La méthode concrète en Science sociale/02

René Giard ; Arthur Rousseau (p. 3-12).


CHAPITRE PREMIER

Comment j’ai été amené à entreprendre
ce genre de recherches.


Dans les sciences naturelles, on a depuis longtemps retenu comme procédé fondamental de la méthode l’observation directe et personnelle des faits. En science sociale, au contraire, jusqu’à une époque récente, on se bornait à observer les pages d’un livre et les murs d’un cabinet de travail. On appliquait presque exclusivement des procédés abstraits à cette science essentiellement concrète. Pendant bien des années, je l’ai étudiée, comme tout le monde, dans les bibliothèques ; mais j’ai fini par me rendre compte que l’histoire des idées et des doctrines, des écoles et des querelles d’écoles, les arguments tirés de l’Économie politique, de la Politique ou de la Sociologie, de la Physiologie sociologique ou de la Métaphysique de la sociologie, en me permettant de naviguer, à la suite de beaucoup d’autres découvreurs, sur l’Océan de l’Idéal, me conduisaient aux Iles du Rêve et non dans la Cité des hommes. Je me demandai donc un jour s’il ne serait pas préférable, pour parvenir à la connaissance du réel et des solutions réelles, d’étudier directement la réalité même ; si, après avoir consciencieusement interrogé tant de réformateurs en chambre, économistes et sociologues de cabinet, savants, poètes, prophètes, qui tous décidaient du sort de l’ouvrier sans rien connaître de l’ouvrier ni de la vie ouvrière, il ne serait pas opportun de tenter de surprendre ce que l’ouvrier pense et ce qu’il veut, ce qu’il sent, ce qu’il souffre, vers quoi plus ou moins nettement ou vaguement il aspire, quelle expérience il acquiert à la suite des leçons administrées par sa propre vie, et quel remède à ses misères peut être aperçu par l’observateur qui les ferait siennes en descendant jusque dans les faits et en s’incorporant aux faits de façon que, s’interrogeant soi-même, il les interrogerait encore.

Les économistes contemporains analysaient, il est vrai, les conditions du travail et la condition du travailleur, mais à l’aide de statistiques, de textes de lois, de rapports officiels, de documents écrits au travers desquels ils voyaient et jugeaient notre organisation sociale et les plaintes de la classe ouvrière. S’il ne s’agissait plus pour eux de construire rationnellement quelque cité idéale au pays d’Utopie, mais de se rendre compte objectivement du fonctionnement de notre société, de sa légitimité ou nécessité, des améliorations dont il a été l’objet ou dont il demeure susceptible, leur méthode cependant restait abstraite.

Le Play avait serré de beaucoup plus près la réalité en observant directement les phénomènes sociaux et, plus spécialement, l’histoire de groupes naturels de phénomènes sociaux. Mais, dans ses enquêtes, il se proposait d’analyser le résultat de l’activité humaine soumise à des conditions données, et non de surprendre le jeu de cette activité même, dans sa source et dans son déroulement, c’est-à-dire, en définitive, l’homme lui-même dans sa relation avec le milieu où il vit et l’objet auquel il applique son effort producteur.

