L’acoustique psychologique


L’ACOUSTIQUE PSYCHOLOGIQUE[1]


I

La Tonpsychologie du professeur Stumpf n’est pas un traité de psychologie musicale : c’est une étude d’acoustique psychologique.

Je viens d’écrire une expression dont le sens, il y a vingt ans, aurait échappé à presque tout le monde. Les deux termes qui la composent auraient paru s’exclure, et cela eût conduit à juger les problèmes d’acoustique psychologique non seulement insolubles, mais encore imaginaires. Ainsi en est-il de tout problème dont l’énoncé est contradictoire.

Dans les mathématiques, tout essai de rapprochement entre deux concepts contradictoires, une fois ces concepts reconnus tels, est reconnu chimérique ; la cause est entendue, l’entreprise est condamnée sans appel. Pour les concepts de provenance empirique, il n’en va pas ainsi les paradoxes du présent deviennent les vérités de l’avenir. Nos maîtres auraient souri si on leur avait parlé d’une science psycho-physique. Aujourd’hui la psycho-physique est une science et elle repose sur un ensemble de recherches expérimentales à la portée de qui veut. Ses résultats peuvent être contestés, sans doute mais qu’en conclure ? Qu’elle n’est point une science ? Autant vaudrait refuser le titre de science à la physique, car là aussi un vaste champ reste ouvert à la controverse, là aussi une même expérience peut être diversement appréciée pour ce qu’elle promet, cela va sans dire, pour ce qu’elle donne, ce qui est plus grave. Et cependant, physiciens et chimistes, tous réclament pour l’objet de leur étude le nom de science. Il en est ainsi des psycho-physiciens. Leurs désaccords (il s’en produit beaucoup) visent des points de détail, rien de plus.

Province de la psycho-physique, l’acoustique psychologique intéresse le musicien et le psychologue : le musicien, cela va sans dire ; le psychologue, cela n’est guère plus douteux. L’étude des illusions d’acoustique n’a-t-elle point sa place marquée d’avance dans une théorie générale de la perception externe ? D’où vient alors que l’acoustique psychologique se soit fait attendre et que M. Stumpf en soit le premier représentant ?

Pour aborder cette science, il fallait être M. Stumpf, c’est-à-dire un psychologue doublé d’un musicien. L’aptitude à distinguer les sons, à juger de leurs variations quantitatives et qualitatives est un lot qui n’échoit point à tous. Il est curieux de penser combien grand est le nombre des gens qui se disent connaisseurs en musique et qui se font illusion. La plupart ne savent ni écouter ni même entendre. Avoir de l’oreille, au sens complet du mot, est, somme toute, un privilège rare, même chez les dilettanti.

Un don plus rare encore est celui, quand on sait entendre, de réfléchir en quelque sorte cette aptitude, d’en apprécier l’étendue, la délicatesse, de s’observer, d’expérimenter sur soi-même, de généraliser les résultats obtenus et de s’approcher ainsi des lois qui gouvernent les perceptions auditives. J’entends un son, je le nomme. Me suis-je ou ne me suis-je pas trompé en le nommant ? Comment le savoir ? J’entends un bruit je nomme aussitôt l’objet dont je viens d’entendre ou le choc ou la chute. Si je me suis trompé, je me transporte sur le lieu du bruit, ce qui est, d’ordinaire, extrêmement facile. J’en appelle à don Bartholo, quand, au troisième acte du Barbier de Séville, maître Figaro lui brise sa vaisselle. Il entend un bruit et il sait, avant d’y aller voir, l’accident que ce bruit dénote. Il fait là, comme M. Jourdain faisait de la prose, une expérience d’acoustique psychologique élémentaire. L’expérience de Bartholo, et que nos maîtresses de maison souhaiteraient d’avoir moins souvent l’occasion de recommencer, celle-là et d’autres du même genre n’ont rien de scientifique. En les rappelant, j’aide le lecteur à comprendre comment l’acoustique psychologique a pris naissance. Dieu sait pourtant ce qu’il lui a fallu, ce qu’il lui faudra vaincre de préjugés envieillis pour se faire accepter même de tous les philosophes !

La science dont M. Stumpf cherche à jeter les fondements n’est pas, selon toute vraisemblance, de celles qui s’improvisent. Les bons musiciens capables d’être habiles psychologues ne courent ni les rues ni les académies. Et ce n’est pas tout. La psycho-physique, malgré ses perfectionnements, — au bout desquels nous ne sommes pas encore, j’aime à le croire, — ne peut se passer de l’observation interne ; elle ne serait rien sans la psychologie d’introspection. Or les avocats de cette psychologie, les « vieux psychologues », parmi lesquels il s’en trouve encore d’assez jeunes, ne s’aveuglent pas sur les défauts de leur cliente. Ils savent la conscience psychologique sujette à caution, capricieuse dans ses témoignages au point de se contredire : ils savent aussi que chaque conscience ne peut parler que d’elle-même, qu’elle n’a point vue sur les autres consciences, qu’elle continue d’être privée, comme au temps de Leibnitz, de fenêtres et de portes…, bref, qu’il faut être toujours sur ses gardes chaque fois qu’on l’interroge. On ne peut ni se passer d’elle ni se fier à elle. Voilà où en sont tous les psychologues, ceux d’hier et ceux d’aujourd’hui, jusques et y compris les psycho-physiciens. De là vient que le livre de M. Stumpf, malgré la vaste étendue de terrain qu’il découvre et sur lequel, le premier de tous, il s’aventure, confiant dans le succès de son heureuse audace, est moins un traité d’acoustique psychologique qu’une introduction à cette science. Cette science est toute à faire, mais déjà elle s’essaye ; par M. Stumpf elle arrive à la conscience, non point peut-être de ses solutions, tout au moins de ses énoncés. Elle sait ce qu’elle est, ce qu’elle veut. Elle fait entrevoir ce qu’elle peut devenir quand M. Stumpf aura eu des imitateurs et des disciples ; nous lui en souhaitons beaucoup d’habiles et d’audacieux. L’audace ne fut-elle pas toujours et par excellence la vertu des novateurs ?

II

N’exagérons-nous pas à présenter M. Stumpf comme un voyageur à travers des pays absolument nouveaux ? Aussi bien est-il généralement aisé de mettre en doute, quand on le veut, la nouveauté d’une entreprise. Avec un peu de patience et beaucoup de partialité, on réussit, d’ordinaire, chaque fois qu’on en prend la peine, à augmenter la liste des précurseurs. Pour faire peser d’un poids moins lourd dans la balance le mérite d’une originalité reconnue, on ajoute au poids d’une autre originalité soi-disant méconnue : ainsi se rétablit l’équilibre. La justice y gagne-t-elle toujours ?

