La méthode concrète en Science sociale/06

René Giard ; Arthur Rousseau (p. 95-140).


DOCUMENTS

1o LETTRES

D’un ouvrier.

« … Oui, c’est bien là le type-né de l’ouvrier en général, y compris l’ouvrier des champs ; c’est de cette cellule monstrueuse que sort notre prétendue intelligence. J’ai eu toutes les occasions véritables d’étudier, de souffrir de cette vie que l’auteur trouve drôle tandis que plus de dix millions d’êtres humains la voient telle qu’il l’a un peu aperçue, car il lui est défendu de vivre la vraie vie qu’il croit avoir vécue. Sa naissance, son esprit inquisiteur, le point de vue philosophique et psychologique qu’il s’en faisait, et enfin la réalité impossible qui était d’en vivre et d’en souffrir tels que ceux qu’il croit avoir étudiés : l’auteur savait pouvoir en sortir un jour et n’en pouvait souffrir comme les vrais malheureux qui y sont et que les pires orgies, dépravations abjectes, vantardises et autres sont à eux leurs meilleurs repos de l’esprit.

« À côté de ceux-là quelques-uns souffrent, ils sont bien rares, de cette vie de gueule et de beuveries, car l’on sent que ce n’est pas ainsi que la nature a voulu réunir les hommes. Ces cas rares d’hommes venus au milieu de pauvres créatures sont à plaindre car ils supportent une douloureuse vie, ils sont pris pour des êtres mous, des délateurs, ou tant d’autres accusations aussi ignobles que souvent leur timidité empêche de désavouer semblables accusations. Je suis né de parents meuniers, dans la plus petite industrie, avec cela qu’ils avaient quelques terres qui nourrissaient quelques vaches. À cinq ans, j’allais garder très loin ces vaches dans les prés et je recevais maintes corrections pour les laisser passer sur les terres voisines. (Je vous dirai que j’étais bien gratifié comme morale, j’avais une belle-mère depuis l’âge de quatre ans et une de celles qu’a jugée l’opinion.) À sept, huit, neuf ans, j’allais à l’école ; mais, avant de partir, le matin, je devais balayer les quatre étages du moulin de mon père, et ce, par les froids d’hiver 79-80, 18° à 25° au-dessous de zéro, que le manche du balai était comme une glace dans les mains. Au retour, je gardais les vaches ; jusqu’à la nuit, dans l’été. À dix ans, je sortais de l’école et remplaçais l’ouvrier de mon père qui n’en prit plus. À douze ans, mon père dut lâcher le moulin ; je fus placé comme meunier chez un cousin qui me faisait lever à cinq heures du matin et coucher à dix heures du soir. La nuit, je devais encore me lever lorsque les appareils du moulin venaient à se déranger ou l’eau du bief à changer de niveau, ce qui donnait plus ou moins de vitesse à l’usine. C’est à cet âge que j’ai appris à conduire ma première machine à vapeur pour suppléer au manque d’eau, l’été. Je remplaçai un mécanicien breveté de la marine qui n’avait pu faire donner le maximum à sa machine. Je chauffais, (chaudière à deux bouilleurs), je conduisais ma machine et aidais au moulin les autres ouvriers. Lorsque, la nuit, mon sommeil m’empêchait d’entendre les variations de marche aux sonneries du régulateur, j’étais réveillé à coups de pieds et poings par mon cousin qui avait ses appartements contigus. Je dus quitter à quatorze ans ce bagne pour des fautes comme cette dernière : renvoyé. Je tombai successivement dans cinq ou six maisons semblables, lorsque je fus réveillé par le besoin d’instruction. Je bûchai, car je n’avais connu, à dix ans, que l’histoire sainte et le catéchisme ; en mécanique et en électricité, j’obtins deux premiers prix dans chacun de ces cours. Quelle peine ! quelle vie ! passées, sans avoir jamais pu y goûter, ces beuveries, ces débauches dans ces milieux qui n’ont pas de quoi rire.

» Je vous écris ceci pendant l’heure du déjeuner à l’usine…


D’un professeur d’économie politique dans une Faculté de Droit.

« … Je me demande si le moment n’est pas venu où l’amélioration du sort des ouvriers va dépendre d’une éducation économique et utilitaire qui leur sera donnée, sinon par l’enseignement, au moins par les faits, par les conséquences enfin aperçues du sabotage et de l’action révolutionnaire, par la disparition progressive, au contact des réalités, de ce qu’il y a encore d’inconscience ou d’idéalisme utopique et naïf dans l’esprit des masses, par les rapports qui devront bien un jour s’établir entre groupements ouvriers et groupements patronaux égalements organisés… »


D’un industriel.

« … Je vous dirai qu’après l’avoir lu, j’ai voulu le relire, tant il m’a intéressé ! Vous avez présenté d’une façon particulièrement vivante cette étude ouvrière. Les fortes qualités d’observation que vous y avez déployées ont été servies par un jugement très sûr. Il était à craindre qu’un tel sujet n’entrainât à des exagérations sentimentales : vous avez parfaitement évité cet écueil.

» Vous n’avez pas voulu, partant de quelques idées admises, en déduire une conception de vie ouvrière qui aurait été forcément artificielle. Pour connaître les conditions dans lesquelles se déroulait l’existence de l’ouvrier, les difficultés au milieu desquelles il se débattait, vous avez vécu et peiné comme un ouvrier. Pour comprendre la mentalité de vos compagnons, vous les avez étudiés, vous les avez fait parler sans qu’ils s’en doutent ils sont ainsi restés eux-mêmes.

» Votre étude est remplie d’observations, de scènes prises sur le vif qui la rendent attrayante. Les commentaires d’ordre philosophique dont elle abonde ajoutent à la note pittoresque un caractère sérieux et élevé… »


D’un professeur de philosophie dans un Collège.

« Je n’aurais pas compris ce livre comme il est fait. Je l’aurais intitulé — Six mois de vie ouvrière, par un étudiant — titre beaucoup plus net, je veux dire correspondant plus exactement au contenu du livre. Je me serais mis davantage en scène, décrivant mes impressions, mes états d’âme d’ouvrier : ce côté psychologique personnel très intéressant, vous l’avez trop négligé, car soyez sûr que ce qui intéresse le lecteur, c’est vous, l’ouvrier volontaire, plutôt que les clichés que vous prenez de la vie ouvrière, grâce à ce déguisement. En effet, ces propos, ces confidences, ces visions de misère, ou de sottise, ou de bonté naïve et fruste, qui ne les a eus pour son compte ! Ce qu’on voulait donc, c’était avant tout votre sensation. Puis, et seulement en manière de cadre, j’aurais choisi, parmi les propos recueillis, les plus significatifs, ceux qui, sans révéler rien, mettent cependant l’accent d’une façon intéressante sur un état d’âme. Et d’ailleurs je me serais gardé d’insister, de faire des thèses à propos de … leurs propos, de montrer que je suis un monsieur savant. Leur misère mentale et matérielle n’est-elle pas assez apparente ! Enfin j’aurais enlevé des turpitudes qui souillent le livre et qui ne sont pas plus spéciales au monde ouvrier qu’aux autres classes sociales.