Conviendrait-il alors d’interroger directement l’ouvrier, soit en recueillant ses réponses à des questions précises, soit en lui demandant de se raconter lui-même ? Cette méthode offrirait quelques avantages et de nombreux et profonds inconvénients. Les réponses à un questionnaire présenteraient un caractère artificiel et tendancieux. L’autobiographie serait plus sincère et tout imprégnée de réalité : on lira avec émotion la lettre douloureuse qu’un ouvrier m’a écrite après lecture de mon livre[1] ; mais cette source d’informations resterait extrêmement insuffisante l’ouvrier n’a pas le loisir de se raconter et, s’il en avait le temps, il lui manquerait l’habitude de l’analyse et de la réflexion critique qui s’acquièrent ailleurs qu’à l’usine et par une autre discipline que celle de l’habileté manuelle et du travail musculaire. Le secret du peuple de Paris et Le Sublime ou le travailleur, dont les auteurs, Corbon et Poulot, étaient d’anciens ouvriers devenus patrons, contiennent d’utiles renseignements sur la vie, le langage, les habitudes et l’état d’esprit des ouvriers, aux approches de 1848 et de 1870. Mais leur intérêt est malheureusement fort atténué par la défectuosité de l’exposition et par l’abondance obscure d’idées pseudo-philosophiques empruntées à divers « penseurs » alors en vogue, peu comprises, mal digérées, d’ailleurs absurdes et tout à fait inutiles à la solution des difficultés au milieu desquelles se débat la classe ouvrière ; rien mieux que ces livres n’accuse le trouble et l’obscurcissement que des idées fausses jettent dans des esprits dépourvus de défense et l’incapacité de ces anciens ouvriers à tirer de leur expérience et de l’histoire de leur vie tous les enseignements qu’elles pouvaient comporter. La même remarque s’impose à propos du volume autrefois publié par Godin sur son Familistère de Guise, et où l’exposé de cette expérience phalanstérienne, qui se réduit, en fait, à une simple entreprise coopérative de production, est alourdi de considérations mystico-panthéistiques coulées dans un jargon ridicule.

Il m’apparaissait donc que, s’il était nécessaire de se soumettre à la discipline de la vie ouvrière pour la connaître, la comprendre et tenter de l’améliorer, il ne convenait d’entreprendre cette expérience qu’après s’être soumis aux disciplines coutumières de la vie intellectuelle. Aux hommes accoutumés aux travaux de la pensée manquait l’expérience personnelle du travail manuel dans les conditions que lui impose la société moderne ; aux hommes assujettis aux travaux manuels manquaient l’habitude de l’activité mentale, la culture générale et les cultures spéciales qui ne s’acquièrent qu’après de longues années d’études patientes. C’est après avoir vécu dans l’étude que l’on peut utilement se mêler aux travailleurs, et ce n’est qu’en se mêlant, ainsi préparé, aux travailleurs, que l’on peut surprendre la réalité de leur vie, la qualité de leurs misères, le secret de leur pensée et le contenu de leur âme. Les questions économiques sont des questions humaines et qui demeurent sans réponse si l’on ne s’inquiète pas de connaître la réponse que peut y faire et qu’y fait l’homme même.

La lecture, dans Le Socialisme allemand et le Nihilisme russe, du chapitre où l’auteur, M. Bourdeau, expose le résumé de l’expérience d’un étudiant allemand s’improvisant mineur pour étudier la vie des mineurs, précisa dans mon esprit le genre de recherches qu’il restait à entreprendre et la méthode qu’il conviendrait d’appliquer. Le livre intéressant de M. Leyret, En plein faubourg, que je connus plus tard, n’en offrait qu’une approximation en s’installant petit débitant dans un quartier excentrique de Paris, M. Leyret a bien pris contact avec les ouvriers qu’il voulait étudier ; néanmoins, entre l’ouvrier et lui, restait encore la barrière d’un comptoir. Il convenait d’aller plus loin et d’établir, entre le salarié et l’observateur, un contact immédiat et permanent : l’observateur pourrait ainsi étudier le salarié à tous les moments de son existence, et, salarié lui-même, poursuivre jusque sur soi l’étude de l’influence du milieu où les salariés doivent vivre ; il s’attacherait à décrire, analyser et réfléchir les phénomènes sociaux qu’il aurait vécus. Cette méthode essentiellement concrète supprimait tout intermédiaire déformateur entre l’observateur et la chose observée et substituait à l’étude abstraite des faits l’étude vivante de phénomènes vivants. Je résolus donc d’essayer de me confondre avec les ouvriers en vivant et travaillant comme eux, de tenter de devenir l’un d’eux et d’être l’ouvrier qui se raconte ; je me proposai de noter les conversations, les habitudes, les plaisirs, les opinions, les ressources, les besoins, les tristesses de mes camarades de travail, de décrire leur atelier, leur logement, le cadre de leur existence, de retracer, en même temps que ce milieu réel, les individus réels que je verrais s’y mouvoir ; m’efforçant de conserver aux faits leur couleur et leur mouvement, je parviendrais peut-être à faire passer sous les yeux du lecteur cela même qu’aurait surpris mon regard de sorte que le lecteur pût demeurer un juge. C’est seulement après la publication de La vie ouvrière que je connus l’existence de deux ouvrages semblables, l’un de MMmes Van Vorst et l’autre de M. Kolb. Le premier de ces livres, L’ouvrière aux États-Unis, avait paru traduit en français vers 1903[2]. Le livre de Kolb, Als arbeiter in Amerika, (Comme ouvrier en Amérique,) paraissait à Berlin en 1909[3], en même temps que le mien. À la même époque, je lisais un Billet de Junius[4] consacré à un dominicain flamand, le P. Rutten, qui, après avoir travaillé pendant un an, comme ouvrier mineur, au fond des puits, avait exposé dans diverses publications ses idées sur la question ouvrière et fondé dans son pays des syndicats ouvriers groupant, dès cette année-là, près de 50.000 associés ; ils en comptent actuellement plus de 100.000. Ces tentatives se produisaient à mon insu en même temps que les miennes, tellement elles sont nécessitées et par notre besoin de connaître de la vie ouvrière autre chose que ses explosions de douleur furieuse, et par l’urgente nécessité de réformer notre organisation sociale ou, plus exactement, de pourvoir d’une organisation un état social qui en est dépourvu.