On se l’est demandé souvent, on se le demandera sans doute à propos de M. Stumpf, dont la Tonpsychologie serait encore à naître, si M. Helmholtz n’avait écrit sa Théorie physiologique de la musique[2]. C’est là un beau livre, que les musiciens liraient avec profit s’ils ne manquaient pour la plupart d’instruction scientifique. Je parle des musiciens français. J’ignore ce qu’il en est des autres, mais je crains que, là où cette instruction élémentaire est absente, l’intelligence des premières leçons d’harmonie ne soit singulièrement difficile. Certes la musique n’est pas une science, mais il est une science de la musique, et nul ne sait exactement tout ce que peut cette science pour développer et orienter un génie. Vous êtes né musicien, soit. Devenez ce que vous êtes, apprenez ce qu’est la musique, de quoi se compose une phrase musicale. Abordez l’étude des sensations auditives, faites-vous pour un temps physiologiste et même physicien. Avec l’aide du savant Helmholtz et de bons manuels de physique et de physiologie élémentaire, les premières difficultés du début s’aplaniront, et vous y aurez gagné de comprendre ce dont plusieurs, parmi vous, ne semblent se douter. Beaucoup prennent au sérieux la légende des Muses, ou du moins ils affectent de croire qu’un compositeur est le secrétaire docile d’une inspiration, qu’il n’a qu’à bien l’écouter, à bien rédiger ce qu’elle dicte. Les choses ont l’air de se passer ainsi. Ce n’est là qu’une apparence. Œuvre de l’homme, comme tout ce qui est humain, d’âge en âge, la musique change. Contemporain d’Orphée ou d’un de ses disciples, Beethoven n’aurait pas trouvé le chant de la sonate en ut dièse mineur. Le docteur Hugo Magnus a écrit sur l’Évolution du sens des couleurs un petit livre clair, curieux, suggestif. Combien peut-être n’y aurait-il pas plus à dire sur l’évolution du sens des sons !

M. Helmholtz n’examine pas le problème, mais il le fait pour ainsi dire toucher du doigt. Grâce à lui, on comprend à merveille que la musique a une histoire, disons mieux, une préhistoire. On comprend autre chose encore : c’est qu’entre la science et l’art il est de nombreux points de contact. Après tout, exiger d’une œuvre d’art qu’elle ne choque point notre raison, c’est lui imposer des exigences dont l’art seul ne peut rendre compte. La science pénètre l’art, elle en est l’A B C dans toute la force de l’expression. La science qui sert de base à la musique ne peut donc être ignorée impunément ; le soutenir équivaudrait à prétendre que, pour mener une chose à bonne fin, il faut la commencer par le milieu.

Ainsi le livre d’Helmholtz a dû porter dans les esprits des musiciens un trouble salutaire : il a dû secouer leurs habitudes paresseuses, il a dû leur faire pressentir que si l’inspiration musicale répand gratuitement ses bienfaits, c’est moins par bienfaisance que par reconnaissance. L’inspiration du grand musicien ne résulte-t-elle pas d’une immense somme d’efforts accumulés, d’un travail de plusieurs générations ? Pendant que l’art évolue, la nature elle aussi évolue. Elle évolue au point de se métamorphoser. L’oreille d’un Grec percevait ce que ne perçoit point l’oreille d’un Français. Bien plus, l’oreille d’un Français d’aujourd’hui laisse un libre accès à des sensations auditives contre lesquelles se fût révolté un Français d’il y a vingt ans. Nos pères, en 1860, sifflaient Tannhäuser, nous admirons Tannhäuser ; pour en venir à l’admirer, nous avons du préalablement l’accepter. — Affaire de variation dans le goût. — Oui, certes. Est-il possible d’admettre, cependant, qu’aux variations du goût aucune autre variation ne corresponde ? Les variations du goût ont leurs causes profondes. Nous sommes, ne l’oublions pas, sur le terrain des beaux-arts, où le sentiment ne se produit qu’après la sensation : or, ne sait-on pas que les variations de notre sensibilité sont soumises en grande partie à des variations d’ordre physiologique ? Sans notre corps, sans la merveilleuse complexité de nos organes sensoriels, où l’esthétique trouverait-elle à se prendre ? Ce sont là réflexions banales et qu’on a tort de négliger. L’œuvre d’Helmholtz aurait-elle eu pour seul résultat de nous y amener que le profit serait grand encore. Mais la Théorie physiologique de la musique visait un autre but la constitution d’une science nouvelle.

Toutes nos perceptions prennent leur source dans nos sensations ; celles-ci, à leur tour, ont une triple raison d’être, psychologique, physiologique, physique. Sentir est un phénomène de conscience : il ne se produirait pas néanmoins si, pour parler la vieille langue, l’âme n’était unie au corps et le corps mis en relation avec l’extérieur. Nos bons écoliers comprennent cela du premier coup et peuvent l’expliquer sans effort. C’est ce que l’auteur de la Connaissance de Dieu et de soi-même exposait à son royal élève, quand il le voulait initier à la philosophie élémentaire. Nul doute à cet égard. Dès lors, une conséquence s’impose : c’est que l’optique, par exemple, donnera lieu à trois ordres de recherches, tout au moins. Nous aurons une optique physique, une optique physiologique, une optique psychologique. L’acoustique se comportera de même. Ces trois ordres de recherches seront distincts.

Distinction n’est pas indépendance. Les phénomènes d’acoustique que le physicien étudie sont ceux qui conditionnent nos sensations, mais dont nos sensations seules nous permettent de soupçonner la présence : inutile d’insister. Donc il est impossible au physicien de ne pas emprunter au physiologiste et réciproquement : le psychologue, de son côté, trouve dans le physiologiste un auxiliaire indispensable. Ainsi s’expliquera-t-on l’économie du livre d’Helmholtz et pourquoi il peut être consulté avec fruit par le physicien, par le physiologiste, par le musicien.

J’en dirai autant d’un autre livre plus court et plus élémentaire. Il n’en est pas moins recommandable, car, sous un mince volume ; il contient toutes les données essentielles de l’acoustique physique, et physiologique. Il nous mène par une route facile et semée d’aperçus féconds au seuil de l’esthétique musicale, Son titre est : le Son et la Musique[3] et son auteur est M. Blaserna, professeur à l’Université de Rome. Je le signale aux musiciens curieux des sources de leur art. Avant d’aborder l’ouvrage de M. Helmholtz, ils feront bien de lire tout d’abord les neuf chapitres de M. Blaserna et la conférence qui leur fait suite et qui est de M. Helmholtz lui-même.

