David Strauss et l’idéalisme allemand


D. F. STRAUSS ET L’IDÉALISME ALLEMAND


La tempête soulevée par le dernier ouvrage de Strauss s’est calmée depuis longtemps. Aussitôt que sa plume acérée ne fut plus à craindre, on jugea ce testament du grand critique avec plus de calme et de modération. Mais ce jugement est en partie très sévère. Nous nous contenterons de citer un seul écrivain bien connu et aimé du public, E. de Hartmann. Sans doute ce philosophe cherche à éviter de mêler sa voix au chœur des contradicteurs et des pamphlétaires qui se sont élevés contre le dernier écrit de Strauss ; il estime trop haut le critique et l’écrivain pour prendre part au tolle général contre la Confession ; mais il a déclaré cependant voir dans cette confession ce que tout homme doué d’une vue pénétrante aurait pu découvrir depuis bien longtemps, à savoir que Strauss n’était pas un vrai philosophe. Quelques Hégéliens seuls ont pu lui donner ce titre, parce que dans sa jeunesse il avait combattu sous le drapeau de l’Hégélianisme. Mais une étude plus exacte de ses écrits a facilement montré que ses rapports avec l’Hégélianisme étaient seulement extérieurs, dictés par la mode du temps ; il n’était pas même besoin de cette preuve frappante qu’il a fournie lui-même dans sa vieillesse en niant l’idéalisme et en se joignant aux zélés défenseurs du Darwinisme. S’il avait réellement eu une vue plus profonde de la philosophie hégélienne, il aurait nécessairement compris d’une façon plus élevée la théorie de la descendance renouvelée par Darwin, et n’aurait pas rejoint, tambour battant, le camp des mécanistes, — tout en y introduisant par contrebande quelques lambeaux de son ancien drapeau idéaliste. Hartmann pense que les idées de Strauss sur le système du monde, si on les examine au point de vue philosophique, manquent absolument d’originalité et de profondeur. Strauss nie tout ce qui est mystique dans la religion et assigne la domination du monde, débarrassé de tout mystère et de tout idéal, aux phénomènes ordinaires et superficiels. Tout, d’après lui, est tellement clair et explicable qu’il ne reste aucun point obscur auquel le penchant mystique puisse s’attacher. S’il se produit chez Strauss un sentiment de réaction contre le pessimisme de Schopenhauer, nous voyons réagir en lui, d’après Hartmann, le sentiment d’une béate satisfaction que leur procurent les biens de ce monde, c’est-à-dire le sentiment mondain et irréligieux contre le point de vue anti-mondain et religieux de Schopenhauer.

Ainsi non seulement Strauss n’est pas un vrai philosophe, mais il est encore un homme à idées peu profondes, qui a renié le drapeau de l’idéalisme : tel est le jugement prononcé par Hartmann dans sa Décomposition spontanée du christianisme. La nation allemande acceptera-t-elle comme définitif ce jugement sur le célèbre critique qui, sur son lit de souffrances, a pris une part tellement vive au développement politique de sa patrie que, peu de jours avant sa mort, il a ajouté à une lettre ces mots, les derniers qu’il ait écrits : « Salut au Reichstag qui s’ouvre demain ! c’est là un grand événement en présence duquel nos petites douleurs disparaissent ! » Le spirituel écrivain dont la conversation a souvent excité chez nous l’aspiration vers l’idéal, et qui par son amabilité et ses hautes lumières nous a inspiré une si vive sympathie, quand nous nous livrions avec délices à la lecture de ses ouvrages, sera-t-il banni par une histoire future de la littérature du cercle des idéalistes, et sera-t-il rejeté au nombre de ceux qui, dans la béate satisfaction que leur procurent les biens de ce monde, n’ont cherché qu’à arracher du sein de l’homme tout sentiment idéal ?