Dix ans avant l’apparition de ma Vie ouvrière, j’avais inauguré mes recherches par l’étude facile des figurants de théâtre et du public du « poulailler » ; elles se sont prolongées pendant plusieurs années et m’ont pris beaucoup de temps pour ne laisser qu’un mince résidu d’observations. Les études de vie ouvrière proprement dite se placent entre 1902 et 1906 : à chacune d’elles je consacrai de deux à cinq semaines. Si elles sont en petit nombre et fort diverses, c’est que je me heurtai tout de suite aux deux principaux obstacles qui s’opposent à des recherches de cette nature : l’ignorance de tout métier et l’absence d’un introducteur complaisant. La difficulté n’est pas tant, comme on pourrait le croire — car il suffit d’un effort de volonté — de renoncer momentanément à une vie agréable ou de vaincre une instinctive répugnance pour le travail manuel, que d’être mis à même de pénétrer dans une catégorie sociale à laquelle on est complètement étranger. Il me fallait trouver un terrain d’expérience accessible à un non-professionnel et où le patron voudrait bien me permettre d’entrer. Ma tentative était subordonnée à la réunion de ces deux conditions et je n’avais aucune relation dans le monde industriel. Un ami prit l’initiative d’y pourvoir ; d’autres l’ont, depuis lors, imité. Mais, au début, mon champ de recherches ne pouvait être que très étroitement circonscrit. Quelque maigre qu’ait alors été mon butin, je me décidai néanmoins à en faire part au public, attendant de son accueil une indication pour continuer ces recherches ou en arrêter les frais : la sympathie que m’ont témoignée[5], bien que je leur fusse complètement inconnu, diverses personnalités particulièrement compétentes en ces matières, m’a engagé à persévérer dans la voie que je m’étais tracée. De ce nouvel effort sont sorties les enquêtes nouvelles dont j’espère la très prochaine publication. L’ordre de publication de ces enquêtes est celui-là même dans lequel elles se sont succédé. J’ai cru utile de le maintenir comme étant aussi l’ordre de l’apparition et du développement de mes idées et conclusions au contact des réalités que j’ai vécues.

Mais l’usage d’une méthode ne suffit pas à sa justification. Il est nécessaire d’en construire la théorie. Du moins en ai-je tenté l’esquisse.

  1. La Vie ouvrière, observations vécues.
  2. On m’en communiqua, après l’apparition de mon livre, un fragment publié, dès le 2 février 1901, dans la Revue des Deux Mondes.
  3. Il n’a pas été traduit en français.
  4. Écho de Paris, 23 avril 1909.
  5. Voir les documents réunis à la fin de ce volume.