La mémoire chez les hypnotisés


LA MÉMOIRE CHEZ LES HYPNOTISÉS


I

Les expériences que je vais relater sont entièrement neuves et jettent un grand jour sur les phénomènes de mémoire que présentent les hypnotisés. Disons tout de suite qu’elles enlèvent à l’hypnotisme une partie de son merveilleux, en rapprochant cet état de celui du sommeil normal plus qu’on ne l’avait fait jusqu’à présent. Elles datent d’hier et ont été entreprises et poursuivies en vertu d’un système prémédité auquel les effets obtenus se sont toujours montrés conformes. Je les rapporterai dans leur ordre, sans en omettre une seule, et avec les détails nécessaires pour que le premier venu puisse les reproduire sans peine. Enfin, comme on le jugera d’après ma rédaction, elles ont été transcrites au fur et à mesure qu’elles avaient lieu, ainsi que les réflexions qu’elles m’inspiraient. Je livre aux lecteurs un véritable journal. Quelques mots de préambule ne seront pas ici déplacés. Quand on parle d’expériences d’hypnotisme, il n’est pas inopportun de parler d’abord de l’opérateur. Je venais de m’asseoir sur les bancs de l’université de Liège — il y a de cela plus de trente-cinq ans — que je me préoccupai déjà du magnétisme animal, bien que ce sujet ne fût plus ou pas encore à l’ordre du jour. Je lus avec avidité les quelques ouvrages que notre bibliothèque possédait alors sur la question, notamment : Du magnétisme animal en France, etc., par Alexandre Bertrand, ancien élève de l’École polytechnique, docteur en médecine, etc. Paris, février 1826 — qui plaide en faveur de la réalité des phénomènes — l’Histoire académique du magnétisme animal (Paris, 1841), par Dubois d’Amiens et Burdin, qui ne voient partout que charlatanisme ou illusion. J’adoptai la thèse d’Alexandre Bertrand[1] et, aujourd’hui encore que l’hypnotisme est étudié avec ferveur sous toutes ses faces, elle me paraît renfermer la plus grande part de vérité. Je viens de relire son mémoire ainsi que les fameux rapports de Bailly et de Jussieu sur le mesmérisme, qu’il contient intégralement, et il est vraiment étonnant, à mon sens, combien, dès cette époque, Bertrand avait vu juste.

Depuis lors, je n’ai jamais perdu de vue la question du somnambulisme, toutefois sans en faire un objet d’étude ou de publication. À l’occasion seulement des phénomènes présentés par la célèbre stigmatisée du Bois-d’Haine, j’ai soutenu dans la presse, sous le voile de l’anonyme et dès le 22 décembre 1869, qu’il fallait les attribuer uniquement à la puissance d’une imagination surexcitée de malade, et je niais expressément la supercherie et le miracle. Plus tard encore, lorsque le fameux magnétiseur Donato fut si malmené par les Parisiens comme convaincu de charlatanisme, je soutins dans un article toujours anonyme que les manifestants avaient raisonné à rebours. Le cas de Donato rappelait une mésaventure semblable, arrivée à Liège quelque temps auparavant à M. Hansen, et qui eut pour lui des conséquences désastreuses. Le récit en précédait son arrivée dans les villes qu’il s’était proposé de visiter, et jetait une déconsidération imméritée sur sa personne et ses expériences. Voici le fait.

M. Hansen avait été invité à donner une représentation au Sport nautique, cercle composé de jeunes gens de bonne famille. Un farceur se proposa de mystifier M. Hansen ; il joua admirablement le rôle d’un sujet extraordinairement sensible. Catalepsie, extase, hallucination, tours de force, furent par lui imités et exécutés avec une véritable maëstria. M. Hansen ne cessait de se féliciter d’avoir mis la main sur un sujet aussi remarquable, et c’était à lui qu’il demandait ses effets les plus curieux. Mais, au moment où l’attente semblait être le plus vivement surexcitée, l’acteur jette le masque et traite M. Hansen de charlatan. Les spectateurs, dont bon nombre étaient dans le secret, éclatent en applaudissements pour le mystificateur, en huées à l’adresse du mystifié, et M. Hansen dut se dérober à des manifestations qui prenaient une allure d’hostilité de plus en plus prononcée.

Or, en cette occurrence, les Liégeois ont aussi raisonné au rebours de la logique. Il est évident que si, dans ses exhibitions, M. Hansen ne s’entourait que de compères, il n’aurait pas accepté ce membre du cercle comme sujet, il n’eût produit que ses affidés. Le tour même dont il fut victime, prouvait sa bonne foi, et plaidait victorieusement en faveur de la sincérité de ses expériences.

En dehors de ces deux interventions anonymes, malgré mes convictions et tout l’intérêt que je portais au problème, je n’osais me livrer moi-même à des essais qui eussent pu être mal interprétés. Le sentiment général du public éclairé était la défiance. Ayant eu l’occasion d’observer et de constater par moi-même des phénomènes étranges présentés par une jeune fille atteinte d’hystérie, mes collègues mêmes de la Faculté de médecine me regardaient volontiers comme un mystique, pour employer un terme qui ne rend pas tout à fait leur pensée. Enfin je n’étais pas sans quelque appréhension à l’égard de l’innocuité des pratiques des magnétiseurs. Les sujets qui avaient été soumis à M. Hansen et d’autres se plaignaient, disait-on, de maux de tête, de fatigue, et d’accidents nerveux.

Nonobstant une préparation aussi insuffisante, je commençai et poussai même assez loin la rédaction d’une théorie du somnambulisme naturel et artificiel, se rattachant étroitement à une théorie de la mémoire. J’abandonnai mon travail, ayant bientôt reconnu que l’expérience personnelle était indispensable.

Cette théorie de la mémoire, je l’ai depuis exposée dans mon ouvrage sur Le sommeil et les rêves[2]. Je la résume en peu de mots.

L’activité que nous déployons dans l’état de veille a pour résultat d’épuiser la matière sensible dont est chargée la périphérie de notre individu. J’entends par périphérie l’ensemble des éléments tant extérieurs qu’intérieurs, c’est-à-dire tant des organes des sens proprement dits que des organes centraux qui leur correspondent, par lesquels nous sommes en rapport avec ce qui nous entoure.

Cette matière sensible détruite, le sommeil s’empare de nous, et il a pour but et pour effet de la reconstituer. Les rêves proviennent des éléments restés actifs, lesquels constituent principalement le siège des instincts et des habitudes.

De ces rêves, ceux-là seuls ont chance d’être rappelés au réveil qui ont un point d’attache dans la couche qui sera sensible à ce moment. Grâce à ce point d’attache, on pourra reconstituer les rêves en repassant par les associations, souvent si bizarres, qui les ont provoqués. Un simple récit suffit pour rendre claire cette explication. Une nuit, je fis un rêve qui ne m’avait laissé au réveil qu’une sensation désagréable. En quoi avait-il consisté, je ne parvenais pas à me le rappeler. En faisant ma toilette, je sentis un léger chatouillement dans une oreille, et, à l’instant, il me souvint[3] d’avoir rêvé la nuit même que j’y éprouvais une démangeaison assez forte, et que, m’étant mis à la nettoyer, j’en avais retiré des quantités invraisemblables de matières sébacées. Ce rêve avait évidemment été provoqué par une certaine excitation de l’organe, laquelle avait à son tour ravivé le souvenir d’un événement réel où j’avais joué un rôle. Je n’en avais au réveil qu’une connaissance confuse ; mais, du moment que l’irritation qui lui avait donné naissance se fut renouvelée, j’eus un point d’attache qui me permit de le reconstruire en entier.

Voici un rêve analogue. C’est un de mes collègues qui l’a fait tout récemment. Comme c’est souvent le cas, le tissu de ce rêve renferme des éléments objectifs. Mon ami est en voiture avec sa femme et ses enfants. La voiture est tout d’un coup, près d’un pont à côté de sa demeure, prise entre deux tramways à vapeur qui vont en sens contraire[4]. Il ordonne au cocher de s’arrêter pour lui permettre de sauter par-dessus les wagons et de rentrer chez lui. Il sort, accomplit son étrange saut, et il se réveille avec une sensation de membres brisés. Il était vers six heures du matin. Impossible à lui de se rappeler son rêve. Quelque temps après, il entend la trompe du tramway, et à l’instant tout le souvenir lui en revient.

Quelque opinion que l’on professe sur la nature du somnambulisme provoqué, on ne peut ne pas voir qu’il a pour effet d’interrompre momentanément certains rapports du sujet avec le monde extérieur. L’oubli au réveil chez les hypnotisés n’a donc rien d’étonnant. Mais puisque le magnétiseur invente les rêves qu’il inspire à ses sujets, je pensais qu’il devait lui être facile de créer le lien capable de rattacher la vie anormale à la vie normale, et qu’ainsi l’hypnotisme offrirait un moyen d’éprouver la théorie que je viens d’exposer.

C’est dans le but, entre autres, de vérifier cette conjecture qu’à la Noël dernière, je me suis rendu à Paris et que j’ai sollicité et obtenu de M. Charcot l’autorisation de visiter la Salpêtrière. Je n’ai pas eu besoin de beaucoup d’expériences. La première a réussi de tout point[5]. Étaient seuls présents M. Féré et M. Masius, professeur de clinique à l’université de Liège. La somnambule choisie était cette W… si universellement connue depuis les célèbres travaux de MM. Charcot, Féré et Binet. Cette expérience répétée avec quelque variante le jour même et le lendemain sur un autre sujet, également une grande hystérique, donna un résultat tout aussi concluant. Je la relaterai plus bas en détail.

On ne pouvait évidemment se contenter de trois faits pour proclamer la possibilité générale de raviver le souvenir des rêves hypnotiques. De retour à Liège, j’entrepris de poursuivre systématiquement l’examen du problème. Telle est l’origine des pages qui vont suivre.

II

L’état de la mémoire dans le somnambulisme provoqué présente, dit M. Beaunis[6], un intérêt spécial ; c’est lui qui domine toute la scène.

« Le fait caractéristique, et qui a été constaté par presque tous ceux qui se sont occupés de cette question, c’est que la personne hypnotisée, une fois réveillée, ne se rappelle rien de ce qui s’est passé pendant le sommeil hypnotique ; tandis qu’une fois endormie de nouveau, elle se souvient parfaitement de tous les faits et gestes de ses sommeils antérieurs. Tous les sujets que j’ai observés se trouvaient dans ces conditions[7]

« Il semble donc qu’il y ait une sorte de dédoublement de la mémoire et de la conscience ; il y aurait, d’une part, la vie ordinaire, normale, avec ses veilles et ses sommeils naturels, et d’autre part, la vie somnambulique composée uniquement de la série des sommeils hypnotiques provoqués. Il faut remarquer cependant qu’il n’y a pas séparation absolue entre ces deux vies, car le sujet hypnotisé se rappelle non seulement ce qui s’est passé pendant l’état de veille et pendant le sommeil naturel, ses rêves, par exemple. On verra même que le souvenir des faits qui se sont produits à l’état de veille pendant l’existence ordinaire est plus exact et plus précis pendant le sommeil provoqué. »

De ces deux assertions, les faits que j’ai à faire connaître détruisent l’une et corroborent l’autre d’une manière décisive. Ils rétablissent dans son intégrité l’unité de la conscience des hypnotisés, que l’on était en voie de regarder comme brisée.