» Vous avez dû publier telles quelles vos notes ! Vous n’avez pas tiré de cette matière assez riche, mais informe et disparate, un livre. Il y a dans ce premier jet quelques bonnes pages, mais le reste devait être repris, repeint, réordonné. »


D’un licencié ès-lettres histoire.

« J’ai lu avec beaucoup d’émotion votre livre. Je crois qu’il sera utile à tous ceux qui s’occupent de questions sociales, et surtout aux radicaux qui ignorent complètement les besoins de la classe ouvrière… Mais, à mon avis, votre enquête est incomplète, vous passez complètement sous silence les bons métiers, ceux qui rapportent, mineurs, ouvriers des forges, mécaniciens, ajusteurs, etc. »


D’un archiviste paléographe.

« C’est un livre de faits, bien composé, très instructif. Vos petits tableaux sont très vivants. On lit avec plaisir et sans fatigue. C’est tout un monde nouveau qui se révèle. J’ai peu vu d’études aussi réalistes — sans être grossières — et aussi profondes. Peu d’observateurs se sont aventurés où vous êtes allé et, ayant vu, ont su rapporter leurs impressions comme vous avez fait. »


D’un journaliste.

« Votre Vie ouvrière m’a conquis par sa sincérité. Nous manquons totalement d’enquêtes de ce genre. Votre initiative mérite d’être louée sans réserve. »


D’un autre journaliste.

« Votre tentative de percer le mystère des milieux ouvriers, si ouverts en apparence, est non seulement originale, mais elle a eu pour résultat de nous renseigner sur un monde presque inconnu et qui se défend avec une singulière ténacité contre les curiosités de la bourgeoisie intellectuelle. Ce livre m’a vivement intéressé et je vous félicite d’avoir eu l’idée de cette originale enquête. »


D’un commerçant.

« … Vos études sont trop fragmentaires et trop brèves. Vous croyez connaître des ouvriers pour avoir travaillé avec eux pendant quelques semaines ! Mais vous ne connaissez qu’une petite face de la question : vous avez vu des individus, non des familles, dans leur travail, non pendant toute une année ; et, si vous aviez fait cela, il faudrait alors passer des employés à l’employeur, connaître les nécessités qui lui imposent des actes mal interprétés ou déformés par la naïve ignorance des gens qu’il emploie. Or, vous avez la prétention d’apporter une vaste enquête, et vous tranchez les questions. C’est du reportage, rien au delà. Vous êtes allé à la classe ouvrière avec des idées préconçues ; vos études spéculatives vous ont farci d’idées dont il est impossible de se dépouiller instantanément. Si, au contraire, un chef d’industrie, un propriétaire agricole, un Directeur de Compagnie s’improvisait ouvrier, cultivateur, tisserand, pendant un assez long temps, son œuvre pourrait être sérieuse et féconde… »

2o ARTICLES DE JOURNAUX


« Une phrase bien agaçante et qui revient à chaque instant, tantôt sous la plume de quelque observateur cossu et tantôt sur les lèvres des personnes heureuses de vivre et d’avoir bien dîné, cette phrase est celle-ci :

« Aujourd’hui, monsieur, l’ouvrier ne veut plus travailler. »

On ne dit pas : « Il y a des ouvriers » ou : « Je connais un ouvrier, etc », on fait de cette remarque un article de foi : l’ouvrier ne veut plus travailler. C’est net. C’est irréfutable…… Il n’y a pas de parole plus impie. On ne la proférerait jamais si l’on songeait aux milliers de malheureux qui demandent du travail et qui n’en trouvent pas, qui offrent leurs services, leur courage, leurs forces, leur bonne volonté, et qui sont éconduits, faute d’ouvrage.

Mais il est bien difficile de se faire une idée de leur détresse et de leur démoralisation, quand on n’a pas soi-même passé par là.

Quelqu’un a voulu en avoir le cœur net ; quelqu’un s’est rappelé ce qu’écrivait un jour madame d’Arbouville à Sainte-Beuve : « On ne veut jamais descendre jusqu’aux choses. On juge toujours d’où l’on est, comme un paralytique. » Et j’ai pu lire avec fruit, non pas des chiffres, non pas des statistiques de cabinet, mais les observations vécues, sur La Vie ouvrière, de M. Jacques Valdour, qui a voulu être, tour à tour, apprenti dans une usine de tissage, ouvrier teinturier à Roanne, tréfileur à Lyon, figurant de théâtre à Paris, et qui nous donne ses impressions et ses réflexions sur les milieux qu’il a traversés et sur les hommes dont il a réellement partagé l’existence. Il peut parler de leur labeur, de leurs gîtes, de leurs restaurants, de leurs distractions, de leur misère physique et morale son expérience lui en donne le droit. Il a été, comme dit magnifiquement Lacordaire, « le travailleur qui prend ses bras et qui s’en va ! » Qui s’en va les proposer de porte en porte, de ville en ville, de bureau de placement en mairie et en syndicat, et qui n’est embauché nulle part…

« Rien de plus déprimant que ce refus répété, déclare ce témoin irrécusable. Quoique sans travail par fiction, je n’ai pu entendre ce — non — sans éprouver une sensation de vide et un serrement de cœur. Que l’on songe à celui pour qui de telles journées sont une réalité vraie, dont les vêtements s’usent, dont les ressources s’épuisent, et qui ne voit pas l’issue ! Surtout s’il n’est pas célibataire, s’il a charge d’âmes, femme, enfants, vieux parents, malades, infirmes… »

Pour les pauvres gens, chômer, c’est mourir un peu.

Cette vision devrait suffire pour glacer sur les lèvres, où il revient comme un refrain, l’absurde rabâchage : « L’ouvrier, aujourd’hui, ne veut plus travailler ! »

Lucien Descaves.

(Le Journal, 15 novembre 1909.)


« Opinions.
« Observations vécues.

« Parce qu’il se répand volontiers en déclamations et en récriminations, parce qu’il manifeste dans les rues et gesticule dans les meetings, nous croyons connaitre l’ouvrier. Nous ignorons, en réalité, à peu près tout de sa vie, de ses aspirations, de ses espoirs. Ce n’est pas dans les journaux qui font profession de le défendre qu’il faut chercher sur lui des renseignements : ils forcent la note, exagèrent ses misères et sa détresse, nous trompent sur son « état d’âme », pour employer un mot à la mode.