Quand la biographie de Strauss aura été écrite, il occupera, nous en sommes convaincu, une place plus digne et plus honorable dans le souvenir de la postérité. En attendant, la courte esquisse où E. Zeller a dépeint la vie et caractérisé les écrits de Strauss avec la main sûre d’un ami, nous paraît toujours mériter d’être recommandée à tous les lecteurs de la Foi ancienne et la Foi nouvelle, qui ne se sont pas rendu compte de cet écrit d’une personne connue et chérie d’après les idées et les sentiments qu’il a toujours professés, et qui, égarés par la teneur littérale d’un court testament d’écrivain, ont cru ne plus y reconnaître son image telle qu’ils se l’étaient représentée d’après ses œuvres antérieures. Peut-être plus d’un verra-t-il la Foi ancienne et la Foi nouvelle, sous un jour tout à fait nouveau, quand il aura médité quelque temps sur ces feuilles si calmes, qui nous permettent de jeter un coup d’œil dans l’âme de l’homme privé en apparence de sensibilité. Nous serons encore plus convaincus de la profondeur et de la richesse de cette âme, si nous lisons la biographie de Märklin, dans laquelle Strauss raconte d’une façon aussi charmante que simple une partie de sa propre vie, ainsi que ses souvenirs de sa carrière littéraire. Cependant tous ceux qui verront dans la Foi ancienne et la Foi nouvelle un résumé de longues et fortes méditations, présenté sous forme de confession, et qui voudront à leur tour en faire l’objet de sérieuses réflexions, pourront facilement, et sans qu’il soit besoin du témoignage d’un ami, reconnaître dans cet écrit, devenu une pierre d’achoppement, des tendances tout à fait idéalistes. Ceux qui ne veulent pas mettre en doute l’éducation philosophique de Strauss et la connaissance approfondie de la philosophie moderne dont il a fait preuve pendant les temps passés dans l’enseignement, n’auront pas de peine à découvrir, dans la monnaie divisionnaire, simple, légère et usée que nous offre la confession de Strauss, le métal précieux qui a été autrefois extrait du puits profond de l’idéalisme moderne.

L’état actuel de la science induit Strauss — c’est ce qu’il nous dit lui-même — à regarder le monde dans sa totalité comme un fait donné à l’origine, au delà duquel notre pensée ne peut pas remonter, et comme, dans ce monde, notre savoir ne peut pas franchir le domaine de l’expérience et ne peut que nous faire contempler le développement régulier de l’univers, tel qu’il est présenté par les sciences physiques et historiques, Strauss pense qu’il est opportun de nous pénétrer sérieusement de cette pensée que le temps d’une foi, reposant principalement sur des représentations d’un monde inaccessible aux sens et à l’expérience, est passé et que le moment d’agir est venu. En conséquence, il écarte la foi comme base de la morale, car il trouve que cette base est délabrée, mais il n’en veut pas moins soumettre les actions de l’homme à une loi morale et l’astreindre, par des motifs plus désintéressés, aux mêmes vertus qu’il vénérait autrefois. Le principal but de Strauss, quand il composa et publia son dernier écrit, était nettement le suivant : se rendre lui-même et rendre les autres clairement conscients de ce que nous possédons, si nous laissons l’Église de côté. Mais en nous exposant ce qui nous restera, après la destruction de l’ensemble des représentations suggéré par l’Église, en fait d’idées et d’opinions, d’impulsions et de consolations, il voulait en même temps appeler notre attention sur ce qui nous manque encore. Il s’est donc plutôt borné à nous indiquer où il faut poser les fondations qu’il n’a eu la prétention de nous fournir un édifice achevé. Il faut tout d’abord apprendre à chercher et à trouver des points d’appui solides pour notre conduite morale dans nos conceptions nouvelles du monde, qui n’admettent plus le monde supra-sensible de la foi comme partie intégrante, c’est-à-dire dans le fond de l’homme lui-même et non dans une prétendue révélation surnaturelle. C’est à cette recherche que Strauss veut pousser dans sa confession, dans l’exposé de ses idées sur le monde et la vie qui lui ont donné à lui-même la paix intérieure et l’ont réconcilié avec les lois de l’Univers. En nous démontrant clairement l’inanité des anciennes représentations, son but unique est de nous détourner de leur emprunter les motifs de nos actions ; il veut que nous nous placions résolument avec notre morale sur le terrain nouveau. La grande question historique et philosophique qui a engagé Strauss à prendre pour la dernière fois la plume, et qui l’avait d’ailleurs excité à méditer pendant plusieurs années sur la foi ancienne et la foi nouvelle, peut s’énoncer en ces termes : Notre conception du monde, telle qu’elle résulte des sciences physiques et historiques modernes, rend-elle le même service que les anciennes idées de l’Église ? est-il possible de fonder sur elles l’édifice d’une véritable existence humaine, c’est-à-dire morale et par là heureuse ? La réponse donnée par Strauss est celle-ci : Oui, car l’existence terrestre de l’homme porte en elle-même sa loi, sa règle, comme elle porte en elle-même son but, ses fins.