Maintenant, je l’espère, il est aisé de comprendre pourquoi le professeur Carl Stumpf, dans la préface de sa Tonpsychologie, s’est fait une obligation de nommer Helmholtz. Il reconnaît que son livre est devenu classique, qu’il méritait de le devenir, que de son apparition date une ère nouvelle dans l’histoire de l’esthétique scientifique. Helmholtz a rendu possible la psychologie musicale. Pour-quoi ? Parce que l’indépendance réciproque de l’acoustique physique, de l’acoustique physiologique, de l’acoustique psychologique ne saurait être affirmée ; parce que l’inférieur conditionne le supérieur ; parce que les phénomènes relativement simples précèdent et préparent l’apparition des phénomènes complexes.

Le savant auquel on doit la théorie physiologique de la musique a étendu son sujet, d’un côté, jusqu’aux recherches auxquelles le physicien s’adonne, de l’autre, jusqu’aux avant-postes de la psychologie. On doit remarquer cependant qu’il regarde plus souvent dans la première direction que dans la seconde. Pourquoi ? La psychologie, qui lui vient en aide, ne peut lui fournir que des indications nécessaires, sans doute, mais brèves, élémentaires. Elle ne diffère pas, en somme, de cette psychologie de sens commun sans laquelle ni la science psychologique ne serait possible ni même les autres sciences ; comme l’a dit ingénieusement M. Rabier, il n’y a que des phénomènes psychologiques. Ceux-ci sont le point de départ de la connaissance de tous les autres. Aussi, quand M. Helmholtz débute par analyser la sensation auditive, il ne le fait pas à la manière du psychologue. Il étudie la sensation dans ses causes, dans ses antécédents externes, et, par conséquent, c’est au physicien qu’il s’adresse tout d’abord.

M. le professeur Stumpf a donc raison, dans sa Préface[4], d’attribuer à l’acoustique physiologique et à l’acoustique psychologique un matériel commun : les sensations. Mais tandis que le physiologiste, Helmholtz par exemple, s’attache à l’étude des antécédents de la sensation, le psychologue, par exemple M. Stumpf, en étudiera les conséquents psychiques. Il va donc, continuant l’œuvre d’Helmholtz, nous entretenir d’un sujet entièrement nouveau.

En effet, avant lui, personne à ma connaissance ne s’était occupé des Perceptions musicales. Par où la perception se distingue de la sensation, c’est ce qu’un jeune étudiant en psychologie croirait pouvoir dire percevoir, c’est juger après avoir senti. La sensation est, de tous les phénomènes psychiques, le plus élémentaire ; une sensation est indécomposable : une sensation est réfractaire à tout essai d’analyse, et cela est tellement vrai qu’analyser une sensation ne peut se dire qu’en un sens détourné. Analyser une sensation, c’est, comme fait M. Helmholtz, en déterminer les antécédents organiques et inorganiques. Qui ne voit combien le mot « analyse » s’écarte de la signification usitée ? Loin de décomposer la sensation, on la laisse dans son unité irréductible, on la constate, on cherche une partie de ses causes, rien de plus. Et il faut bien qu’on respecte l’intégrité de la sensation comme telle, puisqu’elle tient dans la classe des faits dits spirituels la place que tient, dans la classe des faits inorganiques, l’atome de la métaphysique ancienne et de la science moderne. Le physiologiste voit dans la sensation un point d’arrivée, un résultat, un conséquent ; le psychologue voit dans la sensation un point de départ, un primum movens, un antécédent au delà duquel on en chercherait vainement un autre. Par conséquent, le premier problème de la psychologie musicale ne saurait porter sur les sensations proprement dites, mais sur les jugements consécutifs à ces sensations, en un mot sur les perceptions auditives.

III

Percevoir, c’est juger, avons-nous dit : c’est se prononcer sur le caractère d’une sensation, sur sa spécificité. Nos jugements sont, en général, des actes réfléchis qui enveloppent plusieurs représentations. Mais, pour que le jugement soit, une pluralité de sensations n’est pas indispensable. Une sensation se produit en nous. Un la vient de résonner à mes oreilles ; je me parle intérieurement et me dis : C’est un la. Voilà un jugement spontanément issu de la sensation. Autre exemple[5]. Le la en question s’est fait entendre, sans que j’y aie pris garde. On me demande quel son s’est produit ; je réponds : un la. Ma réponse est nette, immédiate, exempte d’hésitations. Entre elle et la question, aucune réflexion ne s’est interposée. Chacun peut vérifier le fait. Dès lors, à côté des jugements réfléchis, antérieurement à eux, d’autres se rencontrent dont la production est spontanée, improvisée. Ils jaillissent, pourrait-on dire, du sein même de la sensation.

Ces jugements, M. Stumpf les appelle : jugements sensibles (sinnes Urtheile). On ne les distingue pas des jugements réfléchis parce qu’ordinairement c’est à l’observation de l’homme adulte que le psychologue s’attache. Pour l’adulte, percevoir équivaut à comparer, c’est-à-dire à rapporter une sensation à d’autres. Ainsi a-t-on pu croire qu’une sensation isolée de toute autre ne franchirait jamais le seuil de la conscience. Nombre de psychologues estiment que toute perception est la perception d’une différence. S’ils parlent de l’adulte, leur thèse est admissible ; s’ils parlent du nouveau-né, de l’enfant avant sa naissance, leur opinion n’est guère soutenable. C’est, du moins, l’avis de M. Stumpf. Il plaide contre la relativité des sensations.

Cette doctrine lui paraît impliquer cinq affirmations indépendantes dont aucune ne s’impose à son esprit. Dire, par exemple, que « toute sensation est nécessairement rapportée à d’autres sensations », c’est se mettre hors d’état d’expliquer l’origine de la vie psychique, contemporaine de la première sensation. Si l’on prétend que cette première sensation arrive toujours à la conscience, suivie ou accompagnée d’une autre, rien ne nous assure que l’enfant nouvellement né ou bien près de naître ne perçoit point cette pluralité comme telle. Quelles raisons nous empêchent d’admettre qu’on peut percevoir une sensation sans la rapporter à d’autres ? Une sensation n’a-t-elle pas un contenu sui generis ? Est-il impossible de percevoir ce contenu sans le comparer au contenu de perceptions antérieures ?

