellement pénibles. Mais il est essentiel que l’expérience soit absolument continue : il importe que l’on perde de vue les lumières du rivage pour sentir vraiment qu’on a pris le large et que l’on est enveloppé par la mer obscure ; alors on comprend ses dangers, ses menaces, sa nudité stérile, et que sa voix est une longue plainte.

L’observateur pourra se borner à l’observation pure et simple ou tenter l’expérimentation. Je suis resté, à de rares exceptions près, fidèle au premier procédé qui me paraît de beaucoup le plus sûr. Presque toujours je m’en suis tenu au rôle du « spectateur impartial » dont parle Adam Smith, m’abstenant de provoquer mes camarades à exagérer leurs habitudes ou leurs opinions et craignant que la contradiction calculée ou l’excitation systématique ne les amenât à déformer leurs sentiments véritables ; je me suis généralement borné à les écouter se raconter spontanément eux-mêmes, n’intervenant et ne répliquant que lorsque j’y étais conduit par les circonstances. On peut néanmoins tenter l’expérimentation, étudier l’effet produit par une intervention dans un sens favorable ou dans un sens contraire aux habitudes ou aux idées de ses compagnons, de façon à mesurer l’éxagération ou la réaction produite et en déterminer les limites ; mais l’application de ce procédé expérimental est ici particulièrement délicate, étant données la variété, la souplesse et l’insuffisante précision des phénomènes sur lesquels il s’exerce.

Il est à souhaiter que l’observation soit immédiatement consignée par écrit, surtout lorsqu’il s’agit de propos échangés. Cela parfois est possible. Il m’est arrivé même d’écrire une conversation en quelque sorte sous la dictée de ceux qui la tenaient, par exemple dans un cabaret ou dans la rue. Bien des fois, je l’ai notée aussitôt après l’avoir entendue, soit qu’étant en dehors de l’atelier, j’aie pu quitter immédiatement mes interlocuteurs, soit qu’étant à l’atelier, je me sois de suite absenté sous un prétexte plausible. Souvent ces propos n’ont pu être consignés par écrit que pendant le repos de midi ou le soir : dans ces cas-là, je fixais fortement mon attention sur ce que j’avais entendu et me le récitais à moi-même à diverses reprises pour être certain de n’y introduire aucune altération. Il est tout à fait rare que mes notes n’aient pu être prises au moins le soir même : il m’est arrivé, (par exemple dans le cas de mes promenades d’après-dîner avec Pierre Ballon, à Lyon, ou de mes soirées chez le père Truffe, à Roanne), de ne rentrer chez moi que vers onze heures ou minuit et de consacrer cependant une heure ou deux au travail de rédaction, bien que je fusse très las et tenu de me lever à cinq heures. C’est là une des plus dures exigences que comporte la pratique consciencieuse de la méthode. Il peut se faire que cette fidélité à s’assujettir aux conditions d’une notation scrupuleuse ne puisse être strictement observée : la vie en commun des mariniers et des ouvriers agricoles, leur très vive méfiance, leurs habitudes de surveillance réciproque m’ont parfois contraint de déroger à cette règle ; je ne pouvais griffonner à la hâte mes observations qu’à la dérobée et au prix de diverses ruses. L’observateur surpris à écrire ne pourrait continuer à tenir son rôle ; il ne parviendrait jamais à faire tomber le soupçon qu’un acte aussi extraordinaire aurait éveillé, car ils lisent peu et ils n’écrivent pas. La lettre rare envoyée à la famille fait seule exception à cette règle : alors ils préviennent qu’ils vont écrire à leurs parents ; ils écrivent et mettent sous enveloppe devant tous leurs camarades parfois ils se font aider ; il leur a fallu trouver du papier, une plume, de l’encre, un timbre, toutes choses dont ils sont habituellement démunis ; c’est un acte extraordinaire, solennel et public. L’observateur doit donc écrire ses observations secrètement et le plus vite possible. Il notera également avec soin ses impressions et réflexions dès qu’elles s’éveillent en lui et les maintiendra associées au fait qui les a provoquées.