Comment Strauss veut-il procéder pour élever sur la nouvelle fondation l’édifice d’une morale pratique ? Il faut envisager les lois morales dans leur nécessité absolue ; il ne faut pas les dériver seulement du besoin social, mais de la nature et de l’essence de l’homme. Le point de vue philosophique est de ne point s’appuyer sur un commandement divin, mais de rester sur le terrain de la nature humaine afin de trouver une règle pour les actions humaines. Notre morale doit donc être fondée sur une base autonome, telle que Kant a cherché à en établir une et telle qu’il l’a posée dans une certaine mesure. Strauss est d’accord avec le moraliste le plus profond et le plus sérieux, avec l’homme rigide de l’impératif catégorique, qui peut être appelé un législateur moral de la nation allemande, et auquel on n’a encore jamais reproché que sa morale n’ait pas été assez sévère ou qu’elle ait porté de mauvais fruits. Le point de départ, le but, l’enchaînement des idées que nous offre l’éthique, dont Strauss a essayé de tracer les lignes fondamentales, concordent tout à fait avec la « Base de la métaphysique des mœurs », devenue classique.

Que nous commande la loi morale dérivée de l’essence de l’homme ? N’oublie jamais que tu es un homme et non un simple être de la nature, que tous tes semblables sont également des hommes, c’est-à-dire sont ce que tu es, malgré toutes les différences individuelles, et ont les mêmes besoins et les mêmes droits. Voilà, nous dit Strauss, la somme de toute morale. Est-ce que cela n’est pas identique à la règle imposée par Kant de traiter l’humanité dans notre propre personne et dans les autres non pas seulement comme un moyen, mais en même temps comme un but ? Ne reconnaissons-nous pas nettement dans la pierre angulaire de la morale de Strauss l’idée de la valeur absolue de la personnalité, de la dignité humaine dont rien n’égale le prix, cette idée que Kant et Fichte ont les premiers exprimée sous une forme claire et scientifique et qu’ils ont appuyée de toute l’autorité de leur caractère ? Strauss s’est servi d’expressions plus simples et plus populaires, mais il reproduit les pensées de ces grands hommes sans y rien changer. Et maintenant elles sont devenues le bien commun de la société moderne.

Comment l’idée générale de l’humanité se réalise-t-elle dans les rapports multiples où nous nous trouvons avec la nature, avec le monde d’objets extérieurs préexistant. Strauss impose à l’homme le devoir de connaître et de dominer la nature, ce théâtre de son activité, cet objet de ses actions. Étude de la nature, domination de la nature, ne sont-ce pas là les deux pensées célèbres de la morale de Schleiermacher, qui font époque dans l’histoire de l’éthique philosophique ? ne sont-ce pas les concepts, un peu difficiles à comprendre au premier moment, d’une activité symbolisante et organisante de la raison ou de l’esprit par rapport à la nature, qui jouent déjà un rôle important dans la théorie des biens enseignée par l’économie politique ? Sans doute le lourd appareil scientifique manque, mais Strauss aimait à revêtir ses pensées de la forme la plus légère possible.

L’homme se trouve placé par sa nature dans un grand tout ; l’individu existe seulement comme membre d’une famille, comme partie intégrante d’un peuple. Quelle importance morale est attribuée par Strauss à ces deux communautés naturelles qui enserrent l’individu depuis le commencement jusqu’à la fin de son existence ? Comment l’idée de l’humanité arrive-t-elle à se manifester dignement dans la vie de la famille, dans la vie des peuples ? Aux yeux de Strauss, le cercle sacré formé par le mari, la femme et l’enfant représente en petit l’univers moral, indique le plus manifestement la présence du divin dans le monde humain. Tout cela ne rappelle-t-il pas ce chapitre sur la famille, dans la Philosophie du droit de Hegel, qui est si beau, si profond et reflète si vivement le sentiment allemand ? Il est à peine besoin de mentionner que tout ce que Strauss dit sur la valeur d’un État national au point de vue du progrès de l’humanité, sur la majesté de la communauté morale qui, dans l’organisation politique d’un peuple, s’oppose à tout ce qui est individuel, recevrait littéralement l’approbation du philosophe politique de Berlin. Rarement un auteur philosophique a développé avec autant de clarté et de simplicité la conception hégélienne de l’État, et cela sans lui faire rien perdre de sa haute valeur intrinsèque.