On accordera peut-être que des sensations existent dans l’âme sans être nécessairement discernées, mais on ajoutera : elles ne deviennent conscientes qu’à ce prix. Si la conscience ne s’éveille qu’au moment où la faculté de juger entre en exercice, la thèse est acceptable. Pourquoi cependant exclure la sensation des états psychiques et lui fermer le domaine de la conscience ? — Soit, répliquera-t-on, la sensation va prendre rang parmi les faits psychologiques. Et après ? Ne faudra-t-il pas convenir que, prise en elle-même, la sensation est quelque chose de relatif ? Que tout ce que nous percevons n’est que rapport, changement, différence ? — On en conviendrait peut-être si l’on pouvait oublier que tout rapport est une comparaison, que toute comparaison suppose des termes, et que ces termes lui préexistent. Dès lors, c’est le contenu de la sensation qui est originel. Comment, d’ailleurs, admettre qu’une sensation nous éclaire sur le contenu des autres ? Est-ce parce que les intensités de deux sensations ne peuvent se mesurer que l’une par rapport à l’autre ? Mais deux sensations d’intensités différentes n’en forment pas moins, chacune, un tout distinct. C’est ce tout que l’on perçoit.

La thèse de la relativité des sensations s’appuie d’autres postulats : 1o La sensation s’éveille, non à la suite d’une excitation, mais à la suite d’un changement d’excitation. 2o La qualité et la force de l’excitation ne dépendent pas de l’excitation actuelle qui affecte une partie de l’organe : elles dépendent encore de l’excitation précédente de la même partie, et des excitations contemporaines des autres parties du même organe. Voici ce que M. Stumpf objecte à la première proposition sans doute, une sensation sonore nouvelle implique un changement dans l’excitation ; cette condition n’est point nécessaire pour qu’une sensation persiste. Il est vrai que, pour maintenir une sensation au même degré, l’accroissement de l’excitation est indispensable. Toutefois la fatigue du nerf ne vient pas tout de suite, et même la sensation n’atteint pas son maximum dès le premier moment. Il y a plus. Tous les sens ne se fatiguent pas également vite.

Le second postulat peut être accordé si l’on a égard aux sensations de la vue. On aurait tort de l’appliquer indistinctement à tous les sens. Les contrastes, sans doute, influent sur l’intensité apparente d’un son qu’un son se produise dans le silence ou qu’il succède au vacarme, nous le jugerons plus ou moins intense. Cela est vrai de tous les bruits. L’auteur de la Tonpsychologie est décidément, pour les défenseurs de la relativité des sensations, un adversaire irréconciliable. Et il est aisé de le comprendre, car, si la thèse qu’il combat était la vraie, la théorie des jugements sensibles (sinnes Urtheile) cesserait de l’être. Notre rôle n’est pas de décider entre l’une et l’autre doctrine, mais seulement de faire connaître les raisons invoquées par l’un et l’autre parti. M. Stumpf a voulu plaider une cause qui semblait être jugée définitivement et condamnée. Pour la défendre, il a trouvé des arguments spécieux, solides, puisés, comme ceux de ses adversaires, à des sources psychologiques. Le débat recommence, et de nouveau, grâce à M. Stumpf, la question est ouverte.

IV

Si l’on admet l’existence de jugements spontanés portant sur le contenu de nos sensations, un problème se présente tout d’abord, et d’importance capitale. Quelle est au juste la valeur de ces jugements ? Quel degré de confiance peut-on leur attribuer ? Deux personnes que j’interroge sur la qualité d’un son simultanément perçu me donneront parfois deux réponses différentes[6] : toutes deux croiront ne pas se tromper ; toutes deux se tromperont, peut-être. Enfin il se pourra que le témoignage de l’une ait plus de valeur que celui de l’autre.

« Nous ne dirons rien[7] de l’évidence que le jugement possède par lui-même aux yeux de celui qui l’énonce. Voici toutefois une remarque particulière à l’adresse des logiciens. Est-ce qu’un jugement sensible (sinnes Urtheil) fondé non sur des principes généraux, mais sur un fait de conscience, comme la sensation, a le même genre d’évidence que les axiomes logiques ? À l’égard de ces « derniers, le doute est impossible : inutile d’en essayer la preuve. » À l’égard des jugements sensibles, il en va tout autrement ici le doute est possible. Quand bien même celui qui juge marquerait ses affirmations du même coefficient de certitude que les axiomes logiques ou mathématiques, peu nous importerait. L’essentiel est de savoir tel degré de confiance qu’ils méritent.

Le terme allemand Zuverlässigkeit signifie tout à la fois « confiance » et « certitude ». Dans notre langue philosophique, le mot certitude ne s’applique qu’aux jugements incontestables ou du moins reconnus tels la certitude est ou n’est pas, et il est contradictoire de comparer « deux certitudes » l’une à l’autre, d’adhérer à la première et de n’adhérer point à la seconde. Dans la langue des gens du monde, le terme certitude a plus d’extension. Très souvent il est synonyme de crédibilité, et dès lors on peut sans contradiction comparer deux jugements au point de vue du degré de certitude qu’ils comportent. Ainsi allons-nous faire. Nous traduirons Zuverlässigkeit par certitude, et nous donnerons à ce dernier vocable son acception la plus large, la plus élastique.

Un jugement sensible a plus ou moins de certitude objective. Par certitude objective, entendons le degré de confiance, non au dire de celui qui l’énonce, mais au dire de ceux qui le consultent. Nous arrivons à l’un des chapitres les plus importants de la Tonpsychologie, d’une importance souveraine et pour le psychologue et pour le logicien. La « logique du témoignage », en effet, est encore toute à faire ou peu s’en faut les remarques de M. Stumpf contribueront à ses progrès.

À combien n’arrive-t-il pas de juger instantanément la nature d’un objet perçu et non pas seulement l’espèce de sensation qui en est le signe ? On ne dit pas : « J’ai la perception d’une table, » mais : « Il y a là une table. » On statue immédiatement sur l’objet et ainsi s’expose-t-on à l’erreur.

Les jugements sensibles qui naissent à la suite des sensations sonores s’appliquent aux trois qualités du son ; ils portent ou sur les hauteurs, ou sur les intensités, ou sur les timbres, ou enfin sur des déterminations spatiales ou temporelles. Voici deux sons : je les localise dans une partie de l’espace plus ou moins vaguement circonscrite ; je les ai entendus successivement, et je juge que l’un a résonné après l’autre. Qu’il s’agisse d’ailleurs des déterminations de ce genre ou des autres qualités du son, peu importe : on apprécie toujours d’après les mêmes règles la certitude des jugements sensibles.