Pour m’administrer la preuve que les hypnotisés ne gardaient au réveil aucun souvenir de leurs rêves, M. Féré institua l’expérience suivante, mais autre que celle que je lui avais indiquée.

La W… est mise en état de somnambulisme, puis invitée à se rappeler ce qui va se passer. M. Féré lui suggère de lui prendre son bonnet — ce qu’elle fit à l’instant.

Ici, entre lui et elle, un dialogue dont le but est d’attacher son attention sur l’acte qu’elle vient d’accomplir : « Qu’as-tu en main ? — Votre bonnet. L’étoffe ? — Du velours. Palpe-le bien pour t’assurer que c’est du velours. — C’est ce que je fais. — Tu as bien dans tes mains la sensation du velours ? — Oui. — Tu sens que c’est souple et moelleux ? — Sans doute. » Et ainsi de suite pendant quelque temps sur le même thème.

« Mets mon bonnet dans ta poche. — Pourquoi ? — Parce que je le désire… — Maintenant qu’il est dans ta poche, tu sens qu’il y est, qu’il est en velours ? » Même insistance. « Attention ! je vais te réveiller, et tu me diras ce que tu as fait. »

La W… est réveillée. Sa figure, parfaitement tranquille, ne manifeste ni curiosité, ni surprise. « Tu ne te souviens de rien ? — Vous savez que je ne me souviens jamais de rien. Qu’est-ce que vous m’avez encore fait ? — Rappelle-toi, voyons ! — C’est inutile, je n’ai aucun souvenir. — Qu’as-tu fait de mon bonnet ? Tu me l’as pris. — Mais non. Pour quoi faire ? — Que sais-je ? Tu ne te rappelles pas avoir eu en main quelque chose en velours (et M. Féré fait le geste de palper, de triturer une étoffe) ? — Non ! vous savez que je n’aime à toucher ni le velours ni la soie ; ça m’agace. »

L’interrogatoire se prolonge dans cette voie sans succès. La W… : « Vous aurez déposé votre bonnet quelque part. » Elle parcourt la salle des yeux, cherche dans les tiroirs de l’air d’une personne qui veut rendre service à une autre. Enfin M. Féré : « Sens dans ta poche ; il me semble t’avoir vue l’y mettre. » Protestation : inutile qu’elle sente ; pourquoi aurait-elle pris ce bonnet ? — Nouvelle insistance. Elle obéit, le tire : « Quelle farce ! s’écria-t-elle. Vous l’y avez mis pendant mon sommeil. J’ai été bien bonne de chercher. Je devais me douter de quelque chose. »

« Vous voyez », me dit M. Féré. Mais, ce n’était pas là l’expérience que je l’avais prié de faire. Je lui demandai de vouloir bien suivre de point en point mes indications.

M. Féré se prêta de bonne grâce à mon désir. Aucun préparatif n’est nécessaire ; il y a justement sur la table une cuvette pleine d’eau. La W… est rendormie. On lui fait la recommandation de se rappeler son rêve à son réveil.

Je reproduis fidèlement le dialogue. M. Féré a son bras passé autour du cou de la jeune femme : « Tu te sens bien ? — Très bien. — Moi aussi, je suis heureux ; je suis près de toi ; je fume un excellent cigare. Quel parfum il exhale ! — Excellent ! — Et comme il brûle bien ! Parfaitement. — Regarde cette cendre brûlante au bout. — Je la vois. — Oh ! elle vient de tomber sur ton fichu qui prend feu ! Trempe-le vite dans l’eau ; un bassin est sur la table ! » En moins de temps qu’il ne le faut pour le dire, la W… est debout, détache son fichu, et le plonge dans la cuvette. Elle excite M. Féré à éteindre la flamme avec elle. « Pressez, pressez-le donc entre vos mains, et tapez dessus ! » s’écrie-t-elle en faisant le geste. En ce moment, on a réveille.

Elle sent ses mains mouillées, les regarde et nous regarde avec stupeur. Tout d’un coup elle s’aperçoit qu’elle n’a plus son fichu ; elle voit que M. Féré le tient en main. « Ah ! quel trou ! s’écrie-t-elle ; c’est la cendre de votre cigare qui en est cause. » · Ça y est, me dit M. Féré en me regardant. « Je vais le raccommoder », continue-t-il, et il le déploie devant la flamme du foyer. « Laissez, dit la W…, je le raccommoderai moi-même. — Inutile, voyez ! »

En apercevant son fichu intact, elle revêt la physionomie d’une personne qui sort d’un songe lointain, et s’écrie (le moment était solennel pour moi, et ses paroles se sont gravées d’une manière indélébile dans ma mémoire) : « Dieu ! c’est un rêve que j’ai fait ! C’est étrange. Voilà la première fois que je me souviens de ce que j’ai fait étant somnambule. C’est étrange. Je me rappelle absolument tout. Vous étiez à côté de moi ; vous fumiez ; la cendre de votre cigare est tombée sur mon fichu qui a pris feu. J’ai couru le tremper dans l’eau. Vous m’avez aidée ; et je vous ai même dit : Tapez, tapez fort (elle refait son geste) pour étouffer la flamme ! » La démonstration était éclatante.

Le lendemain, j’eus l’occasion de jouer une scène analogue avec une autre pensionnaire de la Salpêtrière, à qui, quelques jours auparavant, l’on avait fait aux bras des brûlures par suggestion. Je l’hynoptisai moi-même. Je lui fis croire que la cendre brûlante tombait sur son poing. « Ah ! bien ! fait-elle, je joue de malheur ; voilà trois fois que je me brûle. — Ce ne sera rien, lui dis-je. Frottez de l’encre sur votre brûlure, vous ne sentirez plus rien. » Ainsi dit, ainsi fait. Je la réveille incontinent. En voyant ses mains tachées d’encre : « Je sais, dit-elle, je me suis brûlée avec la cendre de votre cigare. — Enlevez cela ! — Non pas, je vous prie, l’encre préserve d’avoir mal. — Ne craignez rien ; laissez-moi effacer. Voyez, vous n’êtes pas brûlée. — Tiens ! c’est donc un rêve ! »

Maintenant, quelle différence y a-t-il entre l’expérience du bonnet et celle du cigare ? Une seule, mais elle est capitale. Dans l’expérience du cigare, le dernier acte du rêve est le premier du réveil ; en d’autres termes, le sujet est réveillé au milieu d’une action, et l’attitude qu’il a prise n’est explicable, pour lui comme pour les assistants, que par la suggestion sous l’empire de laquelle il agit. Dans l’expérience du bonnet, au contraire, quand on réveille le sujet, le rêve est achevé. On a, si je puis ainsi dire, fermé la porte sur le rêve, au moment d’entrer dans la réalité. Alors le sujet ne peut renouer le fil interrompu, ou du moins il n’est pas sollicité à le faire, comme quand il se surprend lui-même dans une attitude étrange. Sans doute la W… a le bonnet de M. Féré dans sa poche ; elle pourrait, à la rigueur, grâce à cet indice, reconstruire la scène qui s’est passée ; et, pour ma part, je ne doute même pas que, dressée convenablement, elle ne pût y parvenir pour ce cas et d’autres semblables. Mais elle trouve tout aussi commode et même plus simple de supposer qu’on lui a mis cet objet dans sa poche pendant son sommeil.

C’est ainsi que la jeune fille à qui, sous mes yeux et ceux de M. Taine, M. Charcot a fait au bras une brûlure par suggestion, a pensé à son réveil qu’elle avait dû se brûler au foyer à gaz qui était allumé. Et au fond, cette interprétation fausse n’est-elle pas plus plausible que la véritable ?

Les expériences qui vont suivre ont pour principal objet de faire le jour sur le problème ici posé. J’exprime à l’avance la conviction que tout lecteur qui les lira avec attention le tiendra pour résolu.

III

Mon but me faisait une nécessité d’avoir un sujet neuf, qui m’appartînt tout entier. Je songeai d’abord à une jeune fille qui était venue à l’hôpital pour se faire soigner d’une aphonie hystérique. Je la fis tomber en somnambulisme dès la seconde séance ; mais mille entraves de toute nature s’opposèrent à des expériences suivies et je me rebutai. On m’offrit alors une autre hystérique (sujette à des crises). Mais la mobilité de son esprit était telle que je ne réussis pas à l’endormir, et, d’un autre côté, elle était assez vite sous la menace d’une crise. Je me tournai alors vers deux jeunes filles qui ont bien voulu se mettre absolument à ma disposition. Je parlerai de la première à une autre occasion. Aujourd’hui je présente la seconde.

J… est une jeune campagnarde de vingt-trois ans, grande, forte, saine, travailleuse, et foncièrement honnête sous tous les rapports. Aucune trace de maladie. Je l’entrepris le mardi 16 février. Elle fut endormie par le regard en sept minutes et tomba directement en somnambulisme. Je fis quelques pas dans la chambre en me faisant suivre d’elle après lui avoir ouvert les yeux. Au réveil, elle accusait de la lourdeur dans la tête, les bras et les jambes. Je lui dis que ces petits inconvénients disparaîtraient après un tour d’appartement. C’est ce qui eut lieu.

Je lui annonçai, de plus, qu’à la suite d’un second sommeil elle n’éprouverait plus rien. Endormie en cinq minutes, puis réveillée, elle se sentit bien sous tous les rapports. Ici cessèrent les expériences de ce jour, qui durèrent de vingt à vingt-cinq minutes. Les expériences des jours suivants ont pris de trente à soixante minutes au maximum. Les trois premières journées furent exclusivement consacrées à des expériences de dressage.

17 février. 1o — Endormie en cinq minutes. Je lui fais entendre la musique militaire : « Elle est bien loin, monsieur, on l’entend à peine. » Je la rapproche, il se trouve que c’est une procession, « avec tout plein de petits curés (des enfants de chœur) ». Elle la suit jusque dans l’église, sent l’odeur de l’encens, reconnaît des gens. On donne la bénédiction ; elle fait le signe de la croix. Au réveil, oubli.

N. B. — J’écris ces lignes le 18 février. Je pense que si je la réveillais pendant qu’elle fait le signe de la croix, le souvenir du rêve reviendrait. Je ferai l’expérience prochainement. (Voir le 5 mars.)

2o — Endormie en trois minutes et demie. Nous allons au théâtre. Je lui donne de l’argent, elle prend les billets, y voit ma femme (qui est présente et qu’elle regarde) ; on croit à tort qu’elle est réveillée, et l’expérience ne se poursuit pas. Puis je la réveille effectivement.