Mais à quoi servent toutes ces belles idées, s’il ne peut plus être question de liberté. L’essor idéal de l’activité ne sera-t-il pas rendu stérile, si l’inexorable nécessité de la nature règne aussi dans le monde intellectuel avec une autorité despotique ? Strauss ne veut pas aborder la question de la liberté, parce qu’elle est la plus grande énigme de la pensée philosophique, et parce qu’une solution absolument satisfaisante de ce problème lui paraît aussi impossible à lui-même qu’elle ne l’a été aux philosophes qui s’en sont occupés depuis des siècles. Il ne rejette nullement la liberté dans toutes ses acceptions ; c’est seulement la liberté d’indifférence qu’il déclare être un vain fantôme, et il prétend avec raison que la philosophie entière confirme ce jugement. Il faut certainement lui concéder que la détermination de la valeur morale de nos actions et de nos pensées est la chose principale et que cette détermination peut être considérée comme étant indépendante de la question de la liberté. Strauss eût-il été en réalité un déterministe décidé et conséquent, — cela est possible, nous ne le savons pas, — peu importe ; Schleiermacher et les réformateurs fournissent la preuve que, même sur le terrain du déterminisme le plus rigoureux, il peut se développer une éthique absolument idéaliste en théorie aussi bien qu’en pratique.

Ainsi, en lisant attentivement la confession de Strauss, nous trouvons dans les pensées morales qui y sont énoncées la substance de ce que la philosophie idéaliste de l’Allemagne a produit dans ce domaine. La langue abstraite de l’école, les déductions pénibles et lourdes que nous sommes habitués à rencontrer chez les philosophes, y font défaut ; en revanche, une forme étonnamment claire et transparente y dénote un des meilleurs écrivains allemands. Mais pour celui qui va au fond des choses, ce langage attrayant, facile et coulant, reflète l’esprit sérieux et le grand tact moral de l’écrivain qui n’a su si bien développer et enchaîner les idées les plus précieuses de l’éthique allemande qui, après avoir pénétré dans la conscience des hommes les plus éclairés, ont porté leurs fruits dans la vie intellectuelle de la nation, que parce qu’elles étaient devenues sa propriété intime, une partie de sa conviction personnelle.

Mais si Strauss était réellement un idéaliste, pourrait-il toujours rester si profondément calme ? L’émotion de l’enthousiasme n’éclaterait-elle pas davantage dans l’exposé d’une morale qui n’était pas simplement le fruit de la pensée, mais l’expression des sentiments éprouvés ? Dans sa confession, Strauss ne voulait pas convertir ; à ceux qui connaissaient déjà ses idées sur la vie il voulait montrer posément, clairement et scientifiquement quels étaient leurs fondements et comment elles s’enchaînaient. Il pensait qu’un raisonnement calme était le mieux approprié à ce but ; il croyait entraîner la conviction par la solidité et la logique du développement de sa pensée. Cependant, si l’on veut avoir une impression de la chaleur de sentiment dont Strauss était capable, quand en apparence il raisonnait si froidement, on n’a qu’à relire les paroles sur « nos grands poètes, les pères de nos idées et de nos sentiments actuels, dont nous devons écouter sans cesse les chants si sages et si doux avec ardeur et reconnaissance. » Celui qui parle ainsi d’abondance de cœur, quand il raconte ce qu’il a pensé et ressenti en lisant Lessing, Goethe et Schiller ; celui qui loue comme la qualité la plus brillante de Lessing la conformité de l’écrivain avec l’homme, de la tête avec le cœur, celui qui admire la profondeur de la pensée dans l’Éducation du genre humain et dans le testament de saint Jean, celui qui recommande Nathan le Sage comme le saint livre fondamental de la religion humanitaire et de la morale, celui-là n’a pas tout à fait renié le drapeau de l’idéalisme, sous lequel les plus grands penseurs combattaient autrefois de concert avec les poètes. Le drapeau de l’idéal dans les pensées et les sentiments, qui caractérise les plus grands chefs-d’œuvre philosophiques et poétiques de la dernière époque florissante de la littérature nationale allemande, ce drapeau-là, Strauss l’a certainement planté intact et porté ferme et haut dans le camp de la nouvelle conception du monde ou plutôt de la nouvelle conception de la nature, dans lequel on prétend qu’il a passé à un âge avancé. Nous ne pouvons pas apercevoir qu’il y ait seulement transporté quelques lambeaux. Qu’on dise où il a dérogé à la rigueur des idées morales qui l’enthousiasmaient dans sa jeunesse, en quel endroit la pureté de l’idéal de l’humanité, pour lequel il a combattu si vaillamment dans les premières années, a été ternie d’une façon quelconque.