Voici une remarque des plus inattendues et où l’auteur se montre pleinement original. Laissons-lui la parole. « Il est très opportun, nous dit-il[8], et cela pour apprécier le degré de certitude des jugements sensibles, de les envisager à un certain point de vue, duquel une distinction essentielle paraît s’imposer. Il est deux classes de jugements. La première classe comprend ceux dont la forme peut être ou négative ou affirmative selon les cas, et sans qu’il y ait toujours erreur. Dans l’autre classe figurent des jugements dont la forme affirmative impliquera toujours la fausseté, la forme négative toujours la vérité, ou inversement selon la manière dont sera posée la question. Ainsi, deux sons viennent d’être entendus : du premier coup on les distingue. Il reste à savoir lequel des deux sons est le plus haut. Le premier ? le second ? chacune de ces deux questions comporte deux réponses possibles. Selon les cas, l’affirmative sera fausse, la négative vraie, et inversement. Voici maintenant un son d’une hauteur donnée : je demande si cette hauteur est égale à celle d’un autre son. Je demande encore si entre deux sons existe un intervalle pur (ob ein Intervall rein sei). La réponse affirmative sera toujours fausse, la négative toujours vraie. »

Et M. Stumpf ajoute[9] : « La distinction de ces deux classes de jugements s’impose ; elle est incontestable, et voici pourquoi : Partout où le changement continu est possible, il n’y a rien d’absolument égal ni dans le monde extérieur, ni dans le monde intérieur de nos perceptions. Au sens rigoureux du terme, il n’est point d’intervalle pur. Jamais deux longueurs d’ondes sonores ne se trouvent être dans le rapport 1 : 2 ou 2 : 3. Jamais deux sons d’une égale durée apparente ne sont tels que, sous le rapport de la durée, ils ne << présentent quelque différence objective, si petite soit-elle. » L’apparence va contre cette thèse : il n’importe. Nous pouvons, dans ce cas, affirmer avec certitude que le fait a été mal observé.

Ce passage méritait d’être transcrit. Peut-être même l’auteur n’a-t-il pas fait une halte assez longue sur le domaine de la métaphysique Car, ou notre erreur est lourde ou c’est de métaphysique que M. Stumpf nous entretient ici. On sait le principe des Indiscernables et son grand rôle dans la doctrine de Leibnitz. La métaphysique de M. Stumpf reposerait-elle sur un principe analogue ? Le paragraphe qui vient d’être transcrit ne laisserait, à cet égard, aucun doute. Élève d’Hermann Lotze, M. Stumpf accepte la métaphysique du continu actuel et prend au pied de la lettre le célèbre aphorisme du vieil Éphésien : « Nous ne passons jamais deux fois le même fleuve. »

D’autres reprocheront à notre auteur cette sincérité qui le pousse bien au delà des bornes de l’expérience : il peut sembler curieux, en effet, de voir un psychologue de la nouvelle école, un psycho-physicien, soumettre le témoignage de l’expérience au contrôle de sa métaphysique. C’est, pourtant, le cas d’un assez grand nombre de psychologues allemands contemporains, et des plus illustres, tels que Fechner, Lotze, Wundt lui-même. Ils ont le bon esprit de subir la condition humaine qui est de ne pouvoir éviter l’hypothèse métaphysique, et le bon goût de se l’avouer. Accordons à M. Stumpf l’existence d’un continu actuel, oublions les difficultés auxquelles cette métaphysique expose ses partisans, les labyrinthes où elle les entraîne, et poursuivons notre lecture abrégée de la Tonpsychologie.

On est donc en présence de deux sortes de jugements. Les uns, selon les cas, peuvent être affirmatifs ou négatifs sans cesser d’être vrais. Les autres doivent toujours être négatifs, à peine d’être faux.

Il semble, dès lors, que les jugements de la seconde classe n’aient plus à nous occuper. Affirmatifs, ils sont toujours erronés, a fortiori, toujours objectivement incertains. Ceux de la première classe, au contraire, comportent plus ou moins de certitude selon les circonstances et aussi selon les personnes.

Mais, si le terme certitude est pris dans son acception large, pourquoi ne pas dire que les jugements de la seconde espèce, même affirmatifs, et par conséquent entachés d’erreur, peuvent, en mainte conjoncture, approcher de la vérité ? En géométrie, quand on fait usage du nombre exprimant le rapport de la circonférence au diamètre, on l’écrit souvent : 3,1416. Ce nombre est inexact, mais la quantité dont il s’éloigne du vrai nombre est pratiquement négligeable. M. Stumpf dirait qu’on se trompe en l’écrivant comme on a coutume. Mais si au lieu de 3,1416 on écrivait par exemple 3,1460 ou encore 3,1500, l’erreur commise aurait ou pourrait avoir d’assez graves conséquences. Et cependant, de ces trois expressions numériques aucune n’est rigoureusement exacte. Ainsi en est-il des jugements de la deuxième classe : toujours faux, ils ne le sont pas toujours au même degré. Ils comportent donc, eux aussi, plus ou moins de Zuverlässigkeit, c’est-à-dire de probabilité ; j’hésite cette fois à écrire « certitude, » même en dépit de nos conventions.

La « certitude objective » des jugements sensibles est soumise à deux conditions. La première est la sensibilité, die Empfindlichkeit, « c’est-à-dire le degré selon lequel nos sensations correspondent aux excitations qui les provoquent. Cette correspondance fait naturellement défaut quand une excitation ne donne point naissance à une sensation et aussi quand la sensation reste la même malgré un changement survenu dans l’excitation. » En deçà et au delà d’un certain degré, les excitations deviennent insensibles, et ce degré varie selon les individus. Il faut donc tenir compte de l’étendue de la sensibilité. On doit encore tenir compte de sa délicatesse. La délicatesse dépend de l’aptitude à distinguer deux sensations différentes, même extrêmement voisines. Cette aptitude n’est évidemment pas la même chez tous[10].

L’autre condition de laquelle dépend la certitude objective des jugements sensibles est ce que le professeur Stumpf appelle subjective Zuverlässigkeit. Traduisons : certitude subjective[11]. Elle se définit la certitude d’un jugement au point de vue de l’exacte appréhension des sensations comme telles. » Qu’est-ce à dire ? Osera-t-on alléguer que la certitude subjective n’est point également départie à tous les hommes ? Une sensation, comme telle, pourrait donc, parfois, être autre que je ne la juge ? Avant de protester contre l’opinion de M. Stumpf, n’oublions pas que la sensation est un phénomène et que le jugement spontané qui lui succède en est un autre. Je viens d’entendre un ut. Je prends cet ut pour un . Je me trompe, et par là je prouve que mes jugements doivent être marqués d’un coefficient d’incertitude. — Soit, dira-t-on, mais ce sera un coefficient d’incertitude objective ? — Pas du tout. J’ai pris un ut pour un  ? ai-je perçu un  ? Il semble ; et pourtant on a joué ut, on me l’assure. Recommençons l’expérience. — En effet, je m’étais trompé car je reconnais la sensation ; j’affirme en même temps, et qu’elle est la même que tout à l’heure, et qu’elle ne correspond plus à un . Donc je n’ai point mal « perçu » : j’ai seulement mal « jugé ». Les personnes sujettes aux erreurs de ce genre n’inspirent qu’une très médiocre confiance ; souvent même, elles n’ajoutent guère foi à leurs propres perceptions, n’étant jamais sûres de ce qu’elles ont vu ou entendu. Leur coefficient de certitude subjective est nul ou presque nul. Cette sorte de maladresse n’est pas toujours inconsciente.