20 février. 1o — Endormie en quatre minutes. Paralysie du bras, des mâchoires ; catalepsie ; appliquée contre le mur, elle ne peut s’en détacher (voir l’Iconographie de la Salpêtrière, 3e volume, p. 184). Illusion d’un portrait sur une image coloriée à nombreux personnages. À son réveil, étonnée de tenir en main ce papier.

2o — Endormie en trois minutes. Un oiseau vient se percher sur son doigt — « c’est un moineau. » Il s’envole ; elle le suit des yeux, il revient, le prend et le met dans sa poche. Oubli.

21 février. 1o — Quatre minutes. Voit le portrait de ma fille cadette sur un chiffon de papier gris. Elle le décrit minutieusement et bizarrement bonnet avec des marguerites, gants, manchon. Insensibilité : elle est réveillée ayant une pince à artères attachée à sa main. Étonnement et douleur. Je détache la pince. Je lui annonce qu’à la prochaine expérience elle ne sentira plus la douleur.

2o — Une minute. Oublie son nom, en devient fort rouge. Je lui mets la pince, et lui réitère l’annonce de son insensibilité au réveil. Je lui donne un ordre assez compliqué à exécuter dans la chambre à côté lorsque, éveillée, je lui aurai ôté la pince.

Réveil imparfait (je constaterai ce phénomène dans tous les cas semblables) : elle prend ma fille pour un jeune homme. Je la rendors immédiatement et la réveille pour tout de bon. Insensibilité : elle considère la pince avec admiration. Je l’ôte, et la douleur apparaît sur mon ordre. Elle ne songe pas à exécuter les autres commandements, bien que, sous un prétexte, je l’aie envoyée dans la chambre à côté.

3o — Moins d’une minute. J’essaye en vain de faire disparaître sa rougeur par suggestion. Je lui fais répéter mes commandements « qu’elle a oublié d’exécuter. » Je les lui réitère en les compliquant (faire le tour de la chambre, se mettre à la fenêtre, regarder les passants, attendre un signal, exécuter, puis se remettre dans le fauteuil et se rendormir). Elle est réveillée (mais avec un drôle d’air) ; elle accomplit ponctuellement tout ce qui lui a été ordonné. Elle a, entre autres, vidé quelques eaux sales, elle en toilette, à cette heure indue) — nous sommes le dimanche, à quatre heures de l’après-midi. À son réveil, oubli absolu. Je lui demande si elle a vidé les eaux sales. « Pas encore ! ce n’est pas l’heure. » Le soir, stupéfaction, en apprenant ce qu’elle a fait.

Ainsi entraînée, je la crus propre à être utilisée pour les expériences de souvenir.

IV

« Défiez-vous des suggestions, » a dit quelque part M. Bernheim. Cette parole si sage — mais qui aurait cependant besoin d’être commentée — m’engageait à me défier de moi-même. Aussi, sur ces entrefaites, ayant appris par les journaux qu’un monsieur Ch…, de Liège, qui s’occupe de magnétisme en manière de passe-temps, avait un jour présenté de ses sujets dans une réunion d’étudiants, j’entrai en rapport avec lui, lui exposai l’objet de ma démarche, et lui demandai s’il ne voudrait pas bien se mettre un jour, ainsi qu’eux, à ma disposition. Il accéda à ma prière. Il avait assisté à une conférence publique que j’avais faite à Liège, à mon retour de Paris, sur ce que j’avais vu à la Salpêtrière ; elle l’avait intéressé, d’après ce qu’il eut la gracieuseté de me dire, et se tenait tout entier à mon service. Le 22 février, je me rendis chez lui.

Les expériences furent peu nombreuses, mais topiques. De l’une d’elles il résulte que les états de veille peuvent suggérer les états hypnotiques. Je ne m’étais pas proposé d’abord d’étudier cette face de la question, mais comme elle s’est présentée à moi, je n’ai pas cru devoir la négliger, et j’ai consigné ici les quelques recherches que j’ai faites dans cette voie nouvelle. Elles m’ont paru intéressantes et se rattachent, du reste, à la question de la mémoire chez les hypnotisés.

Je désignerai par les lettres A et B les deux sujets qu’il me présenta. Ils ont été (il y a un an) hypnotisés par Donato et depuis lors par deux autres personnes. Ils sont l’un et l’autre âgés de treize à quatorze ans ; ils ont fréquenté l’école jusque vers l’âge de douze ans et sont maintenant en apprentissage.

Tous deux sont petits, assez robustes ; B, cependant plus trapu, plus musculeux, avec une belle grosse figure, et un regard bien franc et bien clair ; l’autre A, plus maigre, plus nerveux, et de figure plus sérieuse.

Intelligents d’ailleurs, trouvant du plaisir à être magnétisés. L’un, c’est B, sait hypnotiser A ; mais la réciproque n’a pas lieu.

A est arrivé le premier. J’ai essayé de l’hypnotiser, sans réussir. M. Ch… l’a hypnotisé tout de suite. Il le regarde de haut et de très près dans les yeux, tenant lui-même les yeux durement ouverts. C’est la dernière manière de Donato. En quelques secondes, le sujet est complètement raidi, rejette les bras en arrière et suit pas à pas le magnétiseur en le regardant fixement sous le nez et en écartant avec violence toute espèce d’obstacle. La physionomie est bête et immobile ; la voix sourde et indistincte.

Les phénomènes de catalepsie ordinaires, oubli du nom, etc.

Un bras non catalepsié, placé près d’un aimant caché sous le tapis, ne se contracture pas. Il se contracture quand on place l’aimant sur le dos de la main ou dans la main. Un fer froid non aimanté ne produit aucun effet.

D’ailleurs, aucun phénomène de transfert. Le bras catalepsié reste tel sous l’influence de l’aimant.

Je demande à M. Ch… de me mettre en rapport avec le sujet. Sur ces entrefaites, B entre, et assiste avec intérêt et plaisir à la scène qui va suivre. À me regarde de très près dans la figure ; j’essaye de l’éloigner et j’y parviens dans une certaine mesure. Je fais semblant d’appeler un oiseau et je dis que l’oiseau est sur son doigt, il ne le voit pas. J’insiste, il le voit ; c’est un chardonneret.

Ce sujet commence toujours par se refuser à la suggestion ; il faut y revenir par deux et trois fois pour qu’elle opère. Je ferai cette remarque une fois pour toutes. C’est sans doute qu’il n’a pas été assoupli à ce genre d’exercice. À mon instigation, il prend sur la table un grain de chènevis (imaginaire) qu’il donne à l’oiseau. Je fais signe que l’oiseau s’envole du côté de la fenêtre ; il le suit un instant des yeux, puis se lève brusquement, court à la fenêtre, le poursuit dans les rideaux en faisant des bonds énormes. Je rappelle l’oiseau, pst ! pst ! A revient, et je le lui remets sur le doigt. « Ne remarquez-vous pas que votre oiseau grossit ? — Non. — Si ; voyez ! — Oui. — Le voilà comme une poule. — Non. — Non pas comme une poule, mais comme un corbeau. — Oui. — Prenez garde : il est méchant, il donne des coups de bec. »

Avec un geste d’effroi, A le secoue, et envoie le corbeau par terre. « Voyez donc ! Il entre à l’eau, c’est un canard ! — Oui, vraiment, c’est un canard, je ne vois plus ses pattes. — Non seulement les pattes, mais le corps entier a disparu ; c’est un brochet. — Non ! — Si fait ! je vais l’attraper avec du pain. »

Je fais semblant de m’approcher du bassin avec du pain, et saisis le poisson en m’écriant : « Je le tiens ! » Il vient voir. Moi : « C’est une ablette ! — Vraiment ! c’est une ablette. — Prenez-la ! » Il la prend, et me demande s’il faut la tuer. « Non ! rejetez-la à l’eau. » C’est ce qu’il fait.

Moi : « Quel beau gazon autour de l’eau ! — Oh ! — Voyez-vous des fleurs ? — Oui. — Quelles fleurs ? — Des marguerites. — Et quelles autres encore ? — Des fleurs jaunes. — Cueillez-m’en un bouquet. »

Il les cueille, les arrange, puis me les donne. Moi : « Quelle bonne odeur ! — Non ! — Sentez donc ! ça sent le réséda ! — Ah ! oui. » Il respire fortement et avec volupté. Je mets les fleurs dans mon mouchoir « pour le parfumer ». Je lui fais sentir mon mouchoir. Même jeu de sa part. La scène est finie.

Je l’interroge ensuite sur ce qu’il a vu. Il répète point par point tout ce rêve en rappelant les moindres circonstances. Je le réveille. Il n’en a gardé nul souvenir. Chez ce sujet et son compagnon, le réveil n’est pas instantané. Au moment où on leur souffle dans la figure, ils sont prêts à tomber en arrière, se frottent les yeux pendant quelques instants, et mettent encore un temps appréciable à reprendre leurs esprits. Il me semble qu’il s’écoule bien trente à quarante secondes entre le commencement et l’achèvement du réveil. J’ai craint d’abord que cette particularité ne contrariât les expériences de souvenir ; mais il n’en a rien été.

Pendant que je commente avec M. Ch… cette expérience, A est allé conférer avec B et sans doute lui demander ce qu’il a bien pu faire.

Je prends B, et je lui offre de lui faire avoir un rêve semblable. M. Ch… est encore obligé de l’hypnotiser. L’attitude de B est la même que celle de A. La figure est plus intelligente, mais la voix aussi mal articulée. Pas de sensibilité à l’aimant. Mis en rapport avec lui, je le caresse dans la figure : il n’aime pas cela, « il est trop grand ; c’est aux petits enfants que l’on fait de semblables caresses ». Ici, je m’attache à lui faire avoir les mêmes hallucinations qu’à A ; mais, chose remarquable, c’est de lui-même qu’il compose le rêve, et il le compose identiquement comme A ; il fait les mêmes gestes et émet les mêmes réflexions.

Je fais mine d’appeler un oiseau, il tend le doigt. « Qu’avez-vous sur le doigt ? — Un chardonneret. — Donnez-lui à manger. » Il prend un grain de chènevis sur la table, mais (ceci est en plus) il reçoit un coup de bec qui le met sur ses gardes. Je fais s’envoler l’oiseau. B se précipite vers les rideaux tout à fait comme A ; les gestes sont copiés. L’oiseau rappelé revient se percher sur son doigt. « Eh bien ! que voyez-vous ? — Ah ! il devient gros comme un jeune corbeau » (le mot jeune est ajouté). Il le secoue, et le voilà à terre. — « Et puis ? — Il va à l’eau ; c’est une cane, je ne vois plus ses pattes. — Et puis ? — C’est un brochet ! — Prenez-le ! — Non ! — Je vais le prendre. » Même jeu que plus haut. Il s’approche. « C’est une ablette ! » Il la prend, la rejette à l’eau.