Ce qui donne cependant, en dépit de l’idéalisme incontestable qui y domine, l’apparence d’un réalisme un peu froid à la conception de la vie de Strauss, c’est le manque apparent d’un fondement religieux. Mais si Strauss, d’accord en cela avec Kant, donne à l’éthique une base distincte, afin de la rendre indépendante des destinées de la métaphysique philosophique et religieuse, il conclut, absolument comme Kant et Fichte de l’existence certaine de maint idéal dans notre for intérieur, des idées morales admises par le sentiment instinctif du devoir, à un enchaînement métaphysique correspondant des choses, qui forme l’objet de pensées et de sentiments religieux. Pour lui, le concept religieux du monde peut seulement découler, comme conséquence dernière, du concept moral de la vie ; il ne peut pas en être le point de départ. Ni la nature, ni l’univers ne peuvent faire vibrer en Strauss la fibre religieuse ; le monde intellectuel seul a ce pouvoir ; les sentiments moraux éveillent seulement en lui une vénération religieuse pour l’univers, qui engendre un monde moral, lequel devient ainsi la source de ce qui est rationnel et bon, tandis que la nature ne nous présente que la matière dans un mouvement infini. C’est parce qu’il croit à la valeur des idées morales et des biens moraux, qu’il peut en fin de compte considérer d’un point de vue élevé l’ordre mécanique de la nature — qui paraît si brutal et si cruel à l’expérience directe — comme l’instrument d’un ordre moral universel. La croyance à un ordre moral dans la vie de l’humanité, qui fut si puissamment fortifiée dans sa vieillesse par le changement brillant dans les destinées de sa nation si rudement éprouvée, ainsi que par les enseignements moraux de l’histoire, plus frappants que jamais pendant les dernières années de sa vie, cette croyance, dis-je, le détermina à considérer l’univers, en dépit de toutes les contradictions de la vie et du destin, non comme un chaos où tout est livré au hasard, mais comme un développement qui procède, d’après des lois éternelles, de la source unique de toute raison et de tout bien. La joyeuse résignation au cours des choses, admis comme rationnel, la confiance pleine d’amour dans la source commune de tout être, considérée comme la source du bien, voilà ce qu’on désigne ordinairement sous le nom de religion. Ce qui habituellement constitue l’énergie du sentiment religieux, c’est la conviction que le mécanisme de la nature, si souvent désastreux pour les individus, est disposé de manière à produire le bien de la totalité, que le bonheur de l’individu réside surtout dans son intérieur et que nous devons vénérer le pouvoir qui dans le monde extérieur préside à l’enchaînement des causes et des effets.