Comment rédiger les notes recueillies au cours d’une expérience de vie ouvrière ? On pourrait être tenté de dissocier tous les menus faits observés et de les grouper de façon à les mettre en liaison directe avec une conclusion déterminée. Le livre où on les décrit serait ainsi mieux « composé » et son enseignement se dégagerait avec beaucoup plus de force. Il me paraît cependant préférable de conserver la forme de récit. En dissociant ses éléments pour les refondre dans une synthèse nouvelle, il y aurait certainement plus de travail de composition, plus de « métier », mais on sacrifierait peut-être au métier littéraire la réalité même et on pourrait trop facilement, par un remaniement habile, lui faire dire ce que l’on souhaiterait qu’elle enseignât. Le récit vécu reste réel et, en faisant assister le lecteur au spectacle observé par l’auteur, sauvegarde sa liberté d’appréciation : ayant sous les yeux le document, le lecteur peut en dégager des conclusions différentes si elles lui semblent plus justifiées. Aussi me suis-je toujours efforcé de décrire les faits dans leur cadre naturel et leur succession historique au lieu de les extraire de leur séquence ou de leur concomitance et d’accumuler les éléments isolés mais semblables pour obtenir de leur groupement artificiel une plus grande force de persuasion. Il n’y en a pas moins quelque difficulté à concilier les exigences irréductibles de la composition et celles, qui ne sauraient être sacrifiées, de la réalité.

Mais les conclusions, que cette méthode autorise, ne sont-elles pas très étroites ? et n’exigent-elles pas une grande multiplicité de recherches d’une très longue durée ? Je me l’imaginais lorsque j’inaugurai la série de mes études de vie ouvrière : elles me paraissaient n’autoriser que des conclusions strictement limitées aux individus observés dans une certaine profession, à un moment et en un lieu donnés ; je croyais même que, pour connaître les individus avec lesquels je travaillerais, il serait nécessaire de leur consacrer un temps considérable.

La pratique de ma méthode m’a rapidement montré le mal fondé de ces réserves. Ce qui est exact, c’est que l’on ne peut jamais connaître à l’avance le rendement possible d’une expérience de vie ouvrière : il peut être rapidement abondant, ou presque nul même après un temps très long. L’observateur peut se trouver en contact avec des compagnons insignifiants ou avec des compagnons taciturnes, soit par nature, soit par esprit de soupçon ; il n’en tirera rien. Ses camarades de travail peuvent être, au contraire, très expansifs. Les conditions objectives du travail peuvent faciliter ou empêcher les bavardages ; les événements, politiques ou autres, les alimenter ou faire défaut ; une circonstance particulière, imprévisible, susciter une observation exceptionnellement typique, faire jaillir un trait révélateur, digne d’être marqué d’une croix. La vie de famille, dans les petites localités, ne permet guère la fréquentation, hors de l’atelier, des compagnons de travail ; la camaraderie au dehors est, au contraire, aisée dans les grandes villes, grâce à leur population flottante. Même le mutisme peut révéler quelque chose, et quelque chose de plus que le caractère fermé des ouvriers d’un certain métier ou d’une région donnée : une expérience négative enveloppe parfois certaines informations positives. Si au contraire l’ouvrier ne se tient pas sur la réserve, il se livre vite, et, quand il se livre, il se fait connaître rapidement tout entier : son moi n’est pas très complexe ; on en a tôt fait le tour et démêlé les idées directrices. D’ailleurs une brève réflexion suffit souvent à révéler tout un état d’esprit. Il n’est donc pas toujours nécessaire, comme on pourrait le croire et comme je le croyais primitivement moi-même, de poursuivre une observation pendant une très longue durée, bien qu’il soit toujours préférable de la prolonger le plus possible.