« Et que voyez-vous autour du bassin ? — Un beau gazon avec de belles marguerites et des fleurs jaunes. — Donnez-m’en un bouquet ! » B craint l’eau. Il se cramponne à la table, à M. Ch…, à moi, pour cueillir les fleurs. Le bouquet composé, il me le donne. « Que dois-je en faire ? — Mettez-le à votre boutonnière. — Il est bien gros ! » Embarras de B. Je tire mon mouchoir. « Mettez-le dans votre mouchoir, il le parfumera ; il sent le réséda. » Il flaire le bouquet avec plusieurs fortes aspirations ; il flaire ensuite le mouchoir.

Je lui fais répéter son rêve, qu’il résume parfaitement. Je le réveille ; il court près de son compagnon. Profond étonnement de part et d’autre : ils ont eu le même rêve et ne s’en souviennent pas ! Leur physionomie est empreinte d’un air de stupéfaction tellement vrai, qu’on ne peut douter un instant de leur sincérité absolue.

Ainsi B a reproduit, presque spontanément, dans son rêve, tout ce qu’il a vu faire à son ami A. Cette expérience qui, je crois, est faite pour la première fois, est curieuse et intéressante. Elle montre à l’évidence la continuité entre l’état de veille et l’état d’hypnotisme.

Pourquoi l’inverse n’aurait-il pas lieu ? Pourquoi l’éveillé ne se souviendrait-il pas de ce qu’a fait l’hypnotisé ? Les expériences suivantes vont répondre à la question.

Je ne crus mieux faire que de répéter d’abord l’expérience qui m’avait si bien réussi à la Salpêtrière, en présence de MM. Féré et Masius avec la W… Avant l’entrée de A et de B, j’avais d’ailleurs tout disposé pour qu’elle pût s’exécuter. Une aiguière avec de l’eau et un bassin étaient sur le lavabo.

Je commençai avec B. Il se prêta à être endormi par moi, mais je ne réussis pas encore. J’eus recours à M. Ch…, qui le mit ensuite en rapport avec moi. Il se laisse caresser la figure, et cela semble lui faire plaisir. Je lui pose la question que je pose à mes sujets : Êtes-vous endormi ? D’ordinaire, mes sujets répondent par un oui bien articulé. B trouve la question absurde et répond non d’un ton ferme et avec une certaine nuance de mécontentement, comme s’il n’admettait pas qu’on se moque de lui.

Je crois encore ici devoir reproduire fidèlement le dialogue, parce qu’il montre qu’un sujet hypnotisé peut raisonner raisonnablement, et parce qu’on verra dans la suite l’utilité que j’ai peut-être retirée de cette éducation préliminaire du petit garçon.

« Mon petit ami, vous dormez certainement ? — Mais non ! — Mais oui ! Voyons ! Qu’avez-vous vu tantôt ? — J’ai vu un chardonneret. — Et qu’est-il arrivé à ce chardonneret ? — Il est devenu un jeune corbeau, puis une cane, puis un brochet, puis une ablette. — Eh bien, avez-vous déjà vu des chardonnerets devenir corbeaux, puis canards, etc. ? — Non. — Vous voyez bien que c’est un rêve, ce n’est que dans les rêves que pareilles choses arrivent. » B se met à rire, et trouve qu’en effet il doit rêver. Moi : « Faites bien attention ! Je vais vous donner un rêve dont vous vous souviendrez à votre réveil, et que vous pourrez raconter à vos amis. »

B n’avait pas, comme la W…, un fichu auquel on pouvait mettre le feu. Je dus lui faire au préalable tirer son mouchoir de poche. « Vous êtes joliment enrhumé ! Mouchez-vous !… Inutile de remettre votre mouchoir en poche, vous allez encore en avoir besoin. »

B garde son mouchoir sur ses genoux. « Fumez-vous quelque-fois ? — Rarement. — Vous n’aimez pas à fumer ? — Peu. — C’est très bien ! mais une fois n’est pas coutume. J’ai en poche d’excellents cigares ; je vous en offre un, et nous allons fumer de compagnie. »

B mâchonne son cigare imaginaire avec une satisfaction visible. Je fais semblant de lui donner du feu. « Ça n’est pas du feu », fait-il ; et il va prendre une boîte d’allumettes sur la cheminée, en enflamme une effectivement, l’approche de sa bouche, puis me la passe. Nous fumons à côté l’un de l’autre.

« N’est-ce pas, les bons cigares ? (signe d’assentiment) — Comme ils brûlent bien ! (même jeu). — Voyez quelle cendre au bout de mon cigare ! (admiration). — Ah ! mon Dieu ! cette cendre vient de mettre le feu à votre mouchoir ; il flambe ! Éteignons-le ! » À l’instant nous nous levons, il verse de l’eau dans le bassin, trempe le mouchoir, et s’en va. On le réveille et je lui rends son mouchoir mouillé. « Eh bien ! que vous est-il arrivé ? Vos mains sont mouillées. — C’est vous la cause en me donnant mon mouchoir mouillé. — Mais pourquoi le mouchoir est-il mouillé ? » B, c’est le cas de le dire, a l’air de sortir d’un rêve : « Il avait pris feu, dit-il. — Comment ? — Avec un cigare. — Quels cigares ? Des cigares que vous aviez ; vous m’en avez donné un, je me souviens de tout. » Et le petit se mit à sourire d’un air intelligent, étonné et charmé tout à la fois.

On n’a pas oublié la théorie que j’ai donnée de ces faits de rappel. Pour que le rappel ait lieu, il faut que le dernier acte du drame rêvé soit le premier acte du réveil ; il faut, en un mot, que l’action faite par le sujet dans son sommeil, et interrompue, ait un retentissement au réveil. C’est ce qui a été fait ici et à la Salpêtrière.

Il s’agissait maintenant d’expérimenter sur A et d’imaginer un autre drame. A fut hynoptisé par M. Ch… et mis en rapport avec moi. Je lui fis répéter son premier rêve. Il le répéta exactement, mais comme de plus loin. L’intervalle entre le moment présent et celui où il avait eu lieu était assez notable. Il se rappela cependant que le chardonneret avait manqué de devenir une poule. Lui non plus ne voulait pas admettre qu’il dormait.

Je lui donnai comme à B une petite leçon de psychologie, et lui annonçai qu’il allait avoir un rêve dont il se souviendrait à son réveil. « Vous travaillez chez F… ? (détail exact). — Oui ! — C’est de là que vous êtes venu chez M. Ch… ? — Oui ! (détail exact). — Vous avez eu froid en venant ? (il faisait fort froid ce jour-là, 2 à 3 degrés au-dessous de 0 et une bise mordante). — Oui ! — Il y a du feu ici. — Oui. — Cela n’empêche pas que vous avez froid. » Il se met à frissonner. « Rapprochons-nous du poêle, » me dit-il. Nous nous rapprochons du poêle. Mais je grelotte quand même ; lui aussi. « Mon ami, nous ferons bien de mettre nos pardessus, je vais mettre le mien, aidez-moi. » Il va décrocher mon pardessus, m’introduit une manche, et au moment où il s’apprête à introduire l’autre, M. Ch… le réveille.

Tout d’abord, en se voyant ainsi occupé avec moi, il est pris d’étonnement. « Rappelez-vous, » lui dis-je. Et tout son rêve lui revient : « Il était sorti de chez F… pour venir chez Ch…, etc. »

Il s’agissait maintenant de faire une contre-épreuve, c’est-à-dire de suggérer un drame dont le sujet ne se souvînt pas. M. Ch… désirait me voir opérer dans ce sens. Je me servis du même A. Cette fois-ci je parvins à l’hypnotiser sans peine. Je tiens toujours à reproduire fidèlement la conversation entière pour le cas où l’on voudrait répéter l’expérience.

« Mon pauvre ami, vous avez bien faim ! — Non ! — Certainement ! Vous n’avez pas mangé de toute la journée. L’ouvrage va mal. — Oui. — Vos parents sont dans la misère. — Oui. — Et ils vous envoient mendier. — Oui. — Vous avez bien faim ! — Oui, j’ai bien faim ! — Vous allez de porte en porte, vous sonnez chez des riches où les servantes vous renvoient avec un Dieu vous assiste ! — Oh ! oui. » A devient de plus en plus triste. « Venez sonner chez moi, je vous donnerai. » Il sonne. — « Que voulez-vous ? — (D’un ton lamentable) : Monsieur, j’ai bien faim ! je n’ai pas encore mangé aujourd’hui ; mes parents sont dans la misère ; faites-moi la charité, s’il vous plaît. — Tenez, mon ami, voilà mon porte-monnaie ; pour vous ce qu’il contient. — Merci, monsieur ! » Il s’apprête à mettre le porte-monnaie en poche. J’annonce à M. Ch… qu’il ne se souviendra pas de son rêve. M. Ch… demande qu’il garde le porte-monnaie en main. Ainsi fait. Je le réveille ! A voit le porte-monnaie et, malgré nos questions, ne se rappelle absolument rien.

On en voit la raison ; le sujet n’a pas été réveillé au milieu d’une action qu’il faisait. Tenir le porte-monnaie en main est un état que le sujet s’explique tout de suite par cette simple supposition qu’on le lui a donné pendant son sommeil, et il n’éprouve nul besoin d’en faire une autre. Il en serait tout autrement s’il entrait en lutte avec un spectateur pour lui ravir son porte-monnaie ou s’il était réveillé avec la main dans une poche étrangère. Alors son esprit ferait effort pour renouer la chaîne des événements, et il y parviendrait.

C’est ce que je voulus prouver à M. Ch… par une expérience sur B, qui a échoué de la façon la plus inattendue. Mon plan était le même ; la fin seule était un peu plus dramatique. J’avais mis une montre sur la table, et B, dans sa détresse, devait la voler, se sauver, et être réveillé sur le palier, la tenant en main. J’oublie de dire que nous expérimentions au deuxième étage.)