Un ouvrier, seul, pourrait nous documenter sur l’existence et les idées du monde auquel il appartient ; mais le monde ouvrier est étrangement fermé : une pudeur, à la fois timide et farouche, l’isole comme derrière un inaccessible rempart ; il vit replié sur lui-même, considère comme un ennemi l’homme d’une autre classe qui voudrait se mêler à lui ; il ne se livre pas ; il est méfiant et soupçonneux. Aussi, pour capter la confiance du travailleur manuel, pour faire tomber ses préventions, pour être admis dans son logis, dans son intimité et dans ses confidences, il faudrait se faire ouvrier. C’est ce qu’a tenté un écrivain, M. Jacques Valdour, qui a retiré de cette originale enquête un volume d’ « observations vécues » du plus haut intérêt. « Il a rapporté, dans leur forme spontanée, les conversations entendues, laissé les personnages dans le cadre où ils lui sont apparus ». Il a commencé par être le sans-travail en quête d’un emploi vêtu misérablement, il a frappé en vain à la porte des usines et des fabriques de Vierzon, de Montluçon, de Commentry, de Saint-Éloi-les-Mines, de Saint-Étienne. Il causait avec des individus également sans ouvrage ; il note que « la recherche si longtemps infructueuse de l’embauchage, cette quête d’emploi de porte en porte, de ville en ville, de bureau de placement en bureau de placement, est profondément fatigante et démoralisante ». Quoique sans travail par fiction, dit-il, il ne pouvait entendre le refus opposé à sa demande « sans éprouver comme une sensation de vide et un serrement de cœur »

Il fait des remarques intéressantes :

« Qui n’a pas de profession n’a guère de considération les ouvriers ont leurs patriciens et leurs pébléiens, leurs bourgeois et leurs déclassés : le sédentaire s’estime plus qu’il n’estime le nomade ; l’homme pourvu d’un métier a conscience qu’il occupe un niveau social supérieur à l’homme dépourvu de métier ; certains métiers l’emportent en dignité sur d’autres ; il y a, en fait, toute une hiérarchie ouvrière ».

Enfin, à Roanne, M. Valdour parvient à se faire embaucher comme apprenti tisserand ; plus tard, il sera teinturier ; puis, à Lyon, il entrera dans l’atelier d’une tréfilerie ; il nous initie à la vie que mènent ses camarades hors de l’usine ; il fréquente leurs restaurants et leurs estaminets ; il revient à tout instant sur le vice affreux qui dégrade le travailleur manuel : l’alcoolisme. « Boire, dit-il, reste comme la suprême jouissance que peut connaître l’homme. » Il constate que, « pour tous, la beuverie est la plus grande joie des heures de liberté ». Un de ses compagnons, auquel il demandait ce qu’il ferait s’il venait à gagner le gros lot d’une loterie, lui répondit tranquillement : « Je me saoulerais. »

La plupart ne lisent même pas un journal, ou bien ils se repaissent de feuilles aux opinions violentes ; leur ignorance n’a d’égale que leur vanité : « Tous croient que savoir lire, écrire et compter, c’est savoir ». Ils discutent sur tout et se répandent en divagations : « À les entendre exprimer tout haut leurs ruminations coutumières, on est tenté d’estimer qu’ils sont en état d’ivresse mentale ; ce qu’ils ont entendu ou lu les enivre et leurs propos ont tournure de propos d’ivrognes. »

Ils sont, bien entendu, trop savants, pour n’être pas affranchis de toutes les superstitions ; mais, en réalité, « tout bon ouvrier moderne se croit sans religion, parce qu’il professe cette superstition de l’État, de la Science et de la Nature qui est la plus basse de toutes. » M. Valdour dit encore : « La Science est vraiment son adoration et son orgueil ; il croit la posséder et c’est elle — et quelle Science ! — qui le possède comme serf. » M. Jacques Valdour, au cours de son enquête vécue sur la Vie ouvrière, a écrit bien des pages pénétrantes sur cette dévotion du travailleur, sur cette vénération de la Science idole ; il en tire des conclusions particulièrement suggestives ; mais il me faudrait citer et non plus analyser, et la place me manque… »

Paul Mathiex.

(La Patrie, 20 décembre 1909.)


« Notes d’un Roannais.

« Nous signalions l’autre jour, à propos du « fléau du chômage » le livre d’un auteur éminemment original, M. Jacques Valdour La Vie ouvrière, observations vécues.

Observations vécues : le meilleur moyen d’observer les gens est de vivre avec eux. Le meilleur moyen d’étudier la vie ouvrière est de se faire ouvrier, évidemment ! Seulement comme l’expérience est rude et exige un rude courage, on s’y livre infiniment peu chez les bourgeois.

Chez les bourgeois, notamment chez les bourgeois socialistes dont l’espèce, paradoxale autant qu’immorale mais chère aux sous-préfets, se propage déplorablement, chez les bourgeois socialistes on prétend connaître la vie ouvrière et, bien entendu, on prétend l’améliorer, mais on s’en tient malheureusement à cette prétention, pas fatigante. Et en attendant on l’étudie en gardant ses habitudes bourgeoises et ses manchettes… C’est plus élégant.

Un homme s’est cependant rencontré, d’une admirable énergie, d’une conscience invraisemblable — un original, je vous dis ! — qui pour connaître les ouvriers a eu cette idée, si simple en apparence et si extraordinaire dans la réalité, d’aller vivre de leur vie, et qui, l’ayant eue, l’a parfaitement exécutée, et s’est fait, des mois et des mois, ouvrier volontaire.

Or ayant appris par un article de Lucien Descaves dans le Journal que cet ouvrier exceptionnel avait précisément travaillé à Roanne, et de ses « observations vécues » avait fait un livre, nous nous sommes enquis de ce livre. Grâce à l’obligeance de notre éminent confrère, nous nous le sommes procuré.

« Ton livre est ferme et franc, brave homme ! » s’écrie Musset « après une lecture ». En fermant le livre de Jacques Valdour, je me suis souvenu du mot de Musset, et aussi de celui de Montaigne : « Ceci est un livre de bonnefoi. »

De bonne foi, ah ! certes oui ! Tellement que l’auteur ne prend jamais parti, hésite à conclure ou pour mieux dire ne conclut pas. Et s’il ne conclut pas, j’ai peur que ce soit tout bonnement parce qu’il n’y a pas à conclure.

Car vous pensez que nous avons couru aux conclusions. Dans une étude sur la condition du travailleur, cela seul importe. Hélas ! cela, dans ce livre d’un brave homme qui est pourtant un esprit brave, manque comme dans les autres. J’entends ce qui serait au moins l’indication, l’espoir d’une méthode d’amélioration de la vie ouvrière. Mais non ! Les méthodes actuelles l’ont fort peu améliorée matériellement, et moralement l’ont faite mauvaise et amère comme elle ne fut jamais. Oh ! il n’y a pas à faire des phrases là-dessus : tout ce qui compte dans le socialisme, comme dans tous les partis, le reconnaît douloureusement, la vie ouvrière était plutôt meilleure du temps que la vieille chanson la berçait…

C’est ce que Jacques Valdour, (il est parfois amusant et il a étudié l’ouvrier roannais avec une sympathie particulière), expose dans des pages tout à fait remarquables de sincérité et de franchise… Ces pages, par leur vaillante franchise, par leur ton tout à la fois découragé et affectueux, par leur vérité et leur vie, frapperont tous ceux qui ont réfléchi quelquefois à cette question, attachante entre toutes, de la vie de l’ouvrier. Pauvre vie à tout prendre, depuis surtout que les politiciens en ont arraché les « superstitions »…

Mais Jacques Valdour n’est pas toujours aussi grave, aussi sombre. Toujours vrai, il a des tableaux roannais pris sur le vif, parfois d’un réalisme truculent, et qui amuseront certainement nos lecteurs. »

Jean-Claude.