Certes, Strauss ne veut pas donner à l’objet du sentiment religieux le nom de Dieu ; il l’appelle universum. Cette dérogation aux usages de la langue a éveillé à juste titre la méfiance. Quand nous nommons Dieu la cause dernière de tout être et de toute vie, nous exprimons par là que, comme Strauss, nous nous soumettons à lui avec joie et que nous éprouvons à son égard une humble reconnaissance, une confiance pleine d’amour, parce que pour nous son essence est l’ordre, la loi, la raison, la bonté et que nous sentons même avoir avec lui certains rapports intimes. La manière dont nous concevons, dont nous nous représentons les attributs de cette source obscure de toute vie, est une question accessoire. C’est avec raison que nous l’appelons divinité tant que nous avons dans notre conscience le vif sentiment de sa raison et de sa bonté, quelle que soit notre interprétation scientifique de ce sentiment, et dussions-nous renoncer complètement à l’analyser par la pensée. Quiconque au contraire a en lui-même la représentation la plus nette, le concept le plus développé de la cause du monde, mais lui dénie la raison et la bonté, se trompe lui-même et trompe les autres quand il applique à cet être la dénomination de Dieu, par le motif que — abstraction faite de l’impossibilité où nous nous trouvons d’en faire l’objet d’une vénération religieuse — il est représenté et pensé exactement d’après l’image que nous en donne la doctrine reconnue de l’Église. Spinoza et Hegel étaient complètement dans leur droit quand ils nommaient leur infini Dieu ; cette appellation correspondait à leur sentiment religieux. Fichte même pouvait parler d’une divinité sans se rendre coupable d’une contre-vérité, quoiqu’il lui refusât ouvertement une conscience semblable à celle de l’homme ou une existence personnelle et que pour ce motif il fût accusé d’athéisme ; il croyait à un gouvernement divin, sage et juste du monde, qui, privé de conscience, procède absolument comme pourrait le faire un souverain conscient du monde. Si Strauss raye néanmoins de son vocabulaire le concept de Dieu et se fait ainsi un tort évident dans l’esprit de ceux qui tiennent aux usages reçus de la langue, il faut en chercher le motif non point dans le manque de solidité de son sentiment religieux, mais dans une honnêteté scientifique poussée à l’exagération. Il veut éviter l’apparence d’avoir conservé la représentation personnelle de Dieu, qu’il croit devoir regarder comme le produit de l’imagination anthropomorphique, — et nous voyons cette volonté se manifester par les mêmes motifs dans les premières années de sa carrière aussi bien qu’à la fin de sa vie. Qu’il soit psychologiquement possible d’éprouver sincèrement les sentiments religieux les plus intenses à l’égard d’une divinité que nous ne pouvons pas nous représenter comme consciente ou dont la conscience nous paraît au moins douteuse, jamais on ne pourra en convaincre entièrement ceux qui, par suite d’une longue habitude et d’après des lois psychologiques, ont peu à peu associé dans un tout inséparable le sentiment religieux à la représentation d’un dieu personnel ; et cependant le nombre de mystiques de tous les temps et des hommes très religieux, tels que Schleiermacher, nous fournissent la preuve de la possibilité de ce fait. Si Strauss, bien loin de se révolter, comme un Prométhée, contre l’ordre du monde, repousse avec assurance — nous voudrions dire avec foi — le moindre doute à l’égard de la raison directrice, s’il réclame, pour la divinité bienfaisante à laquelle il a donné un peu capricieusement le nom vague d’univers, la même adoration que les hommes pieux — ancien style — réclament pour leur dieu personnel, il a prouvé par des faits que ce n’était pas là dans sa bouche une vaine façon de parler. Ses sentiments religieux ont victorieusement soutenu l’épreuve de l’amère expérience personnelle ; la paix profonde que lui donnait sa complète réconciliation avec l’ordre intelligent du monde, son humble et douce résignation à la destinée ne l’ont jamais quitté aux heures sombres de la souffrance. Si Strauss a puisé dans la vie de Goethe la croyance à la puissance des efforts désintéressés et à un monde ordonné de façon à les favoriser, si cette croyance a fortifié en lui le plaisir du travail, qui est la source de toutes les vertus, de tout bonheur, il a terminé sa propre vie — à la vérité sans l’espoir, mais aussi sans le désir d’une immortalité individuelle — en témoignant sa reconnaissance de l’activité qu’il a pu déployer pour les siens, des travaux qu’il a pu accomplir dans sa carrière, de sa coopération à la prospérité de sa nation et au bien de l’humanité, des jouissances que lui a données le beau dans la nature et dans l’art, en un mot, de ce qu’il a pu pendant quelque temps travailler, jouir et même souffrir avec ses semblables. Où remarque-t-on ici l’absence de profondeur et d’élévation dans la pensée, où y a-t-il l’expression de sentiments irréligieux et mondains ? Si Strauss avait dit adieu à la vie comme Talbot, dans Schiller, en prévoyant le néant et en méprisant tout ce qui nous a paru sublime et désirable, alors on pourrait dire qu’il a renié l’idéalisme hégélien, la croyance d’après laquelle la réalité est rationnelle. Celui qui pense qu’il rend à la terre les atomes qui se sont unis en lui pour produire le plaisir et la douleur, et qu’il ne reste rien de sa personne, sinon une poignée de poussière légère, celui qui en présence des faits matériels qu’offre le cours des choses exprime le plus profond dédain pour les idées morales, celui-là peut être à juste titre accusé d’avoir des opinions matérialistes. Strauss n’est pas dans ce cas.