Mais il s’agissait auparavant d’inspirer à B la tentation du vol. J’essayai de lui faire croire qu’il avait pour camarades des petits voleurs. Il protesta avec une énergie croissante. J’insinuai que quelques-uns de ses compagnons d’école étaient un peu filous. Il reconnut que plusieurs volaient des cahiers et des porte-plume ; mais lui, loin de les fréquenter, les fuyait. Je prévins M. Ch… que son sujet était absolument incorruptible. Comme il insistait, je songeais que peut-être je parviendrais à faire de B mon complice. « Mon petit ami, lui dis-je, moi, je suis un voleur. — Vous ! un voleur ! » s’écrie-t-il. À l’instant, sa figure se décompose et dénote une horreur invincible ; il recule, je veux m’approcher ; à l’instant, il jette un grand cri, ouvre la porte, et se précipite à travers l’escalier. M. Ch… et le petit compagnon se mettent à sa poursuite. Il pénètre dans une pièce de l’entresol et se blottit entre un meuble et la muraille, la face contre terre. M. Ch… essaye en vain de le réveiller. D’un autre côté, moi-même, qui en avais le pouvoir, je n’osais aller vers lui, par crainte d’un malheur. Enfin, je me hasarde à descendre, à me rapprocher de lui, et de loin je lui parle. C’est ici que je fis appel aux notions de psychologie que je lui avais données : « Mon petit ami, vous savez que vous faites un rêve ; je vous ai fait croire que je suis un voleur ; je ne suis pas un voleur. Vous dormez, laissez-moi vous éveiller. » À ces mots, il sort un peu de son coin, et avance sa figure terrifiée. Une certaine détente se produit ; mais quand je veux le saisir pour lui souffler dans la figure, il résiste et se dérobe. Il demande à remonter. Ce à quoi nous ne nous opposons pas. Je le priais de se laisser réveiller. « Non, non, quand nous serons dans la chambre. » Là il prit la lampe comme pour bien m’examiner, puis se laissant approcher, il fut tiré de son sommeil. Oubli total. Je ne doute pas que si j’avais pu le réveiller quand il descendait l’escalier ou quand il se blottissait dans l’angle du mur, le souvenir de ce qui s’était passé se serait ravivé.

Ici s’arrêtent ces expériences. À partir de ce jour j’opérai avec J…

V

23 février. — Les expériences qui suivent ont pour principal objet de vérifier les inductions que l’on peut tirer des expériences de la veille dont les sujets furent A et B.

1re Expérience, ayant pour but de constater la profondeur de l’oubli.

J… est endormie. Je lui persuade qu’elle a froid, et qu’elle ferait bien de s’envelopper d’un châle. Elle se lève, endosse rapidement mon pardessus, accuse un véritable bien-être, se rassied. Je la réveille tout de suite. Elle reste quelques instants sans s’apercevoir de son accoutrement, puis n’y comprend absolument rien. Je lui raconte son rêve ; elle en est d’autant plus stupéfaite que l’oubli est absolu.

2e Expérience. Provocation du souvenir.

J… est avertie qu’elle se souviendra du rêve que je vais lui donner. Son attente est vivement excitée.

Je l’endors en quelques secondes. Pour comprendre le choix de ce rêve, on doit savoir qu’il y a trois ans, elle a été acteur dans une scène peu différente de celle qu’on va lui représenter. Je reproduis textuellement le dialogue.

« Madame se porte bien maintenant. — C’est bien heureux, monsieur. — C’est dommage qu’elle a gagné un rhume (exact). — Espérons que ce ne sera rien. — Je ne sais ; voyez comme encore une fois elle est rouge dans la figure (ma femme est présente). — Oui, monsieur, fort rouge. — Approchez-vous et sentez ses mains ; ne sont-elles pas si chaudes ? — Fort chaudes, en effet. — En revanche ses jambes sont toutes froides. — Elles sont vraiment froides. — Je pense qu’il serait bon de lui mettre une bouteille d’eau chaude aux jambes. — Vous croyez ? — Oui, allez ! on vous en donnera une en bas. » Elle descend avec un peu plus de lenteur qu’à l’ordinaire, et ma fille lui remet une bouteille chaude toute préparée. Elle la rapporte et s’agenouille pour la fixer aux jambes de ma femme. Je choisis ce moment pour la réveiller.

Elle est étonnée de se voir aux pieds de sa maîtresse ; elle cherche la bouteille qu’elle ressaisit ; et alors elle nous raconte tout son rêve avec ses moindres incidents : la rougeur de la figure, la chaleur des mains, la froideur des jambes, la bouteille présentée par ma fille.

3e Expérience. Le sujet du rêve est moins dramatique ; le lien d’attache avec la réalité plus faible. Je ne lui annonce rien à l’avance.

Elle est endormie en quelques secondes. Nous partons pour la promenade, nous passons devant de belles maisons. L’une surtout nous frappe par la richesse de sa façade. À côté se trouve le jardin clôturé d’une grille. La maison appartenant à un de mes bons amis, je puis pénétrer dans le jardin. Devant nos yeux un parterre de fleurs. Elle le décrit : des roses, des marguerites, des myosotis, des résédas. Elle cueille un bouquet pour Madame ; lie le bouquet avec un jonc qu’elle arrache à quelque distance ; présente le bouquet à Madame qui l’accepte et la remercie.

Sur mon conseil, elle cueille un bouquet pour elle-même et le fixe à son corsage. Elle vient se rasseoir. Je manifeste le désir d’en avoir un à mon tour. « Prenez le mien, me dit-elle. — Je ne veux pas vous en priver. — Je n’y tiens pas. » Elle détache son bouquet et me le passe. Je le mets dans mon mouchoir pour le parfumer, et je lui fais flairer mon mouchoir. Au moment où elle aspire fortement, je la réveille. « Qu’est-ce que vous faisiez là ? — Je sentais votre mouchoir. — Pourquoi ? — Parce qu’il renfermait une bonne odeur (remarquez qu’elle se sert de l’imparfait). — Quelle espèce d’odeur ? — Je n’en sais rien. — Rappelez-vous ? — Je ne puis. — N’est-ce pas de l’eau de Cologne ? — Je ne me rappelle pas. »

On voit qu’il y a une lacune et que la lacune existe dans le rêve. Ainsi, dans la mémoire normale, nous constatons souvent des brèches : on se rappelle une histoire par fragments, la suite des événements offre des vides ou des obscurités. Essayons de combler la lacune, de renouer le fil cassé du rêve. Comme ce rêve est lui-même rattaché à la réalité par l’épisode final du mouchoir, je dois parvenir, grâce à lui, à raccrocher toute la suite. C’est ce qui eut lieu.

Je rendors J… « Qu’est-ce que nous venons de faire ? — Nous avons été en promenade, nous avons vu de belles maisons, etc. » Elle me répète tout son rêve. Au moment où elle me dit : « Vous avez mis les fleurs dans votre mouchoir pour le parfumer », je la réveille, et alors son souvenir est intact ; elle retrouve d’elle-même toute la fiction. Cette expérience légitime l’espoir d’élever un sujet qui puisse se rappeler la plupart de ses rêves hypnotiques.

25 février, Trois expériences. — Les deux premières ont le même objet que les deux dernières expériences du 22 février faites avec A et B.

N. B. — J’en ai annoncé à l’avance les résultats à l’insu du sujet ; et les prévisions se sont vérifiées.

1re Expérience : J… doit mendier ; elle a faim, ses parents sont réduits à la misère, les temps sont durs et l’ouvrage manque. Je procède comme toujours par interrogation. « Vous éprouvez souvent des refus ? — Hélas ! oui ! — Avez-vous quelques bonnes maisons ? — Deux principalement : une où habite un grand monsieur à barbe blanche (ce doit être moi-même) ; une autre où demeure une jeune dame toujours malade (ce doit être ma femme). — Vous voilà arrivée devant la maison du monsieur à barbe blanche ; sonnez et demandez. » Elle se lève ; notons qu’elle a les yeux fermés, se dirige vers une porte d’appartement, fait le geste de sonner et attend. Je me présente : « Que voulez-vous, la fille ? — J’ai si faim, et mes parents sont dans la misère, faites-moi la charité, s’il vous plaît. — Tenez, voilà mon porte-monnaie (je le lui donne). — Est-ce pour moi tout, monsieur ?. — Oui, pauvre enfant. — Mille fois merci, monsieur. » Elle fait deux pas pour s’éloigner. Je la réveille. Elle tient le porte-monnaie en main et ne peut s’expliquer sa présence. Elle voudrait cependant bien savoir comment il est venu en sa possession, car « elle aime mieux les rêves dont elle se souvient que ceux dont elle ne se souvient pas » ; ceux-ci l’inquiètent et la plongent dans la défiance et la perplexité.

2e Expérience, exécutée aussi les yeux fermés.

« L… est bien triste ce matin (L… est sa compagne, mariée, mais vivant séparée de son mari). — Oui, bien triste. — Elle pleure. — Oui, beaucoup. — Savez-vous pourquoi elle pleure ? — C’est encore à cause de ce laid (le mari). (Comme on le verra encore mieux dans la suite, J… a beaucoup de spontanéité). — Il est venu lui demander de l’argent ? — Oui. Et elle n’en a plus ? — Non. — Il paraît qu’il a fait des dettes et que L… doit les payer. — Ce n’est pas la première fois. — L’huissier est en bas, et L… n’a plus le sou. — Que faire ? — Est-ce que Madame ne pourrait pas avancer l’argent ? L… parviendra toujours bien à s’acquitter. — Adressez-vous à Madame. (Elle est présente et prévenue de ce qu’elle doit répondre.) — Madame, voudriez-vous bien prêter de l’argent à L… qui, etc. ? — Certainement, J…, ouvrez la première armoire près de la porte ; vous y verrez une boîte de cuivre ; l’argent est dedans. » J… se dirige à tâtons vers l’armoire, finit par mettre la main sur la boîte, et je la réveille (le réveil est chez elle instantané). Elle sent la boîte, la considère attentivement comme pour réveiller un souvenir, puis se met à sourire d’un air content : elle se rappelle tout son rêve et nous le répète mot pour mot. Cette fois encore, elle a été réveillée au milieu d’une action faite par elle.

3e Expérience. Le même procédé peut servir à rappeler le souvenir des actions suggérées pendant l’hypnotisme, mais faites après le réveil.

Dernièrement, le 21 février, J…, si on s’en souvient, avait, dans son sommeil, reçu des ordres assez compliqués qu’elle a exécutés après une espèce de réveil et à un signal donné. Réveillée définitivement, elle ne s’est souvenue absolument pas de ce qu’elle avait fait, et cet oubli l’a même beaucoup intriguée.

Endormie, je lui enjoins qu’à un signal donné (une secousse donnée à la boîte pleine de pièces de monnaie), elle doit prendre sur la cheminée la photographie de X, et la placer sur la table ; puis celle d’Y, qu’elle posera également sur la table ; puis celle de Z, sur laquelle auparavant elle appliquera un baiser. Je la réveille. « Je dois, dit-elle, aller prendre les portraits ». Cependant le signal n’a pas été donné. Je lui dis de s’asseoir. Mais son réveil n’ayant pas l’air franc : « Ne voyez-vous pas, lui dis-je, là, contre le mur, Mlle C… ? — Ce n’est pas Mlle C…, c’est Mlle H… — Vous êtes sûre ? — Certainement ! »

Elle n’est donc pas bien éveillée, puisqu’elle a des hallucinations. Je fais entendre le signal. Elle se dresse, prend les photographies dans l’ordre indiqué. Au moment où elle donne un baiser à Z, je la réveille. Elle rougit terriblement : « Vous m’en faites faire de belles ! » s’écrie-t-elle. Elle se rappelle absolument tout, même la présence de Mlle H… Elle est incrédule quand je lui assure que Mlle H… n’était pas là. Elle s’adresse même à ma femme pour avoir de ce côté une deuxième assurance.