Autre chose est percevoir une sensation, autre chose est l’apercevoir, la remarquer, la nommer, et par conséquent la classer. Quand on nous fait entendre un , la sensation correspondante à l’excitation ne peut être que la sensation . Faute d’attention, je puis néanmoins la prendre pour une autre. L’attention influe donc sur la certitude subjective à ce point, qu’on ne saurait dire jusqu’où son influence s’étend.

Toute erreur doit-elle être mise au compte de la certitude subjective ? Non. Les personnes qui n’ont pas d’oreille ne distingueront pas un ré bémol d’un ut naturel, par exemple. Et l’on s’assurera aisément d’où l’erreur provient, si, faisant résonner successivement les deux notes, on donne lieu à la même sensation. Ici, l’on est en présence d’une sorte d’infirmité. Ceux qui en sont atteints n’en souffrent pas, attendu que dans les conditions de l’existence actuelle la délicatesse du sens musical est un luxe : c’est pourtant une infirmité, et presque incurable. Au contraire, la maladresse dont il a été parlé tout à l’heure, et qui souvent est l’effet de l’étourderie, consiste non à entendre faux, mais à juger faux, c’est-à-dire à ne point reconnaître ce qu’on a entendu : elle n’est donc pas absolument irrémédiable.

V

Plaçons-nous maintenant sur le terrain de la psycho-physique et mesurons la certitude (Zuverlässigkeit) des jugements sensibles[12].

Tout d’abord, la certitude objective se mesure directement. J’évalue, par exemple, la hauteur comparative de deux sons. Si je me trompe, les moyens de m’en apercevoir ne me manqueront pas : inutile de décomposer la certitude objective en ses facteurs élémentaires. Deux causes influent sur elle : la sensibilité (étendue et délicatesse), la certitude subjective. Leur mesure, pour n’être pas indispensable, est cependant possible, et l’entreprendre n’est pas sans intérêt.

Pour avoir le coefficient de la certitude subjective, on pose des questions et l’on donne lieu à des jugements : puis, sans faire varier l’excitation, on provoque des circonstances capables de désorienter le jugement. Pour mesurer l’étendue de la sensibilité, chez une personne, on fixera les limites, inférieure et supérieure, en deçà et au delà desquelles l’excitation lui devient insensible. La délicatesse de la sensibilité se mesurera au moyen de deux excitations dont on fera diminuer la différence, et l’on notera le moment où elles deviendront indiscernables.

Parmi les causes qui influent sur la valeur des jugements sensibles, l’attention vient en première ligne[13]. Il est donc important de savoir comment l’attention s’éveille. D’abord, tout changement la fait naître et toute persistance d’un changement la fait décroître. En cas de sensations simultanées, l’attention choisit, pour se concentrer sur elle, ou la plus forte, ou la plus agréable, ou celle qui évoque le plus de souvenirs, ou celle qui peut devenir le point de départ d’une volition. Son intensité dépend encore de causes physiologiques, entre autres de l’état du système nerveux. Ainsi, l’attention est suscitée ou modifiée par un nombre presque infini de causes.

A-t-elle pour effet d’accroître l’intensité des sensations ? Certains le pensent. Il arrive néanmoins qu’un son faible, attentivement écouté, reste faible et même qu’on le sente décroître. Toutefois il semble que l’attention peut accroître l’intensité d’une sensation, quand celle-ci n’a pas encore atteint le degré maximum d’intensité correspondant à celui de la source excitante ; elle l’aurait spontanément atteint sans l’influence du système nerveux. L’attention paraît neutraliser cette influence. En outre elle prolonge la durée d’un état de conscience, et permet ainsi d’apprécier plus exactement une sensation actuelle.

L’attention a pour auxiliaire « l’exercice » (Uebung), qui influe, elle aussi, sur la certitude objective des jugements sensibles, les rend plus prompts, plus nets et plus sûrs. Tout d’abord, les progrès sont lents, puis deviennent rapides, très rapides, puis s’arrêtent et ne vont jamais plus loin. L’exercice a pour ennemi la fatigue. Une sensation s’affaiblit en se prolongeant et quelquefois s’altère. L’attention aussi se lasse. Née spontanément, la monotonie d’un son ou d’un bruit la fait bientôt disparaître. Volontaire, elle se fatigue d’autant plus complètement et d’autant plus vite qu’il faut plus d’effort pour la maintenir. Le moment précis où la fatigue commence peut souvent être constaté.

Il est des jugements sensibles « directs », ceux dont il vient d’être parlé ; il en est aussi d’indirects : mittelbare Sinnesurtheile[14]. Je plonge la main, successivement, dans deux liquides, pour savoir lequel des deux est le plus chaud, et je reste indécis. Mais je puis recourir au thermomètre et chercher, au moyen du sens de la vue, le nombre de degrés auquel s’est élevé le mercure, dans l’un et l’autre liquide. Voilà un exemple de jugement indirect.

Tous les jugements indirects ne sont pas également probables. On peut en distinguer différentes classes. Ainsi on juge souvent d’un objet, non d’après la sensation actuelle, mais d’après la sensation qu’il provoquerait, perçu dans des circonstances différentes. Quand je dis d’une table qu’elle est ronde, je ne la vois point telle. Les jugements sensibles indirects ne sont autres que les perceptions acquises de notre psychologie scolaire et qui s’opposent aux perceptions naturelles. Rien n’est important, mais rien n’est difficile comme de distinguer entre elles, car ici, les apparences sont particulièrement trompeuses. On sait la querelle du nativisme et de l’empirisme.

Les sensations peuvent être analysées ou comparées (Analyse Vergleichung). Distinguer deux sensations, affirmer leur pluralité, c’est ce que M. Stumpf appelle « analyser ». « Comparer, » c’est affirmer un rapport, ou de gradation, ou de ressemblance, ou de fusion. Ces rapports ne sont pas immanents aux impressions des sens et n’ont pas le jugement pour seule origine. Le jugement les découvre, les constate : il ne les crée point. Les termes dont la pluralité se constate doivent occuper en même temps la conscience, soit par la perception, soit par la mémoire : ils restent distincts malgré l’unité du jugement. Pour comparer deux sensations, les faut-il éprouver simultanément ou successivement ? Cela dépend. M. Stumpf estime qu’on apprécie plus exactement deux poids quand on les soulève l’un après l’autre, mais que le rapport entre deux sons s’apprécie mieux quand on les entend résonner ensemble[15].