(Journal de Roanne, 23 janvier 1910.)


« L’élaboration d’un ouvrage tel que celui de M. Jacques Valdour exige deux ordres de mérites bien distincts : une conscience minutieuse pour l’étude des faits observés, un sérieux talent de mise en œuvre pour l’utilisation et la présentation au public des documents recueillis. Quand un auteur, — et c’est, semble-t-il, le cas de M. Jacques Valdour, — possède à la fois ces qualités qui, sans s’exclure, ne se trouvent pas toujours alliées dans un même esprit, il arrive sans peine, sans effort, apparent du moins, à écrire le livre, si rare, qui donne la couleur, l’éclat, la vie, au sujet le plus austère. Pour parler en connaisseur, en homme véritablement informé de la vie ouvrière telle qu’elle est de nos jours, M. Jacques Valdour s’est fait ouvrier. À Vierzon, à Montluçon, à Commentry, à Saint-Eloi-les-Mines, à Saint-Étienne, il a vécu la vie misérable de l’ouvrier sans travail… À Roanne, il s’est fait apprenti tisserand et ouvrier teinturier, tréfileur à Lyon, figurant de théâtre à Paris… De la vie à l’usine et de l’existence en dehors des heures de travail, il n’ignore aucun secret. Il sait comment il faut se loger, se nourrir, se vêtir pour arriver, non sans une prodigieuse habileté parfois, à équilibrer le modeste budget de l’ouvrier… Un peu partout il a connu des types singulièrement divers de travailleurs, et ceux qui vivent sagement, travaillent avec régularité, et ceux pour qui le travail ne semble être qu’un moyen d’existence intermittent, pour ainsi dire accessoire, et les ivrognes, et les débauchés, et jusqu’aux habitués des plus terribles bouges, des plus sinistres bas-fonds de Lyon et de Paris. De tous ces milieux et des personnages qui s’y démènent, M. Jacques Valdour a fait une peinture animée, colorée sans excès, qui donne l’impression sincère de la vie… »

(Recueil de jurisprudence Dalloz, 18e Cahier, 1909, Bibliographie, p. 30-31.)
« Un Explorateur de la Vie Ouvrière.

« Quiconque a des idées se croit capable de résoudre la question sociale. C’est un éternel sujet de discussion. Si l’on admet qu’elle se réduit à une lutte de classes, il est bien certain que chacune des deux classes adverses a des opinions préconçues qui déforment généralement le problème. Il y a peu d’ouvriers capables de juger la bourgeoisie et il n’y a pas beaucoup de bourgeois qui se fassent une idée exacte de la vie ouvrière. Pourtant les uns et les autres se jugent avec assurance et chacun veut avoir raison.

Le journal ou l’orateur populaire fixent le sentiment de l’ouvrier. Le bourgeois se laisse renseigner par la littérature. Toute une génération a vu le monde du travail tel que Zola l’avait dépeint dans l’Assommoir ou dans Germinal. Ce sont les types conçus par le romancier, Coupeau, le vieux Bonnemort, les Maheu ou l’ambitieux Étienne Lantier, qui ont impressionné ses nombreux lecteurs et déterminé en grande partie le jugement qu’ils portent sur l’ouvrier. Jugement romanesque qui corrige à peine les souvenirs laissés par les Misérables de Victor Hugo ou les Mystères de Paris d’Eugène Sue. Il justifie à la fois les craintes d’un bouleversement social et le sentimentalisme égalitaire. Il flatte notre éternelle manie d’abstraire qui veut que le mot « Ouvrier » prenne une grandeur symbolique et qu’il paraisse noble comme le travail, émouvant comme la souffrance, tragique comme la révolte.

Nous exigeons aujourd’hui des notions plus précises. Beaucoup de jeunes gens sortis de la bourgeoisie ont voulu connaître le peuple. On put voir, il y a dix ans, fraterniser l’intellectuel et le prolétaire. Ce fut une union passionnée comme un mariage d’amour et qui dura à peu près ce que dure une lune de miel. Aujourd’hui la plupart de nos gens de lettres sont retournés à leurs livres et les ouvriers sont restés ce qu’ils étaient, aussi impénétrables et aussi peu compris. Eux aussi sont nos frères farouches, selon la forte expression que M. Jules Renard applique aux paysans. Les écrivains qui se donnent pour les interprètes de la classe ouvrière, et entre autres, M. Georges Sorel, repoussent à toute occasion les avances des gens de lettres et s’opposent à cette pénétration intellectuelle. Mais ce mouvement n’aura pas été vain : il aura contribué à enlever à la bourgeoisie quelques fausses idées sur le monde des travailleurs.

Quelques écrivains, en effet, ne se sont pas contentés. d’aller parler au peuple : ils ont voulu vivre avec lui. M. Leyret s’est installé petit débitant et il a rendu compte de ce qu’il a observé En plein faubourg. Récemment M. Jacques Valdour a fait mieux encore : il a voulu être ouvrier lui-même et il vient de raconter ses impressions. Son récit est un curieux document qui mérite d’être consulté par tous ceux qui s’intéressent aux conditions de la vie sociale.

M. Valdour a d’abord été longtemps sans travail. Pour être embauché, il a quêté un emploi à Vierzon, à Montluçon, à Commentry, à Saint-Éloi-les-Mines, à Saint-Étienne. Il a en vain frappé à toutes les portes ; sa situation était celle de l’ouvrier qui a réalisé des économies, mais qui se trouve forcé au chômage. Il dépense vite à aller de ville en ville le peu d’argent qu’il a pu mettre de côté. Le chômage est démoralisant. Le sans-travail, humilié par les sollicitations auxquelles il doit s’abaisser, devient facilement un révolté. S’il est seul, il peut arriver à bricoler, en attendant mieux. S’il a une famille, l’inquiétude du lendemain est pressante. Et le chômage est toujours menaçant en raison de l’instabilité du régime industriel : variations dans la production et insécurité de la plupart des métiers qu’une invention nouvelle peut bouleverser soudainement.

M. Jacques Valdour allait d’abord à la Bourse du Travail. On lui demandait s’il était syndiqué : il y a des secours spéciaux pour les syndiqués sans travail. Il y en a aussi pour les ouvriers de passage. M. Valdour n’étant pas syndiqué n’avait droit qu’à des bons de fourneau économique donnés par la mairie. Il obtenait du secrétaire de la Bourse du Travail une liste d’usines. Mais il y apprenait que les patrons se sont entendus pour n’embaucher des hommes que par l’intermédiaire de l’Office du Travail : c’est la réplique du patronat qui s’organise en face du salariat organisé.