Ainsi donc elle s’est souvenue d’un accident intercalé dans son rêve suggéré, ce qui prouve bien que les associations des rêves provoqués obéissent aux mêmes lois que les associations de la vie normale et qu’un de leurs chaînons donne les autres.

Ceci me rappelle une scène de la Salpêtrière. M. Féré voulait montrer à M. Masius et à moi la puissance hypnotique. La W… est endormie. Il lui désigne le buste de Gall (qui est peint en vert) : « Tantôt à ton réveil, tu feras le tour de la salle, et tu iras embrasser l’homme vert, puis tu reviendras te mettre dans ce fauteuil et t’endormir. » La W… ne manque pas de faire ce qui lui avait été ordonné. Seulement en faisant le tour de la salle, elle passa à côté d’une image ébauchée en cire d’une vieille femme, placée sur une table, et recouverte d’un linge ; elle leva le linge et examina le travail. Réveillée, M. Féré l’interrogea sur ce qu’elle venait de faire. Elle se rappelait avoir fait le tour de la salle, avoir examiné la vieille femme « pour voir si l’ouvrage avançait », mais elle ne voulut jamais convenir qu’elle avait embrassé l’homme vert : pourquoi aurait-elle fait cela ? quelle idée ! etc. Je n’ai pu m’empêcher de soupçonner qu’ici elle ne disait pas la vérité, puisqu’elle se souvenait du reste. Je reconnais aujourd’hui que le cas est obscur, et qu’il faudrait répéter l’expérience pour le tirer au clair.

VI

24 février. 1o — Je raconte à J…, éveillée, le rêve singulier que j’avais donné à A : le chardonneret changé en corbeau, puis en canard « dont on ne voit pas les pattes » et définitivement en brochet et en ablette. Mon intention est de voir si elle refera le même rêve.

Endormie, je fais lui venir un oiseau sur le doigt. « C’est un moineau. » (Voir 2e expérience du 20 février. Je note la tendance des somnambules que j’observe, à rééditer leurs paroles, leurs gestes et leurs visions.) Moi : « Il a la tête rouge et du jaune sur les ailes ! — Un serin ? — Avec la tête rouge ! — Un chardonneret ! » Il s’envole dans les rideaux ; elle le suit des yeux et le rattrape ; puis aidée par quelques interrogations générales, elle poursuit et achève spontanément le rêve. Elle non plus ne voit pas les pattes du canard ; seulement elle propose de tuer l’ablette pour Madame, « parce que Madame aime beaucoup le poisson ». Au moment où elle fait le geste de rejeter le poisson à l’eau, je la réveille. Elle se rappelle son rêve jusqu’au canard exclusivement.

Cette expérience est propre à montrer plusieurs choses : d’abord la suggestion des rêves hypnotiques par des récits écoutés à l’état de veille, et, partant, le mode de production du rêve physiologique ; ensuite le rappel d’un rêve avec des lacunes possibles chez l’hypnotisé comme chez l’individu normal ; enfin la sincérité absolue du sujet. Je referai cette expérience.

2oOrdres à exécuter au réveil ; je prévois que J… ne se les rappellera pas.

Elle doit déplacer des boîtes, enlever de force à sa sœur son tablier, en faire un rouleau et le fourrer dans le dos de ma femme.

Réveillée (par parenthèse, je persiste à penser qu’elle ne l’est pas), elle accomplit ces ordres de tout point ; sa sœur se sauve, elle la poursuit, elle revient s’endormir dans son fauteuil. Je la réveille une seconde fois. Elle n’a gardé aucun souvenir de ce qu’elle a fait. Elle est scandalisée à l’idée qu’elle a été fourrer de force le tablier de sa sœur dans le dos de la dame de la maison.

3o — J… a mal aux dents ; la souffrance devient très grande, elle crie dès que je touche sa joue. Je lui arrache la dent, elle jette un cri ; elle est soulagée. Mais voilà qu’elle a mal du côté droit ; même jeu. Je la réveille ayant la pince dans la bouche. Elle se rappelle la dernière scène, mais non la première.

N. B. — Je suis néanmoins persuadé que l’éducation pourrait étendre le rappel même à la première dent. Je vais donner la preuve de cette puissance de l’éducation.

4o — Moi : « C’est bien dommage que nous n’ayons pas de chat. — Oh ! quel beau chat ! (Réponse curieuse ; elle n’a sans doute pas entendu la négation.) — Non, nous n’avons pas de chat, et nous avons tant de souris ! — Oui, beaucoup de souris. — Voyez ! elles grimpent sur vous ! » J… est dans une agitation indicible, serre ses jupes autour de ses jambes, cueille des souris sur ses cuisses, sa poitrine, dans son dos, et les jette avec répugnance loin d’elle. — Moi : Écrasons-les ! J….. se lève et piétine les souris. Je la réveille pendant son action. « Qu’est-ce que je faisais ? dit-elle. — Dites-le-moi, je n’en sais rien. — Je donnais des coups de pied. — À quoi ? — Je ne me rappelle pas. »

Ici le seul lien d’attache était l’agitation corporelle ; il n’y avait pas de lien visuel. Je m’étais dit à l’avance qu’elle pourrait ne pas se souvenir de ce rêve. Le lendemain, je m’arrangeai pour qu’elle se souvint d’un rêve analogue.

27 février. — 1o — Je fume près de J…… ; la fumée de tabac va jusqu’à l’incommoder. Elle se trouve pour le reste parfaitement bien. La cendre de mon cigare (imaginaire) tombe sur son tablier qui prend feu. Elle le détache à l’instant et le piétine pour étouffer la flamme. Réveillée ayant le tablier sous ses pieds, elle se souvient de tout, même de mes moindres paroles. Rien de plus caractéristique que la physionomie de J… quand le souvenir lui revient. J… est visiblement rassurée. Au contraire, quand elle ne se souvient pas, elle est en défiance et promène sur les personnes présentes des regards interrogateurs.

2o — Nous partons pour la promenade. L’âne qui doit porter Madame est sellé. « Il est bien laid parce qu’il a son poil d’hiver. » (Notez bien que cet âne est à la campagne et qu’elle ne l’a pas vu. Elle a donc spontanément la conscience que nous avons l’hiver, et elle en applique les conséquences.) Nous passons le long d’un talus. Voici un nid de guêpes. « Les méchantes bêtes ! Écrasons-les ! » J… piétine sur place. Je l’éveille. Elle se souvient de tout. Son éducation est faite par le rêve précédent.

3o — Je fais contempler à J… le ciel qui s’ouvre. Elle voit Dieu le Père « bien peu vêtu » avec une robe rouge ; la Sainte-Vierge avec une robe blanche ; le Saint-Esprit, « on ne le voit pas facilement » ; il a la forme d’une colombe ; Dieu le Fils assis à la droite du Père ; des anges en foule chantant et jouant des instruments de musique. Sur mon conseil, elle se jette à genoux et élève les mains jointes. Réveillée, son rêve lui revient en entier. « C’est le plus beau des rêves », ajoute-t-elle.

4o — J… aime les pommes sures. Je lui présente sous ce nom une pomme de terre crue qu’elle croque avec délices. Réveillée, elle mâchonne pendant quelques moments encore, s’aperçoit du tour et se souvient.

28 février. — 1o — Suggestion : un garçon de son village (lequel est présent) vient de tirer au sort ; il a amené un mauvais numéro. Désolation des parents. On fait une souscription parmi les amis pour lui procurer un remplaçant. Je souscris, moi, pour 100 francs. Elle offre un franc. « C’est beaucoup trop peu, vous devez donner 20 francs. — Je ne peux pas ; que Madame fasse l’avance, si elle veut bien. Je la rembourserai peu à peu. — Allez porter vos boucles d’oreilles au Mont-de-Piété ; on vous prêtera bien 20 francs dessus. » Elle détache ses boucles d’oreilles, se lève, va à une table, s’adresse à l’employé et s’apprête à déposer ses boucles d’oreilles sur le bureau. Au moment où elle les a encore en main, je la réveille ; souvenir intégral.

2o — Elle est mariée depuis un an ; elle a un enfant. Elle le néglige. Il crie, il a faim. Je lui remets en main une vieille poupée mutilée : elle l’embrasse, puis prend sur la table une pince et lui donne à manger. — Réveil ; souvenir complet.

3o — L… et X… (le villageois milicien) sont présents. Suggestion : ils doivent se marier. Mais L… a une grande barbe et des moustaches, un grand bonnet à poil, une tunique bleue d’agent de police ; « elle est très laide dans cet accoutrement ». X…, au contraire, est vêtu d’un châle et d’un jupon. « À l’hôtel de ville on ne saura où est l’homme, où est la femme. Vous feriez bien de déshabiller X… et de mettre ses effets à L… » Trouvant le conseil judicieux, elle se dresse avec résolution, enlève prestement à X… sa jaquette, dont elle affuble L… comme d’un châle, puis se met en devoir de lui enlever son pantalon. Réveil ; souvenir complet.

4o — Deux expériences identiques séparées par les expériences 1o et 2o qui précèdent. Je la colle une première fois au dos de X…, de L… une seconde fois, en lui adjoignant de ne pas lâcher. Elle fait de cette façon plusieurs fois le tour de la chambre, puis, sur mon ordre, vient se rasseoir. Au réveil, oubli complet.

3 mars. — À partir de ce jour, J… s’endort instantanément au seul mot Dormez ! — Présents : un conseiller à la cour d’appel, M. M. O…, deux docteurs en médecine, MM. de R… et Ch. M… ; ce dernier s’est beaucoup occupé d’hypnotisme. M. Masius, qui devait être présent, a été empêché au dernier moment. J…, ne connaissant pas M. Ch. M. …, éprouve une vive contrariété à paraître devant lui ; elle la manifeste surtout pendant son sommeil, la motivant comme il vient d’être dit. Elle consent quand même à venir.

Ces expériences ont pour but de montrer aux assistants le réveil ou le non-réveil des souvenirs, suivant le moment où l’on interrompt le rêve. Les personnes présentes déterminent le plus souvent la nature des suggestions.

1o — Je propose comme suggestion la métamorphose d’une chauve-souris en parapluie, du parapluie en bolet, du bolet en la boîte où nous mettons nos timbres-poste, et je demande dans quel sens la métamorphose doit s’opérer, et si l’on veut qu’il y ait souvenir ou non. On choisit la métamorphose de la boîte en chauve-souris avec souvenir.

J… doit écrire à son père : « elle a besoin de deux timbres-poste ». Ici encore, J… brode d’elle-même les premiers canevas, ajoutant quelques détails de circonstance. Elle prend la boîte, et se dispose à l’ouvrir. « C’est un bolet, lui dis-je. — Vraiment, et grand donc ! comme il est grand ! c’est répugnant, jetons-le ! » Sa physionomie marque le plus profond dégoût (développements spontanés). J’ai appris le lendemain que, lorsque, étant toute petite, on la conduisait au bois, ces champignons lui faisaient horreur. Ce souvenir lointain est d’autant plus curieux que, pendant les vacances, nous avons l’habitude de cueillir des bolets dans les bois et de nous en régaler. Elle n’en mange pas, mais ne nous a jamais laissé voir de répugnance.