Dans les analyses et les comparaisons, l’âme est-elle active ou passive ? Sans doute, les sensations ne nous sont pas imposées purement et simplement : on peut les faire naître. Mais le jugement sensible ne dépend pas non plus entièrement de nous. La distinction entre un aigu et un ut grave se fera toujours spontanément. Voilà un exemple d’analyse où l’attention n’intervient pas. — Quelquefois elle intervient. Pour qu’il y ait analyse, il ne suffit pas d’être averti de la pluralité des excitations, il faut, de plus, percevoir cette pluralité. En effet, deux états de conscience que l’on ne distingue pas ne sont point deux, mais un seul. Mais deux états de conscience de même contenu peuvent aussi être perçus comme plusieurs ; qualitativement identiques, ils diffèrent les uns des autres par l’instant où on les perçoit, par les parties de l’espace où on les localise.

Les jugements appelés comparaisons embrassent des relations multiples, entre autres celles de gradation : ce mot désigne les intensités croissantes ou décroissantes. Il peut y avoir jugement de gradation et jugement de ressemblance. Selon M. Stumpf la perception de la ressemblance est une fonction mentale primitive. Les disciples de Herbart, au contraire, soutiennent que, pour affirmer une similitude, il faut avoir préalablement perçu une identité et une différence partielles. Étant donnés trois sons, l’un grave, le second moyen, le troisième aigu, le premier me semble, moins que le second, ressembler au troisième. Où est, dans ce cas, la perception antérieure, jugée indispensable, d’une identité partielle ? Quelquefois la similitude provient d’une égalité de rapports, comme pour les triangles semblables, à côtés inégaux. Quelquefois elle résulte d’une identité de parties. Deux tapisseries sont faites avec les mêmes couleurs, plus clairement on perçoit les éléments identiques, plus clairement aussi on perçoit les parties dissemblables.

VI

Reste à examiner ce que M. Stumpf appelle les jugements qui ont pour objet une « comparaison de distance (Distanz Vergleichung) » et nous aurons achevé la première partie du premier volume[16]. Apprécier la distance de deux sensations, c’est mesurer leur degré de dissemblance. Faut-il, pour cela, se représenter des sensations intermédiaires ? On a soutenu cette opinion. On estime que la grandeur du passage (die Grösse des Ubergangs) peut servir à mesurer la distance[17]. Mais qu’est-ce que cela, « la grandeur du passage ? » Est-ce le temps employé à le franchir ? Ce temps n’est pas une quantité fixe (il varie, par exemple, avec la rapidité de la marche) : donc il ne peut servir de mesure. Est-ce le nombre des sensations intermédiaires ? Alors on opérera sur celles-ci comme on aurait voulu opérer sur les sensations mise en cause, et on mesurera leur distance. Dès lors on doit reconnaître que la distance se mesure directement. Cependant il peut être utile de diviser une grande distance en plusieurs autres pour la mieux mesurer

Il vaut mieux avoir affaire à des distances moyennes qu’à des distances considérables ou très petites. Soient deux sensations : laquelle ai-je perçue d’abord ? Pour le savoir, je m’établirai dans une certaine partie de la durée, et j’y prendrai position. C’est du reste le propre des jugements de distance de ne pouvoir être exactement formulés si l’on ne choisit pas tout d’abord un point de comparaison fixe auquel on compare successivement chacun des deux termes.

La théorie des jugements sensibles est maintenant complète, et l’on peut entrevoir, je l’espère, d’après cet exposé rapide, les services qu’elle est appelée à rendre. M. Stumpf apporte aux psychologues ou des enseignements nouveaux ou des éléments nouveaux de controverse. On remarquera le goût de l’auteur pour les recherches de psychologie aiguë : nous appelons ainsi cette psychologie qui se complaît dans les infiniment petits de l’âme et soumet à des tentatives de décomposition les phénomènes réputés indécomposables. Nul ne saurait contester aujourd’hui que, si la vieille psychologie n’a pas encore abdiqué ses droits à l’existence, une autre plus jeune, plus impatiente de vivre et de progresser, a pris naissance à côté d’elle, et, comme elle prend les allures d’une science expérimentale, les savants lui prédisent longue vie. N’oublions pas cependant ce que cette jeune science doit à son aînée, la psychologie d’observation intérieure, et que les progrès accomplis par ses représentants les plus autorisés sont dus principalement à la finesse du sens psychologique, un sens interne, tout interne, rien qu’interne. Nous voici maintenant au seuil de la psychologie musicale.

VII

La musique est l’art de charmer l’oreille par l’application simultanée d’une double méthode. Une mélodie chantée est une suite de sons ; or une suite est tout autre chose qu’une succession. Pour jouer « un air » sur le piano, il ne suffit pas de laisser courir ses doigts sur le clavier ; les enfants qui s’essayent à improviser en font l’expérience. Ce qu’ils jouent ainsi « ne signifie rien », et souvent d’eux-mêmes ils s’en aperçoivent. Pour former « une suite mélodique », la succession des notes ne doit pas être laissée à l’arbitraire. Certaines règles s’imposent auxquelles on obéit, le plus souvent sans les connaître, mais il faut y obéir. L’Improvisateur que Léopold Robert nous représente dans un tableau justement célèbre se laisse diriger par l’inspiration : la foule est là tout autour, silencieuse et comme immobilisée par le charme. C’est un ignorant qu’elle écoute : je me trompe, c’est un savant, mais auquel la science est infuse. Et c’est le cas de beaucoup de musiciens. La réponse du Valmajour dans Numa Roumestan : « Cela m’est venu en entendant chanter le rossignol, » est plus franche qu’exacte. Le chant du rossignol est peut-être mélodieux : à coup sûr il n’est pas mélodique. L’oiseau a l’ignorance des règles de la mélodie : le Valmajour en a l’inconscience, ce qui n’est point la même chose, il s’en faut de beaucoup.

Revenons à l’Improvisateur napolitain. Pendant qu’il chante, ses doigts pincent les cordes d’une guitare. À la mélodie, une harmonie sert de véhicule. L’harmonie, voilà la seconde méthode à l’aide de laquelle on fait naître le plaisir musical, et elle consiste dans une consonance où le choix des parties consonantes est soumis à des règles stables. Le plaisir musical est donc une synthèse de deux plaisirs distincts, quoique simultanément éprouvés, celui de la mélodie, celui de l’harmonie. C’est ce sentiment ou plutôt cet ensemble de sentiments dont l’étude analytique et synthétique est l’objet propre de la psychologie musicale.

Toutefois, avant de l’aborder, si jamais il l’aborde, M. Stumpf entend faire la psychologie, non des sentiments musicaux, mais des perceptions, ou plutôt, car il nous est permis de parler sa langue, des jugements auditifs : de ces jugements, les uns se rapportent aux sons simultanément entendus, les autres aux sons successifs. M. Stumpf commence par ces derniers.