Partout le travail est rare. M. Valdour se faisait inscrire inlassablement et toujours on lui répondait : « Nous n’embauchons personne ». Il y avait quelquefois cent demandes pour trois places. Si l’on prend quelqu’un, c’est d’abord parmi les gens du pays : l’ouvrier spécialisé ou l’ouvrier indigène gardent un immense avantage sur les autres. Il existe dans le monde du travail une hiérarchie naturelle. Le prolétariat a ses praticiens et ses plébéiens. ses bourgeois et ses déclassés : il ignore l’égalité autant que les autres classes sociales et peut-être davantage. L’ouvrier sans profession n’est guère considéré ; le sédentaire a une supériorité incontestée sur le nomade. Et les préjugés hiérarchiques sont très forts et très tenaces dans le peuple qui travaille. Certains métiers l’emportent en dignité sur d’autres. L’élite ouvrière est aussi fermée que toute élite peut l’être.

M. Jacques Valdour est enfin entré comme apprenti dans une usine de tissage, à Roanne. Six cents métiers sont rangés sur huit longues files dans le vaste hall et trois cents tisseurs ou tisseuses en dirigent chacun deux à la fois. Le nouveau venu est adjoint à un bon ouvrier qui, pendant vingt ans, a travaillé aux métiers à la main avant d’entrer à l’usine. M. Valdour l’interroge : « Vous devez préférer le tissage mécanique — Ah ! non. — Pourquoi ? — Avec l’autre, on est son maître et on peut travailler en famille. Ici, impossible : ma femme travaille dans une autre fabrique, Quand on part pour l’atelier, on ferme la maison. » S’il y a des enfants, il faut les mettre en nourrice et ils sont un embarras jusqu’à l’âge où ils peuvent commencer un apprentissage.

La grande industrie écrase la famille et l’individu dont elle supprime l’indépendance. Ces six cents métiers font un bruit d’enfer auquel M. Valdour eut du mal à s’habituer. Il lui parut d’abord que l’ouvrier n’y pouvait agir qu’en automate, mais, par une plus grande pratique, il reconnut que la surveillance de la machine exige une attention continuelle. Payé aux pièces, le tisserand a intérêt à tenir toujours les navettes prêtes et à guetter le moment où la canette s’épuise et doit être remplacée. Le mécanisme du métier est compliqué comme le temps perdu coûte cher, il faut découvrir le plus vite possible ce qui a cassé un fil, ce qui a produit un « manque ». L’esprit doit être prompt et inventif. De plus, si le voisin s’absente, on surveille son métier et on entretient son action, parce que l’on sait qu’il en fera autant pour vous ; le tisserand prend ainsi un sentiment très vif de l’intérêt collectif. Il est bien préparé à la vie sociale. Accoutumé au vacarme assourdissant de l’atelier, il reste maître de soi dans le tumulte des réunions publiques.

Pour continuer son enquête, M. Jacques Valdour s’est fait teinturier : dix heures de travail pour un salaire de 3 fr. 50. Il fut d’abord employé à l’étendage et payé seulement 2 fr. 50.

Les teinturiers sont très différents des tisserands : leur besogne et salissante, fatigante et elle altère. Ils sont naturellement portés à la boisson et ils en abusent. Leur travail étant silencieux, ils causent et les propos sont grossiers, les tètes se montent, les façons sont brutales. Le métier n’est pas régulier et les patrons mettent à pied pendant l’été une partie du personnel : aussi, parmi ceux qu’ils embauchent, se trouvent, paraît-il, beaucoup de repris de justice qui s’accommodent de cette situation précaire à défaut d’une autre. Parmi les teinturiers se recrutent beaucoup de propagandistes par le fait.

Payés à la journée, les hommes en font le moins possible, malgré les jurons du chef d’équipe qui est un ancien communard un peu grisé par son autorité d’aujourd’hui. Il parle durement comme on lui a parlé quand il était ouvrier : c’est un traditionaliste à sa manière. D’ailleurs sa dureté est nécessaire avec les hommes de mentalité basse auxquels il a à faire. Car ce travail, qui ne nécessite qu’un bref apprentissage, peut être fait par les bohèmes et les vagabonds de la classe ouvrière.

Elle existe surtout dans le prolétariat cette déformation par le métier, si sensible dans toutes les classes de la société et qui donne des traits de caractère particuliers et reconnaissables à un magistrat, à un officier, à un professeur. L’ouvrier est encore plus profondément « déterminé » par le milieu où il vit, par la monotonie de sa tâche, par l’étroitesse du domaine où se dépense son activité. Et le machinisme a augmenté le nombre des manœuvres forcés pendant des jours entiers au même geste, à la même attitude : automatisme qui souvent brise le corps de fatigue sans laisser aucun espoir de développement intellectuel. M. Valdour a pu prendre à ce sujet des notes précieuses.

L’ouvrier ne retient presque rien en dehors de son métier : voilà ce que ses éducateurs ne savent pas assez. Ils sont toujours étonnés par le résultat des interrogations auxquelles on soumet de temps en temps des réservistes à leur arrivée à la caserne ; un tiers ne sait répondre à aucune question relative aux principaux événements historiques du dix-neuvième siècle. Beaucoup ignorent ce que fut Napoléon et quelques-uns ne savent plus que la France a été vaincue en 1870 : ce qui est tout à fait explicable quand on sait que l’ouvrier vit généralement sans autre souci que celui de son pain quotidien et de son jour de fête hebdomadaire. Un compagnon de M. Valdour lui dit : « Une chose chasse l’autre, l’ouvrier est comme ça… » La mémoire ne conserve que le nécessaire : lire, écrire, compter, plus ou moins bien. Les préoccupations du premier plan sont les choses du métier, les passions cultivées par les intrigues des partis politiques et par les journaux, sans oublier le vin, la femme et le tabac.

Des écrivains socialistes sont les premiers à se plaindre de l’instruction populaire telle qu’elle est comprise dans notre démocratie. Ils y voient un piège destiné à déformer l’esprit du peuple : au lieu d’apprendre aux ouvriers ce qu’ils ont besoin de savoir pour leur vie de travailleurs, « on s’efforce de développer chez eux une vive curiosité pour les choses qui se trouvent dans les livres écrits pour les bourgeois »[1]. Curiosité vague qui se change en inquiétude mal définie par les bribes de connaissances que fournissent quelques ouvrages de vulgarisation.

Ce qui prime tout pour l’ouvrier, c’est l’absence de sécurité. Il se sent la proie du hasard. Les lois de protection et les institutions de prévoyance ne sont que de pauvres expédients. S’il tombe malade, il s’endette et tous les compagnons de M. Valdour lui ont dit : « À partir de trente ans on a des misères : pas un qui puisse prétendre n’avoir pas quelque chose. »

Le Board of Trade a publié naguère les résultats d’une enquête qui avait pour but de comparer le coût de la vie ouvrière en Angleterre, en France et en Allemagne.