Mais les opinions psychologiques fondamentales professées par Strauss ne sont-elles pas en définitive des opinions matérialistes ? L’homme peut avoir été idéaliste ; mais la manière dont il conçoit la vie de l’âme n’est-elle pas entièrement conforme à la théorie connue des matérialistes ? Oui et non, c’est selon le point de vue où l’on se place. Strauss rejette la doctrine spiritualiste, même au risque d’être regardé comme un matérialiste ; mais il est tout aussi peu disposé à admettre la doctrine matérialiste. La théorie fondamentale qui lui parait la plus exacte, c’est celle de Fechner, qui, d’accord avec Spinoza et Kant, rejette une substance psychique particulière, comme base de notre vie consciente, mais n’en reconnaît pas moins l’unité de la conscience comme fait fondamental de toutes les expériences internes et externes. Si Strauss cite des paroles de Carl Vogt, qui d’ailleurs ne lui est nullement sympathique, il le fait — peut-être avec une certaine pétulance pour irriter les spiritualistes persuadés que hors de leur théorie il n’y a point de salut, en leur jetant quelques pierres ramassées dans le camp de leurs adversaires dédaignés. Kant aussi se permet la plaisanterie d’opposer une hypothèse matérialiste ingénieuse au spiritualisme dédaigneux et en partie stérile au point de vue de l’analyse scientifique, et il soutient qu’elle est tout aussi fondée et plus favorable à la recherche des conditions physiologiques de la vie psychique. Strauss aurait prévenu maints malentendus, s’il s’était exprimé, surtout dans une confession, avec un peu plus de prudence, et s’il s’était refusé le plaisir de montrer encore une fois l’ardeur juvénile du polémiste. Mais le philosophe critique de Königsberg n’hésiterait pas à le couvrir de ses ailes protectrices, comme il en a couvert le sceptique écossais Hume. D’après l’opinion de Fechner, qui veut faire entrer dans la doctrine moniste toutes les idées justes qui peuvent se trouver dans le spiritualisme aussi bien que dans le matérialisme, le même fait réel qui, considéré extérieurement, se présente comme un mouvement d’atomes dans l’espace, apparaît, si on le considère intérieurement, comme sensation et représentation d’une conscience indivisible. Pour exprimer cette conception, que la conscience ordinaire a un peu de peine à réaliser, Fechner se créa une terminologie en partie nouvelle ; on ne manqua pas de la ranger au nombre des matérialistes. Et cependant que sa psychologie et même toute sa conception du monde est idéaliste, quand on lit, dans son écrit sur la question de l’âme, les développements qu’il donne à cette formule moniste, un peu abstraite de prime abord ! Strauss n’est ni meilleur, ni pire que Fechner ; ce qu’il dit pourrait se trouver littéralement dans les œuvres de ce dernier.

Ni le sens idéal, ni la profondeur du sentiment ne s’affaiblirent dans Strauss avec le cours des années ; mais on peut constater qu’il prenait peu à peu un intérêt moindre aux questions spéculatives. L’ardeur qu’il mettait autrefois à construire des hypothèses sur la connexion obscure des phénomènes de la vie intellectuelle, en employant toutes les ressources d’une imagination créatrice, le plaisir qu’il éprouvait à interpréter scientifiquement le sens des sentiments mystiques de notre âme dans un langage imagé et hardi, à la fois philosophique et poétique, allèrent toujours en diminuant quand vinrent à dominer chez lui l’esprit critique et le contentement inspiré par le sentiment religieux et esthétique. Mais lui refuserons-nous le nom de philosophe parce qu’il ne pouvait plus s’enthousiasmer dans son âge avancé, comme il l’avait fait dans sa jeunesse, pour les spéculations de la philosophie de la nature de Schelling et la phénoménologie de Hegel. Il est vrai que son esprit spéculatif se tourna, avec une certaine ardeur juvénile, vers les théories philosophiques des sciences physiques de nos jours, et se détourna de propos délibéré des questions plus profondes des sciences psychiques, particulièrement de la théologie. La raison de ce fait est cependant bien simple. Le même charme que les profondeurs de la philosophie et de la théologie spéculatives, encore enveloppées d’un voile mystique, avaient exercé, dans sa jeunesse, sur son instinct spéculatif, avide de découvertes, fut exercé sur celui-ci, dans son âge avancé, par le domaine des sciences physiques, qui lui était complètement inconnu. Depuis longtemps, au contraire, il avait étudié en critique toutes les questions psychologiques qui se rattachent d’une manière quelconque à la théologie. La sévérité avec laquelle nous jugeons certaines institutions de notre patrie se modère singulièrement quand nous les retrouvons dans un pays étranger que nous visitons temporairement ; mais cette sévérité devient facilement exagérée quand nous avons dû quitter notre patrie involontairement. Originairement, Strauss s’était livré spécialement à l’étude de la théologie et non à celle des sciences physiques ; l’amie de sa jeunesse avait la première rompu avec lui, et cette rupture avait laissé dans son cœur une plaie qui ne s’est jamais fermée.