« Ne le jetez pas : c’est un parapluie. — Oui, un grand parapluie », et elle porte la boîte au-dessus de sa tête. « Voyez donc, c’est une chauve-souris, attrapez-la ! » Elle la suit quelques instants des yeux, puis la poursuit ; jette après elle son mouchoir, et l’attrape : « Je la tiens ! » Elle roule son mouchoir entre ses mains. Réveil à ce moment ; souvenir intégral.

N. B. — Quand elle raconte son rêve, elle l’expose à rebours en commençant par la fin sans la moindre hésitation.

2o — Arrachage d’une dent (répétition, voir 24 février), souvenir ; réussite.

3o — Scène dramatique, sans souvenir. M. Ch. M. …. fait la suggestion.

Son enfant est gravement malade (on lui met en main la poupée) — il a une diarrhée — il faut le coucher, lui donner une potion, lui passer un lavement à l’amidon qui opérera un mieux promptement sensible. J… s’afflige, mais se rassérène quand le docteur lui assure que son enfant guérira. Elle va dans la chambre à côté chercher un coussin, qu’elle vient mettre sur le fauteuil ; elle donne à boire à l’enfant à même d’une bouteille sans ôter le bouchon ; lui applique la seringue sur le ventre, et sur mon observation le retourne et lui retrousse son jupon. L’enfant ayant mal au ventre, elle va chercher une chaise percée, l’assied dessus, sans ôter le couvercle. Sur ma remarque, elle ôte le couvercle. Le remède opère. Spontanément : « Quelle crasse l’enfant avait dans le corps ! quelle puanteur ! » et elle court reporter la chaise. Elle rentre, trouve l’enfant beaucoup mieux. Nous l’enlevons promptement ainsi que les autres pièces de conviction, le coussin, la seringue et la bouteille ; puis je réveille J… Souvenir absolument aboli. La physionomie de J… au moment du réveil est, comme je l’ai dit, parlante. Si elle se souvient d’avoir joué un rôle ridicule, elle rougit et sourit en faisant une petite moue de mécontentement, puis, prenant assurance, elle raconte ce qu’elle a vu, et à mesure qu’elle raconte, sa honte et sa rougeur disparaissent. Si elle ne se souvient pas, son regard est effaré, défiant, interrogateur. Elle craint évidemment qu’on ne lui ait joué un « vilain » tour, et manifeste un malaise visible.

Nous essayons de rappeler ses souvenirs. « Son enfant a été malade. — Encore cet enfant ! » Elle n’aime pas qu’on lui donne un rêve semblable. — Je lui montre l’enfant. Elle remarque qu’aujourd’hui du moins on lui a mis un jupon. Cette vue ne ravive pas ses souvenirs. Je lui dis qu’elle lui a donné à boire avec une bouteille que je lui montre : une bouteille contenant des capsules de goudron Thévenot. Rien. Nous arrêtons ici nos investigations rétrospectives pour ne pas la rendre trop mécontente.

4oDeux suggestions consécutives sans lien logique. — Disparition des personnes. — Souvenir.

Cette expérience a été curieuse. (Je me propose de la répéter aujourd’hui, 5 mars.) Elle était improvisée et le résultat qu’elle a fourni, inattendu. À rapprocher du troisième rêve du 24 février (le rêve des deux dents arrachées).

J…, avons-nous dit, avait vu avec déplaisir l’arrivée de M. Ch. M. … Endormie, mais avec les yeux ouverts, je lui dis que M. Ch. M. … est parti. « Vous êtes satisfaite. — Oui. — Pourquoi ? — Parce que je ne le connais pas. — M. Masius est arrivé. — Je suis bien heureuse. — Le voilà ! » et je montre M. de R… qui a une barbe noire et une abondante chevelure noire, tandis que M. Masius est chauve et a la barbe blanche. Elle voit M. Masius, sa barbe blanche et sa tête chauve. Puis je lui montre M. Ch. M. … « Quel est-ce monsieur ? — C’est M. M. O. » (le conseiller). Je montre ensuite le conseiller : « Et lui ? — C’est M. de R. »

Nous ne songeons pas à réveiller J…, et nous commentons cette expérience, qui nous montre la logique de la rêveuse. Il s’agissait de lui faire éliminer M. Ch. M. … ; elle s’y prête, et ayant accepté la transformation de M. de R… en M. Masius, elle transforme à son tour les autres personnes de manière à obtenir l’élimination voulue.

Nous nous avisons alors de faire disparaître totalement un personnage. Je dis à mon fils présent de prendre en main un tire-bouchon qui se trouvait sur la table, et de le lui tenir devant les yeux. A J… : « Voilà un tire-bouchon suspendu en l’air ». Elle s’étonne et ne voit pas mon fils. Le tire-bouchon lui paraît colossal : « Pourquoi monte-t-il ? pourquoi descend-il ? » Elle veut l’arrêter.

Je lui suggère qu’il est suspendu à un cerf-volant. Elle voit le cerf-volant « à une grande hauteur ». Elle le fait descendre en saisissant le tire-bouchon, et en enroulant la ficelle autour de celui-ci. Elle me montre le cerf-volant « qui est fort grand » et paraît surprise que je le voie à peine tant il serait petit. Mais, lui dis-je, où est le gamin qui tenait le cerf-volant ? Elle regarde au loin tout autour d’elle, elle ne le voit pas. Je lui montre alors mon fils, elle lui met à l’instant la main dessus. Je la réveille. Elle sourit. Tout son rêve lui revient, et non pas seulement le rêve du tire-bouchon, mais aussi celui des changements de personne.

Ces deux rêves sont chez elle bien distincts ; elle les relie par une circonstance de temps. « Avant cela, j’ai vu M. Masius, etc. »

Une conclusion provisoire s’impose, c’est que le sommeil hypnotique non interrompu, ou l’intervalle entre deux réveils, est constitué par un certain état organique capable d’associer les impressions imaginatives subies pendant cet état. Si cette conclusion est légitime, elle corrobore la théorie de la mémoire rappelée plus haut. Cette conséquence sera vérifiée la prochaine fois.

5o — Ordre à accomplir au réveil. Faire le tour de la chambre, sortir par une porte, aller éteindre une bougie dans la chambre à côté, rentrer par une autre porte, donner trois coups sur l’épaule du conseiller, se rasseoir, se rendormir et oublier. — Exécution fidèle ; pas de souvenir. Même observation que plus haut. J… n’a pas l’air d’être éveillée ; je puis ajouter qu’elle ne l’est pas.

5 mars. — Trois expériences ayant pour objet de vérifier trois conclusions émises provisoirement dans ce qui précède.

1o — (voir 17 février). Je lui rends le rêve de la procession avec plusieurs variantes. Je l’éveille au moment où elle fait le signe de la croix. — Souvenir complet.

2o — Trois rêves différents, séparés par des intervalles de plusieurs minutes. Je ne la réveille qu’au dernier (voir quelques lignes plus haut, 3 mars, 4o, réflexion finale).

A. J… doit décrocher, puis rattacher les rideaux du salon ; ils sont pleins de poussière. Je lui passe mon mouchoir de poche ; elle se lève, le secoue vigoureusement, puis va le pendre à la fenêtre. Elle l’y fait tenir en le passant derrière la corde d’un store. Elle vient se rasseoir.

B. Repos de trois à quatre minutes. « Il est temps de bêcher le jardin. » Approbation. « Je vais prendre la bêche. — Vous êtes trop fatiguée ; je vais demander la fille C… La voilà qui bêche déjà. — Elle ne bêche pas fort bien. — C’est bon tout de même. » J. hausse les épaules. « La fille C… pourrait planter les pommes de terre. — Oui, mais elle ne les plante pas fort bien. — Bah ! ça ira. — Ma foi, elle ne s’en tire pas trop mal. » Comme je l’ai dit déjà, J… a beaucoup de spontanéité et conduit elle-même son rêve ; en voici un nouvel exemple. Moi : « Voyez donc ! elles poussent déjà ! — Oui, tenez, en voilà même qui ont des fleurs. » Moi, avec un ton admiratif : Et làbas ! — Monsieur, là-bas, elles sont déjà toutes noires, elles sont bonnes à arracher. — Arrachons-les. » Elle se lève ; je lui passe un parapluie, elle fouille le sol, en tire les pommes de terre, les soupèse, me les passe ; puis je la renvoie dans son fauteuil.

C. Même intervalle que plus haut.

Sa sœur se marie ; la table de noce est préparée. Elle en fait d’elle-même la description, entremêlée de réflexions de circonstance : « On a bien fait les choses chez nous ; que de plats ! C’est sans doute le mari qui paye. » Nous sommes censés casser des noix. D’une des coquilles nous faisons un bateau, je lui présente un couvercle de boîte. Elle : « Qu’il est joli ! mettons-le sur l’eau. » Ainsi fait. Moi : « Comme il grandit ! — C’est une barquette ! — Ne voyez-vous personne dedans ? — Il y a deux messieurs. — Et encore qui ? — Une demoiselle. Comme ils sont loin ! c’est à peine si on les voit encore. — Voici qu’ils reviennent ; ils veulent aborder. Ah ! mon Dieu, la demoiselle tombe à l’eau ! » J… se précipite à son secours. « Tenez, lui dis-je, voilà une corde. » Et je lui présente une corde que j’ai préparée. Elle la saisit, se penche et retire la demoiselle avec un effort et une anxiété visibles. Réveillée, elle sourit. « Eh bien, monsieur, voici : J’ai d’abord vu la fille C… qui bêchait le jardin. Vous l’aviez fait venir parce que j’étais fatiguée, etc… (Aucun détail n’est oublié.) Puis, ma sœur devait se marier…, etc. (Même fidélité et même sûreté du souvenir.)

« Mais, lui dis-je, avant la scène du jardin, n’avez-vous pas fait autre chose ? — Je ne me rappelle pas. Tout ce que je sais, c’est que j’étais fatiguée. » (Je fais remarquer ici qu’elle a établi d’elle-même comme un lien entre le songe A et le songe B, et je saisis l’occasion.) « Pourquoi étiez-vous fatiguée ? — Je ne sais pas. » Alors, je tire de ma poche avec une légère affectation mon mouchoir. À cette vue, le souvenir revient intégralement. (Cf. 23 février, 3e expérience.)

La démonstration de ma thèse me paraît complète.

Je n’avais plus qu’à vérifier ce que j’ai avancé à propos des suggestions faites à l’état de veille, mais à réaliser dans l’état hypnotique (voir 24 février, 1o).