Pour un égal degré de confort, l’ouvrier français paie moins cher que l’ouvrier anglais qui paie lui-même moins cher que l’ouvrier allemand. Mais le logement du travailleur français est nettement inférieur, comme confort et comme hygiène, à celui des Anglais et des Allemands.

M. Jacques Valdour nous dit comment s’établissait son budget. Lorsqu’il était tisserand à Roanne, il gagnait au maximum 3 fr. 50 en moyenne pour onze heures de travail en conduisant deux métiers. Il y avait chômage le samedi après-midi et le dimanche. Pendant la morte-saison d’été, la journée est réduite à dix heures et il n’y a plus qu’un métier en marche par tisserand : le gain se trouve réduit de moitié. Il faut avoir fait des économies pendant l’hiver.

La chambre de M. Valdour lui était louée 10 francs par mois, soit environ 0 fr. 35 par jour. Les deux repas reviennent à 1 fr. 50. Il reste à peu près 1 fr. 50 pour la dépense du vêtement, de la chaussure, le blanchissage, le coût des journées de chômage, les menues cotisations des sociétés de secours mutuels, sans compter le tabac, le journal, le vin offert aux camarades, le chauffage, l’éclairage, etc. La tentation est vive d’aller finir la journée au débit où il fait chaud et clair plutôt que de rester seul dans le gîte glacé. L’ouvrier s’y retrouve avec ses amis. Il parle, il joue et il boit pour arriver à la griserie dans laquelle il oublie sa misère. Les réunions ouvrières sont très gaies : on fait des calembours, on raconte des histoires, on chante, on rit sans raison en levant son verre. Le travailleur est jovial et bon garçon. Il accueille fraternellement le camarade inconnu. Il vibre, il a du cœur. Il aimerait à s’instruire, mais il n’en a pas le temps. Après dix ou onze heures de travail, le cerveau n’est plus capable de l’attention qu’il faudrait pour une lecture sérieuse.

Quelques-uns, pourtant, emploient les soirées à lire au hasard, et ces acquisitions hâtives et fragmentaires leur donnent de l’influence sur leurs camarades. Mais il faut se garder d’exagérer l’autorité des intellectuels de la classe ouvrière comme on est trop tenté d’exagérer l’autorité des gens de lettres sur la bourgeoisie. L’ouvrier ne peut pas faire fi des revendications que l’on proclame en son nom, mais le bon sens ne perd pas son droit. M. Valdour fut étonné d’entendre un compagnon déclarer : « Ça sera bien ennuyeux, la journée de huit heures ? — Pourquoi ?… — Parce que nous aurons deux heures de plus par jour pour faire de la dépense. »

Les observations de M. Jacques Valdour l’ont amené à définir la conduite à tenir dans un milieu ouvrier pour y être estimé et ceci établit d’une manière intéressante la véritable psychologie du travailleur. Il faut d’abord éviter de causer haut, de plaisanter grossièrement et de répliquer aux anciens : ce sont les façons qui déplaisent le plus. Faire son travail comme il doit être fait, mais sans zèle, car ce serait prendre les intérêts du patron. Etre discret : l’atelier est un lieu de papotages. Si l’on s’y mêle, on se fait des ennemis. Il y a une mesure à garder, car, si l’on reste à l’écart ou si l’on veut savoir trop de choses sur les camarades, on passe pour un mouchard. Etre aimable et de bonne humeur, familier, bon camarade, avec une certaine déférence pour les ouvriers plus anciens dans la maison. Si l’on ajoute à ces qualités un peu de tenue, une nuance légère de savoir-vivre, un bon langage, on ne tarde pas à prendre une influence dans l’atelier. Et si, enfin, par la dignité de sa vie, on devient le compagnon écouté dont la supériorité sera reconnue, il faudra éviter de se targuer de cette supériorité ; l’ouvrier est susceptible et il a la passion de l’égalité.

Hors de l’atelier, il est trop souvent la victime des débits de vin répandus à profusion autour de lui. Mais bien des bourgeois résistent-ils comme ils le devraient à la tentation de l’apéritif et du cercle ! En tout ceci il ne faudrait généraliser aucun jugement et si le livre de M. Jacques Valdour a du prix, c’est en ce qu’il nous permet de différencier les unes des autres plusieurs catégories d’ouvriers. On n’entreprendra jamais assez d’étude de ce genre, qui complètent les monographies des différents métiers et nous fournissent, par les comparaisons qu’elles imposent, des idées plus précises sur la vie du peuple. »

Jacques Morland.

(L’Opinion, 25 septembre 1909.)


« …Le hasard a mis entre mes mains un livre dont je ne connais pas l’auteur : La Vie ouvrière, par Jacques Valdour. Ce sont les « observations vécues » d’un homme qui, pour toucher la réalité populaire, s’est fait ouvrier, tour à tour dans les centres industriels les plus divers. J’ai lu ce livre avec une intense émotion : je voudrais le faire lire à tous mes amis. J’en détache seulement ces deux phrases qui expriment une vérité dont je porte, depuis que je suis entré dans la vie publique, le sentiment profond, et qui me saisit plus fortement que jamais en face de la faillite socialiste. L’auteur parle de ceux qui ont si longtemps gardé la confiance populaire et il dit : « Ces hommes se sont faits vraiment pasteurs de peuples ; à l’affût de leurs plaintes, instruits de leurs désirs, inquiets de leur plaire, zélés à les servir, ils les mènent aux avenirs lointains ; ils les mènent, s’ils sont les mauvais bergers, aux abîmes. Tandis que leurs adversaires restent très en arrière à pleurer le passé obscur, comme s’il pouvait renaître, ils se mettent en rapports étroits avec ceux dont ils se sont institués, au moins en apparence, les serviteurs, ils connaissent leurs plus récents besoins, et ils travaillent, de tout leur effort, semble-t-il, à les satisfaire. »

Voilà le secret de leur force et de notre faiblesse. Quand mériterons-nous d’être les pasteurs du peuple, en nous instituant ses serviteurs ?… »

A. DE MUN.
de l’Académie française.

(Écho de Paris, 12 mai 1910.)


« La Descente aux Enfers.

« Tout récemment, un de nos plus illustres collaborateurs recommandait à ses lecteurs[2] — et je doute qu’il en ait beaucoup plus assidus que moi — un livre qu’il disait l’avoir intéressé : La Vie ouvrière, observations vécues, par Jacques Valdour. J’y courus. Certes le livre mérite d’être lu et il porte un enseignement. L’auteur, dont je ne sais rien que son nom, qui ne nous apprend ni à quelle classe il appartient, ni quel but il s’est proposé en plongeant dans le monde ouvrier, qui annonce seulement qu’il a voulu « éprouver un peu de ce que les travailleurs de l’usine éprouvent, penser ce qu’ils pensent, rencontrer leurs peines et leurs espoirs », l’auteur s’annonce comme « un cérébral » : il aime ce mot, s’y plaît, le répète, oppose en divers chapitres le cérébral au manœuvre, affirme la constante supériorité de celui-là sur celui-ci, l’abaissement inévitable de l’homme qui besoigne.