Si Strauss à la fin de sa carrière a montré une certaine froideur à l’égard de certains problèmes difficiles de la psychologie et de la métaphysique, il n’en niait pas l’existence ; s’il a renoncé à répandre les lumières de sa raison au milieu du crépuscule du monde des sentiments esthétiques et religieux, ce n’est pas parce qu’il dédaignait ces sentiments esthétiques et religieux, ou qu’il en méconnût la valeur. La mission de l’art est de nous faire contempler ou du moins pressentir dans un cadre étroit l’harmonie de l’universum qui persiste au milieu de la confusion des phénomènes et de la lutte entre les forces de la nature. La religion nous conduit aux limites de la connaissance ; elle nous permet de jeter un coup d’œil dans un abîme qu’il nous est impossible de sonder. Il y a un côté mystique dans tout ce qui est profond dans la vie, dans l’art, dans l’organisation politique. Voilà ce que confesse expressément l’homme que l’on dit ne reconnaître aucun point obscur auquel puisse se rattacher le sentiment mystique.

Au point de vue philosophique, nous ne pouvons pas nous déclarer satisfaits d’une conception du monde où reste encore tant de points obscurs et dans laquelle en particulier le sentiment religieux individuel, et non pas la pensée scientifique, forme le lien entre la conception mécanique de la nature et la conception téléologique de la vie. Probablement Strauss lui-même a le mieux senti ce défaut, mais celui-ci a ses causes dans l’état actuel de notre science et de notre éducation. L’idéal de sa vie, de ses travaux scientifiques et de son activité littéraire était de développer dans l’individu, harmoniquement et complètement, les sentiments de liberté, d’humanité et de moralité : c’est l’idéal qui constitue l’âme de la poésie classique de l’Allemagne, et dans lequel il faut chercher le motif dominant dans la spéculation allemande de nos jours, à laquelle l’essor de la poésie moderne a donné l’impulsion.

Cet idéal est le fil conducteur qui s’aperçoit à travers les développements philosophiques d’un Hegel et qui l’a animé dans l’entreprise hardie de la construction de son système grandiose. Nous savons ainsi ce qui liait Strauss à Hegel. Il ne lui était pas uni par des rapports superficiels, dictés par la mode du temps, comme il n’était pas enchaîné aux traditions de l’école par une dépendance servile. Une métaphysique contraire à cet idéal moral qu’il avait puisé dans l’étude de l’antiquité classique et des poètes allemands modernes, le dualisme et l’instabilité du monde, professés par la métaphysique de l’ancienne Église, semblaient à ses yeux une lourde entrave au développement de beaux sentiments humanitaires. Comme il n’existait plus de métaphysique idéaliste généralement admise quand le système de Hegel eut cessé de dominer, Strauss chercha à se passer de toute métaphysique. Lorsqu’il ne pouvait éviter de toucher à l’être et aux faits suprasensibles qui sont en dehors de notre expérience et inaccessibles à notre connaissance positive, il préférait adopter le langage de la métaphysique réaliste, qui doit son origine à la théorie mécanique de la nature. La conception mécanique du monde n’offrait certainement aucun point d’appui à l’éthique, mais elle ne rétrécissait pas non plus la morale, car elle se montrait indifférente à son égard. Une terminologie d’apparence matérialiste semblait moins dangereuse à Strauss que tout ce qui rappelle le langage de l’ancienne théologie. Qu’il ait raison ou tort à cet égard, en tout cas il a fourni la preuve que la manière dont l’idéalisme moderne conçoit la vie peut être adoptée et se soutenir, quelles que soient les théories de la métaphysique admise. En développant même pour ceux qui n’ont aucune métaphysique ou qui penchent vers le matérialisme les lignes fondamentales d’une éthique rigoureusement idéaliste, il a mieux mérité de l’idéalisme que la philosophie religieuse la plus profonde, obligée de donner à l’éthique une tournure pessimiste.

Sur un point, E. de Hartmann aura toujours raison. La conception du monde « de l’ancienne et de la nouvelle Foi » ne peut pas devenir le bien commun d’une nation quelconque, car les peuples ne sauraient vivre sans une métaphysique idéaliste avec ses encouragements et ses consolations, ses moyens d’aviver l’imagination et le sentiment. Mais ce sera la conception du monde d’une époque de transition et de crise métaphysique et religieuse. C’est à ce titre que la confession de Strauss fournira à l’historien futur de la civilisation un témoignage vivant que, même à une époque de matérialisme et de scepticisme, le monde moderne est resté attaché à l’idéalisme dont les racines se trouvent dans ses bons sentiments moraux, et que, mû par un sentiment religieux profond, il a même, en contradiction avec ses idées scientifiques, entouré l’univers d’une auréole idéale.

Würzburg.