D’autre part, l’observation de quelques types d’une profession ou d’une région suffit le plus souvent pour dégager les dominantes de cette profession et de cette région, car rien ne ressemble plus à un ouvrier qu’un autre ouvrier. Les ouvriers sentent et pensent collectivement beaucoup plus qu’individuellement. L’originalité individuelle, qui entraine la diversité, résulte elle-même d’une complexité intérieure qui est fonction d’une éducation et d’une culture ici absentes. Par suite, les observations limitées à quelques individus autorisent, contrairement à ce que je croyais tout d’abord, à généraliser sans avoir multiplié indéfiniment ces observations particulières. Il n’en reste pas moins plus sûr, et dès lors désirable, de les multiplier autant qu’il se peut.

Une étude concrète n’est donc pas nécessairement étroite : même limitée à quelques points particuliers, elle peut conduire à des vues générales ; en éclairant un coin très petit du champ de l’expérience, elle permet néanmoins de généraliser sans que ces considérations cessent d’être étroitement subordonnées aux phénomènes observés. Si ces recherches vécues n’ont pas un horizon à la fois très circonscrit dans l’espace et très variable dans le temps, c’est à raison de ce qu’elles mettent d’humain en évidence, c’est-à-dire de général à la fois dans les lieux et dans la durée.

Les véritables limites de la méthode concrète se trouvent ailleurs. Elles tiennent à ce que la méthode ne permet pas de saisir de la réalité ce qu’en saisissent, par la documentation, les méthodes d’enquête et les méthodes semi-abstraites. J’ai dit plus haut que celles-ci constituaient de très riches et très sûrs moyens d’information auxquels la méthode concrète ajoutait, mais qu’elle ne remplaçait pas.


  1. Voir leur livre, très vivant et très poignant, La classe ouvrière, édité à La Guerre sociale.
  2. Si cette méthode concrète de l’observation vécue ajoute beaucoup à notre connaissance de la réalité économique et sociale telle qu’elle nous apparaît, elle ne l’épuise pas encore : au delà de la science sociale s’ouvre le domaine de la métaphysique sociale. Tandis que l’une ne saisit la réalité que dans son rapport avec le sujet, l’autre se propose d’atteindre la réalité dans son rapport avec l’universalité des choses : « On suppose à tort que la science empirique fournit une connaissance intensivement complète du réel, alors qu’elle se tient tout entière sur le plan du phénomène et n’atteint donc du réel que son aspect relatif au sujet connaissant ; pour atteindre le réel comme objet, posé en lui-même, il faut de plus, par la collaboration de l’ensemble des sciences afférentes et de la métaphysique, procéder à une reconstruction critique qui est, à proprement parler, la tâche de la philosophie naturelle. Nous n’insisterons pas sur les difficultés qui hérissent cette tâche synthétique et sur le sens critique très sévère qui doit y présider… » (Joseph Maréchal, Science empirique et psychologie religieuse, dans les Recherches de science religieuse, janvier 1912, p. 21.)
  3. La Littérature et la science, p. 325.
  4. Les limites de la biologie, p. 86.
  5. Id. p. 32.
  6. Berthelot, Sur le pragmatisme de Nietzsche, dans la Revue de métaphysique et de morale, mai 1909, p. 408-409.
  7. Ce que l’on a appelé le système Taylor, du nom de son inventeur américain.
  8. Voir Yves Guyot.
  9. En octobre 1902. — Voir La Vie ouvrière, pp. 60 et 61. — Nul n’a oublié l’exemple tout récent (novembre 1913) de la grève des mineurs du Nord provoquée par un vote du Sénat autorisant 150 heures supplémentaires de travail par an.
  10. Les indigènes des États-Unis disent couramment « Nous sommes Américains ». Ce qualificatif est inacceptable. Heureu- sement pour l’Amérique et pour la civilisation, les États-Unis ne comprennent qu’une partie de l’Amérique du Nord. Même tous les États de l’Union ne subissent pas ou ne subissent qu’en partie cette déplorable idiosyncrasie yankee qui la caractérise encore. Une plus large infusion de sang latin et la diffusion croissante de la culture catholique et latine permettront, au cours de son vieillissement, de civiliser ce pays de Peaux-Rouges.
  11. J’ai rapporté ce fait, très sommairement, dans La Vie ouvrière, p. 96.