Son livre, bizarrement construit, renferme six chapitres, divisés chacun en paragraphes ; les premiers énumérant très rapidement les expériences, ou notant des faits ; le dernier exposant une conclusion philosophique, morale, politique, qui doit résulter des arguments ci-devant posés, et cette conclusion spéciale est encore suivie d’une conclusion générale qui prétend grouper les éléments épars des autres. Cela serait excellent si les observations étaient en tel nombre et de telle valeur qu’elles fournissent une base assez large d’étude et qu’elles permissent des vues d’ensemble ; mais le dessein, si généreux soit-il, ne fut point suivi avec une suffisante persévérance. Le premier chapitre, Sans travail, promène le lecteur à travers cinq a six villes ou villages industriels du centre, à la suite d’un chemineau qui n’a point fait d’apprentissage, n’a point de spécialité et ne trouve pas à se faire embaucher. Cela est nul comme renseignements. Les trois chapitres qui suivent : Roanne, apprenti tisserand ; Roanne, ouvrier teinturier ; Lyon, la tréfilerie, sont l’essentiel du volume, et accusent une portée sociale. Là, se trouvent réunies sur la mentalité du tisserand, sur la substitution du travail mécanique de l’usine au travail familial, sur la supériorité et la relation des professions, sur l’adaptation que l’homme en reçoit. des observations justes, pittoresques et profitables. Seulement, quelle expérience supposent-elles ? Quel temps ont duré ces séjours ? Et ne semble-t-il pas qu’ils aient été extrêmement brefs ?

Toutefois, il y a à retenir : d’abord le mal par excellence, l’ivrognerie, dont la prophylaxie reste à déterminer. L’ivrognerie chez le peuple, en France, est le plaisir essentiel, la joie suprême. Des hommes buvant dix litres de vin par jour, sans compter « les blanches », quelle clientèle pour les débitants de boissons dites « hygiéniques » et pour leurs établissements ! Ensuite, l’auteur fait-il à bon droit ressortir l’incompréhension totale par ces ouvriers des mots par quoi les meneurs les tiennent ; les transformations, plus tristes que comiques, que les idées représentées par ces mots subissent dans leur cerveau ; les formes que revêtent alors à leurs yeux les doctrines socialistes, même en ce qui touche les problèmes du travail auxquels on pourrait les croire relativement initiés ; enfin, l’exploitation dont ils sont l’objet de la part de mastroquets féroces, agents de la désorganisation physique, sociale et morale, dont très souvent le rôle n’est pas assez expliqué par l’appât des gains que leur procurent les loisirs inoccupés de l’ouvrier.

Sur quoi insiste encore, à juste raison, M. Jacques Valdour, c’est sur la campagne anticléricale par laquelle certains dirigeants s’efforcent de détourner les ouvriers des questions purement sociales ; sur la sorte de religion de la science que les prédicants de la libre pensée s’efforcent de substituer à la religion révélée.

Il entre ici dans des détails qui sont topiques. Ainsi conte-t-il la Grande conférence publique et contradictoire, donnée par Marie Murjas, ex-religieuse trappistine. Sujet : Dieu, c’est le crime, réunion organisée par la libre pensée de Roanne, où ladite Marie Murjas, qui ne fut jamais religieuse, en robe noire toute unie, penchant la tête sur l’épaule, la bouche en rond, parlant d’une voix papelarde, entasse les inepties comme : « Mahomet lança sur l’Europe ses hordes pleines de barbarismes » ou « L’antithèse Dieu », pour l’hypothèse ; et les contre-vérités, comme : « l’Inquisition fit périr Galilée ! » Mais son principal argument, et qui porte, est d’affirmer : « Les promesses d’un bonheur éternel ont pour but et pour effet d’empêcher le peuple de travailler à l’amélioration de son sort terrestre ! »

L’auteur, s’il a sérieusement, comme on doit croire, fait métier d’ouvrier, n’a point poussé si loin l’expérience qu’il se soit senti ouvrier, qu’il en ait pris l’âme, qu’il ait cessé d’être, comme il dit, « un cérébral ». Il apparaît comme un reporter ingénieux, de ceux qui, durant une nuit ou une journée, se font mendiants, chemineaux, ou sous-secrétaires d’État, et amusent ensuite la galerie du récit de leurs aventures. Sans doute a-t-il dû faire durer un peu davantage ses tentatives ; sans doute y a-t-il porté plus de sérieux, mais guère.

Comme de juste, bien plutôt qu’aux défauts du régime industriel, et aux remèdes à y appliquer, sa cérébralité l’a porté presque exclusivement aux matières qu’elle a l’habitude d’envisager, telles la politique et la religion ; il dénonce l’alcoolisme, ce qui est bon, mais il n’annonce ni ne propose aucun remède. Il embrasse un certain nombre des revendications ouvrières, dont l’une des principales, à son gré, serait l’interdiction pour le patron de prendre ou même d’accepter des références sur les travailleurs qu’il embauche ; car les repris de justice ont, dit-il, tout autant le droit d’être employés que d’autres. Dans les conversations qu’il dit avoir eues avec les ouvriers, il prend l’agrément de se prouver à soi-même sa supériorité, quitte à humilier ses interlocuteurs, — ou bien alors, c’est après coup qu’il conclut et cela sent le cabinet et l’huile, ne jaillit pas de source et n’est pas pris sur le fait.

Pourtant, y a-t-il là un effort tel que l’on pourrait en être touché, surtout si l’on se rendait mieux compte du but qui n’apparaît point ? Pour se résoudre à supporter durant un long temps une vie telle, avec son labeur qui surmène et qui abêtit, avec ses plaisirs plus vulgaires et tristes encore, il faut qu’on ait reçu ou qu’on se soit imposé une mission. Il en est infiniment chez la femme de religieuses ; il en est d’autres, laïques, que détermine l’amour du prochain, ce qu’on veut, à présent, appeler l’altruisme, amour du prochain étant clérical ; il en est qu’inspire, en même temps qu’une grande épreuve morale, une sorte de besoin de se purifier et de se racheter ; il est des êtres — et cela je l’ai vu — qu’entraîne l’orgueil du sacrifice et qui trouvent à s’abaisser une forme suprême de générosité ; enfin, il en est qu’attire vers le gouffre du peuple un mysticisme que nos âmes latines comprennent mal, mais qui séduit combien d’âmes slaves ! En presque tous les cas, au moins dans les pays latins, germaniques et anglo-saxons, il s’agit de femmes, plutôt que d’hommes ; l’homme, dans la vanité qu’il éprouve de sa supériorité, ne consent pas à déchoir intellectuellement, et s’il éprouve une vocation altruiste — hormis dans des cas religieux exceptionnels — il la fait consister à enseigner, à prononcer des discours et à se faire élire député, ou du moins à le tenter.