Voici ce que je lui dis, sans y mettre aucune insistance : « Je vai vous endormir. Je vous présenterai la boîte aux timbres. Elle se changera en une cuvette contenant du linge lavé. Vous tirerez ce linge et vous l’étendrez sur l’herbe. La cuvette en contiendra une quantité extraordinaire, assez pour en couvrir toute une campagne. Cette campagne vous apparaîtra ensuite comme couverte de neige. Une foule de gens y glisseront et patineront. Vous glisserez comme tout le monde. Vous verrez aussi beaucoup de belles dames en traîneaux. Vous vous mettrez dans un traîneau, et je vous pousserai. Tel est le rêve que vous allez faire. »

Endormie, je lui présente la boite, et d’elle-même elle rêve tout ce qui vient d’être dit. Elle étend le linge. « Y en a-t-il du linge dans cette cuvette ! » Puis elle se met à glisser ; voit des dames en traîneau ; je lui en offre un et l’assieds sur un tabouret. Elle le met en mouvement ; je la renverse, et la réveille au moment où elle est par terre.

Tout son rêve lui revient. Chose assez particulière, elle ne se rappelle que d’une manière vague que je le lui avais annoncé à l’avance.

VII

Il me reste à exécuter une dernière série d’expériences sur la mémoire, de nature à résoudre un problème psychologique intéressant. Le premier jour que j’allai visiter la Salpêtrière, M. Charcot présenta à la petite société qu’il avait convoquée, une jeune fille qui prenait des poses plastiques admirables. On lui fermait les poings, sa physionomie exprimait la colère, ses sourcils se fronçaient, ses yeux flamboyaient, regardant fixement dans le vide. Réciproquement si, au moyen de courants électriques, on lui faisait froncer les sourcils, ses poings se fermaient, elle se dressait de sa chaise avec un air de menace et à mesure qu’on renforçait les secousses, l’attitude devenait de plus en plus agressive. Je dois même avouer qu’à un moment elle me fit peur. On lui donna, par des procédés analogues, l’expression de la tristesse, de la joie, de l’amour, etc.

M. Taine, qui était présent, émit cette réflexion qu’il serait important de savoir ce qui se passait dans cette âme dont l’enveloppe était si expressive. J’offris de me soumettre à l’action des courants électriques pour juger si j’éprouverais l’un ou l’autre des sentiments qu’on ferait apparaître sur ma figure. On agréa ma proposition ; mais, quelle que fût la force des courants, mon âme n’éprouva rien, ni colère, ni joie, ni tristesse. Tout ce que je pus deviner, c’est quelle expression on imprimait à mes traits. M. Féré fit judicieusement observer que cette expérience ne pouvait rien donner, par cette raison même que j’étais avant tout préoccupé de deviner ce qui se passerait en moi, et que, par conséquent, le sentiment prédominant devait être certainement la réflexion et l’attente. Les phénomènes de mémoire ravivée vont nous permettre de résoudre en partie cette question éminemment intéressante et grosse de conséquences. Les expériences ont été de deux espèces, les unes portant sur des mouvements machinaux qui ne devaient à mon sens éveiller aucun rêve ; les autres sur des mouvements passionnels qui devaient, eux, avoir du retentissement jusque dans l’âme. Ces expériences ont été exécutées le 6 mars.

1o — J… est endormie et a les yeux ouverts. Je lui mets en main une plume et devant elle du papier et de l’encre. Je ne dis pas un mot, ainsi que dans les épreuves qui vont suivre.

Elle écrit : Monsieur Delbœuf — J’insiste pour qu’elle continue : elle écrit : Madame Delbœuf. Sur une troisième invitation, elle écrit : Mademoiselle H. Delbœuf.

2o — J’arrête là l’expérience ; et, sans la réveiller, je lui mets en main un balai et une palette à poussière. Elle s’agenouille et balaye le tapis, accomplissant la série des gestes habituels en pareil cas. Je la réveille. Elle voit bien qu’elle balayait le tapis, mais ne se rappelle rien d’autre.

3o — Je lui mets en main un morceau d’étoffé, des ciseaux, une aiguille enfilée. Elle cherche son dé dans sa poche ; ne le trouvant pas, elle se décide à travailler quand même, et commence un ourlet qu’elle coud à grands points. Réveil, nul autre souvenir que celui du fait lui-même.

4o — Je lui apporte la poupée, une éponge mouillée, un linge. Elle lave avec soin la poupée, sa figure, son cou, sa poitrine, puis l’essuie avec le linge. Réveil, nul souvenir : Je lavais sans doute la poupée. » Elle ne se souvient même pas de s’être servie de l’éponge qu’elle a cependant sur les genoux.

5o — Je lui donne une loque en faisant semblant moi-même de la laver. Elle se met à la savonner ; puis je la conduis à la table, et lui présente un presse-papiers en guise de fer à repasser. Elle repasse sa loque, la pliant en deux, puis en quatre, puis en huit. Réveillée, elle ne devine même pas ce qu’elle fait. En effet, elle ne tient pas un fer à repasser. « Je mettais sans doute ceci sur cela », me dit-elle. Par conséquent, les réponses exactes qu’elle a faites tantôt, lui étaient simplement dictées par les objets qu’elle avait sous les yeux au moment du réveil.

6o — Je fais le geste de m’avancer contre quelqu’un et de lui donner des coups de poing. J… m’imite avec un zèle assez bien exagéré. Je la réveille ; elle se sentait en colère contre Antoine, un ancien domestique de la maison, et voulait le frapper ; pourquoi, elle n’en sait rien.

7o — J’appelle à ses pieds un chien, et je fais semblant de le caresser. J… imite à peu près mon geste. Je la réveille elle caressait des petits poulets et leur jetait à manger.

8o — Je prends un mouchoir et me mets à sangloter. J… sanglote. Réveil. Elle était triste et « pleurait » sans savoir pourquoi.

Je termine en lui montrant ce qu’elle a écrit ; elle reconnaît son écriture, contemple longtemps le papier et n’y comprend absolument rien.

Ces épreuves sont convaincantes. La conviction ne naît pas seulement de leur nombre, mais surtout de leur concordance. Cependant il y a une différence notable entre ces expériences et celles qui furent faites devant moi à la Salpêtrière. Là le geste imprimé l’était par des actions mécaniques. À J… les mouvements sont suggérés par imitation. Je ne me suis pas encore attaché à ce qu’elle ait des attitudes passionnelles suggérées par coordination de mouvements, et si, par exemple, je lui serre les poings, le geste ne s’amplifie pas et ne s’étend pas plus loin. Le voile qui recouvre le problème n’est donc écarté que partiellement. Mais il ne sera pas difficile d’instituer des recherches ultérieures qui le soulèveront tout à fait, et mettront la réalité dans tout son jour. Tous ceux qui s’intéressent à l’hypnotisme, et aujourd’hui ils sont nombreux, ont actuellement à leur disposition une méthode d’investigation qui peut leur rendre de grands services. Les résultats de ce jour apportent sans contredit un nouvel appui à l’opinion fondée sur des raisonnements inductifs qui veut que les attitudes réagissent sur les idées ; ils permettent même d’aller plus loin et d’affirmer que l’état intellectuel peut n’être, en certains cas, que le reflet du physique. Je ne veux pas aujourd’hui pousser plus loin mes conséquences.

VIII

Je crois devoir arrêter ici le compte rendu de mes essais. Envisagés dans leur rapport avec le point spécial que j’ai eu en vue, ils paraissent concluants. Il en résulte que le rêve hypnotique est de même nature que le rêve ordinaire, et soumis aux mêmes lois ; et que la différence entre l’état normal et l’état hypnotique est, du moins à cet égard, du même ordre que la différence entre la veille et le sommeil. Les rêves hypnotiques se prêtent au rappel dans les mêmes conditions que les rêves ordinaires. Si l’on a cru pendant longtemps que ce qui les caractérisait était de ne pas donner prise au souvenir, c’est qu’on n’avait pas porté son attention sur les conditions qui ravivent le souvenir des autres. Lorsque les conditions sont les mêmes, les premiers comme les seconds sont susceptibles de rappel. Il résulte aussi de là que l’on aurait tort de conclure qu’il n’y a pas de rêve là où il n’y a pas de souvenir. Cette conclusion est contraire aux faits. La seule différence qui subsiste entre l’une et l’autre espèce de rêve, réside dans la nature des suggestions, et encore cette différence peut-elle s’effacer. Sans doute, nos rêves ordinaires nous sont inspirés en grande partie par des mouvements organiques internes, quelquefois cependant par des mouvements extérieurs qui se communiquent à nos sens imparfaitement engourdis, et aussi par des attitudes inconscientes. Les rêves hypnotiques n’ont pas leur origine dans des dispositions ou des modifications de l’organisme profond ; ils sont principalement suggérés par des impressions extérieures faites sur les organes des sens : l’ouïe, quand on parle au sujet ; la vue, quand on fait devant lui certains gestes ; le sens dit musculaire, quand on donne aux membres une certaine position. Or, dans la vie normale, c’est par les deux premières voies que nous acquérons des idées, c’est-à-dire, par la contemplation et par la conversation ou la lecture. Nous avons peur, quand nous voyons un de nos semblables avoir peur — il y a une belle application de cette vérité d’observation dans un tableau du Poussin dont parle Fénelon dans ses Dialogues des morts. Nous sommes tristes, quand un être qui nous est sympathique raconte ses malheurs.

Restent les suggestions par les attitudes dues à des actions mécaniques. Y a-t-il rêve en pareil cas ? On peut le croire ; mais je n’ai pu jusqu’à présent le vérifier, J… étant rétive aux suggestions par attitudes. Au surplus, l’examen de cette question est en dehors de mon sujet. Je me propose cependant de porter mes recherches dans cette direction.

Dans mes expériences, j’ai encore recueilli bon nombre d’autres observations absolument neuves, ou du moins inédites, et susceptibles de présenter un vif intérêt. J’en ferai l’objet de communications ultérieures. À chaque jour suffit sa peine.


  1. Il est mort en 1831 à l’âge de trente-cinq ans.
  2. Paris, Félix Alcan, 1885.
  3. Voir, dans l’ouvrage précité, p. 242 et suiv., le dernier chapitre qui traite du rêve comme objet du souvenir et des conditions requises pour qu’on se souvienne de ses rêves.
  4. Quelques jours auparavant une charrette attelée d’un cheval a, au même endroit, été prise en écharpe et brisée ; le cheval a été tué.
  5. Elle a été l’objet, quelques jours plus tard, d’une communication à la Société de psychologie physiologique.
  6. Recherches expérimentales sur les conditions de l’activité cérébrale et sur la physiologie des nerfs ; études physiologiques et psychologiques sur le somnambulisme provoque, par H. Beaunis, professeur à la faculté de médecine de Nancy. Paris, 1866, p. 49.
  7. On signale cependant des exceptions. Voir M. Ch. Richet, citant M. Heidenhain, Revue philos., oct. 1880, p. 365.