Si, dans les congrégations masculines, l’on ne rencontre que rarement des vocations analogues à celles qui fleurissent miraculeusement en si grand nombre dans les congrégations féminines, combien moins encore chez les hommes laïques ! Mais les femmes qui, hors de toute idée confessionnelle, cèdent à leur naturel penchant vers les souffrances, à l’effort de leur tendresse pour les déshérités, sont d’autant plus admirables ; et par la supériorité de l’éducation morale qu’elles se sont donnée, par le degré de perfection spirituelle où elles sont parvenues, d’autant plus enviables celles-là, qui, mues uniquement par la pitié, s’abaissent jusqu’aux plus piteux, se rendent, pour l’amour d’eux, pareilles à eux.

Voici quelque dix ans, une femme, qui n’est point Française, tenta dans son pays, une expérience analogue à celle de M. Valdour ; elle partit de sa maison qui était élégante et confortable, ayant dépouillé tout ce qui en elle attestait — par la toilette et les dehors — la femme du monde, la femme qui, dans tout salon où elle fût entrée, se fût trouvée des premières par l’intelligence et la beauté ; elle voulut être aussi pauvre que celles qui allaient être ses compagnes ; elle ne se réserva aucun viatique, ne compta que sur son travail manuel, coupa les ponts derrière elle, et du haut de son âme sereine elle se précipita et plongea dans le peuple. Cela était sans précédent, mais ne devait point demeurer sans influence.

Sans se soucier ni de la finesse perdue de ses mains, ni de la fatigue infligée à ses membres las, ni de la tension nerveuse après les douze ou treize pleines heures de travail, ni de l’inquiétude aux métiers nouveaux, ni des contacts odieux, ni des pensions puantes, ni des couchers à trois ou quatre dans la même chambre entre des couvertures raidies par les sueurs des pensionnaires passées, elle vint, simplement vêtue comme la plus pauvre, se ranger parmi les ouvrières : elle prit le travail d’où qu’il vînt, fût-il le plus dur, et presque cherchant le plus dur, afin de s’instruire mieux des souffrances et des besoins de ses sœurs, les pauvresses, pauvresses d’esprit et pauvresses de corps.

Est-il une louange qui s’égale à ce que fit cette femme ? Ici nulle des préoccupations auxquelles a paru obéir l’enquêteur français. La politique n’est point en cause, ni la propagande confessionnelle. C’est uniquement d’une sociologie qu’il est question, mais d’une sociologie qu’illumine l’esprit de charité et qui est tout imprégnée de tendresse. Celle qui s’est faite l’Ouvrière s’est si intimement persuadée de son rôle qu’à des moments, dit-elle, il lui a semblé qu’elle fut toujours une ouvrière et qu’elle le demeurera jusqu’à sa mort. Par là, elle atteint l’âme de celles qui l’entourent et elle y lit, puisque son âme réfléchit ces âmes troubles, puisque, par son éducation, son affinement, son habitude de l’activité d’intelligence, même lorsque son esprit accablé par les longues heures de travail semble somnoler, elle accumule les notions qu’elle devinera, déchiffrera et expliquera tout à l’heure. Avec une lucidité et une précision qui sont des dons de race, mais compliquées des précieux apports d’une race plus ancienne, qu’ont polie et formée de vieilles civilisations : avec un sens singulièrement éveillé de la nature et une condensation en quelques mots des sensations profondes qu’elle procure ; avec une tournure poétique de l’esprit qui s’avère par des mots glissés comme à la dérobée, Mrs B. Van Vorst, dans le livre l’Ouvrière aux États-Unis, a écrit des pages, si profondément, si joliment humaines, qu’elles touchent au chef-d’œuvre. Le premier chapitre, La femme à l’usine, Pittsburg-New-York, est le plus frappant et le plus nourri. Ici l’auteur a complètement réalisé le but qu’elle s’était proposé : elle a dit tout ce qu’elle avait vu, et elle l’a dit excellemment. Pourquoi ? Parce qu’elle avait, de sa propre conscience, reçu et accepté une mission : « Mettre, a-t-elle dit, au service de l’ouvrière, tout ce que je puis avoir de ressources d’intelligence et d’activité, devenir un intermédiaire entre elle et ceux qui, mieux partagés par la fortune, voudront lui venir en aide. » Et elle fut « le porte-parole de l’ouvrière ».

Rien de comparable à ce qui se passe en France. Aux États-Unis, pour la femme, l’alcoolisme n’est pas à craindre, le syndicalisme n’achemine pas aux excès révolutionnaires ; la politique n’a aucune importance. Même, pour la plus grande partie des ouvrières, ce n’est pas le besoin qui les conduit à l’usine ; la plupart sont filles ; il est infiniment rare qu’une femme mariée travaille et toutes, ou presque, ont la vie matérielle assurée à la maison par leurs pères ou leurs frères ; mais elles veulent gagner pour dépenser ; le goût du luxe et de la toilette — parfois aussi la passion d’indépendance — les conduit à la porte des fabriques géantes et c’est pour se parer qu’elles besognent. De là une concurrence déplorable contre celles qui ont réellement besoin de gagner leur vie et un abaissement des salaires. Comment y remédier, comment réserver le travail uniquement aux ouvrières n’ayant que leur travail pour unique ressource ? L’auteur voudrait indiquer à ces ouvrières d’esprit supérieur des carrières d’art industriel qui ne sont pas encore ouvertes en Amérique. Y réussiraient-elles ? On en peut douter. Mais quelle que soit l’efficacité du remède, le mal est dénoncé et l’enquête demeure ; elle demeure en sa brutalité franche, en sa netteté positive que traversent, comme des épées brillantes, des rayons de poésie. Ainsi l’auteur écrit : « Un désir m’est souvent venu pendant mon travail, c’est le désir de voir des fleurs : une rose me semblait alors de tous les objets de la création le plus désirable ».

Cela entre cent. Et elle laisse percer là cet indice d’une sensation supérieure, d’une sensation qui doit pourtant être notée, car, confusément, les autres l’ont éprouvée. C’est là, en vérité, l’admirable enseignement apporté par ce livre : dans sa sincérité et sa bonne foi, il traduit expressément l’âme populaire que l’auteur a perçue « quand, dit-elle, je fus assez entraînée au travail pour ne pas être plus fatiguée de dix heures de manufacture que je ne l’eusse été d’une promenade un peu longue ; quand je fus saturée de l’odeur des garnis au point de ne plus même y faire attention ; quand la plus dure paillasse me parut assez bonne pour mon impérieux besoin de sommeil et la plus pauvre nourriture assez appétissante pour mon estomac affamé, alors, et alors seulement… »

Oui, alors, et c’est pourquoi elle demeure la seule… »

Frédéric Masson
de l’Académie française.

(Écho de Paris, 7 juin 1910.)


  1. Georges Sorel, Les Illusions du Progrès, p. 119.
  2. Il s’agit de l’article de M. de Mun paru, dans L’Écho de Paris, le 13 mai précédent.