La hauteur est ce qui caractérise un son. Priez quelqu’un d’émettre des sons différents, il haussera ou baissera le voix sans songer à la rendre plus forte ou plus faible. Toutefois une différence de qualité entre des sons successifs n’est pas toujours nécessaire à la perception de leur pluralité. Il suffit, pour cela, qu’un intervalle les sépare, je veux dire un minimum d’intervalle perceptible, car, ne l’oublions point, les jugements sensibles n’ont jamais qu’une certitude approximative. Deux excitations restant discontinues, la sensation qu’elles produisent peut être jugée continue. Il importe donc de mesurer ce minimum d’intervalle perceptible.

Deux sons séparés par un intervalle de temps peuvent être comparés, grâce à la mémoire : on les déclare identiques ou différents selon les cas, et les chances de se tromper varient en fonction de la durée de l’intervalle et de la vivacité de la reproduction. Ici, les dispositions naturelles jouent un grand rôle. Des musiciens se rencontrent qui savent déterminer la hauteur d’un son, c’est-à-dire le comparer aux sons précédemment entendus, sans même recourir à l’estimation des intervalles.

On demande : « De ces deux sons quel est le plus haut ? Pourra-t-on répondre tout de suite et sans autre donnée que les sensations sonores ? Oui. D’abord on peut admettre entre les deux sons un rapport de gradation pour la hauteur, aussi bien que pour l’intensité : la gradation révèle sa propre direction ascendante ou descendante.

« Supposons qu’on ait à comparer la hauteur de deux sons reconnus inégaux. Sera-t-il indispensable de faire intervenir un nouvel élément ? J’interroge une personne ; je lui demande lequel de deux sons entendus est le plus haut. Je la suppose ignorante du sens qu’il convient d’attacher au terme hauteur. Pour l’en instruire, je prends comme exemple les deux sons ut et sol. Ces deux sons-là serviront-ils plus tard de points de repère pour le cas où il lui faudrait répondre à d’autres questions du même genre ?

« La façon la plus simple de formuler la théorie consiste à admettre une espèce de rapport de gradation (Steigerungs Verhältniss) pour les qualités, analogue à celui qu’on admet pour les intensités. Cette concession suffit. Abstraction faite des erreurs que l’exercice peut amoindrir, on sera capable de reconnaître que le rapport des hauteurs de deux sons nouvellement perçus b : c est égal au rapport de deux sons précédemment entendus a : b. On sera capable de déterminer la gradation et sa direction et par suite de juger hic et nunc lequel de deux sons est le plus élevé[18]. » On peut aussi recourir à une autre méthode. Trois sons différents étant donnés, on peut directement juger auquel des deux autres le troisième ressemble le plus. Dès lors on est conduit à ces deux propositions : 1o trois sons étant donnés, il est un son moyen entre les deux autres ; 2o la série des sons n’a qu’une dimension : de là suit qu’entre deux sons donnés il n’est jamais qu’un seul son moyen. Ceci posé, pour savoir lequel de deux sons est le plus haut, on cherchera quel est, de deux sons, le plus semblable à l’un des sons extrêmes de la série. Des deux explications proposées, la première seule semble conforme au témoignage de la conscience.

VIII

La perception de la gradation est-elle une fonction primitive ou une fonction dérivée ? Elle est, selon M. Stumpf, une fonction primitive. Pour apprécier la hauteur relative de deux sons, rarement il recourt à un troisième son, ou très haut ou très bas, auquel il compare les deux autres. Il est évident, ou peu s’en faut, que l’idée de recourir à un son limite suppose antérieurement la perception immédiate et directe de la gradation des sons. À ce propos, il convient de remarquer que l’oreille prend position, en quelque sorte, pour évaluer la hauteur relative de deux sons : un son qui monte semble s’éloigner, un son qui baisse, se rapprocher. En outre, les jugements directs de hauteur comportent un grand nombre de critères indirects, comme, par exemple, la perception des mouvements des cordes de larynx. Souvent utiles, ces critères indirects, ne sont point nécessaires. M. Stumpf, au risque d’être appelé nativiste, estime que le contenu d’une sensation peut être l’objet d’un jugement direct. On sait combien cette opinion rencontre d’adversaires.

Lorsque parut l’étude de M. Victor Egger sur la Parole intérieure[19], une controverse s’engagea entre l’auteur et M. Delbœuf. Voici la thèse de M. Egger : la parole intérieure n’est accompagnée d’aucun « tactum buccal ». M. Delbœuf soutient la thèse opposée et propose de définir la parole : un geste sonore. « M. Egger s’imagine quand il se parle à lui-même entendre des sons, mais ne pas sentir de mouvements. Quant à moi, je m’imagine tout juste le contraire. Je m’en aperçois surtout quand j’essaye de prononcer en moi-même des syllabes étrangères pour lesquelles ma langue est rétive. Je ne les entends mentalement que quand je suis parvenu à disposer mon larynx à peu près convenablement. Il est vrai que souvent il m’arrive de chanter de tête un air que ma voix est impuissante à reproduire. Mais, même ici, il me semble que, quand je veux « chanter à haute voix, je vise à donner à mon gosier la forme qu’il prend quand je le répète machinalement[20]. »

L’auteur de le Langage et la Musique[21], M. Stricker, inclinerait vers l’opinion de M. Delbœuf : sa théorie de la « musique intérieure » rejoindrait celle dont le savant professeur de Liège nous a donné l’esquisse. M. Stumpf, lui, se rangerait du côté de M. Egger. Autant qu’il nous est permis d’en juger, la question doit rester ouverte. De quel côté est la vérité ? On ne le sait encore : et même est-il certain qu’il faille nécessairement choisir entre les deux explications ? Dans certains cas, on peut se représenter une image sonore sans essayer de chanter : par exemple, lorsque je me remémore l’andante de la Symphonie en ut mineur, j’entends intérieurement chanter… les violoncelles. Autre exemple : je me représente mentalement, à l’instant même où j’écris, la deuxième Mazurke de Benjamin Godard, qu’il y a une heure à peine je lisais au piano. Je perçois un son intérieur ; de plus, l’image des mouvements de mes doigts accompagne cette représentation ; cette image est visuelle, non tactile[22]. Je puis faire naître à volonté des images tactiles, c’est-à-dire me représenter, à l’état extrêmement faible, les images musculaires correspondant aux images visuelles, mais dans la main gauche seulement ; et la raison, c’est qu’en ce moment ma main droite est occupée à écrire. Mais cette suite d’images tactiles, c’est-à-dire d’efforts musculaires, est, je le répète, très faiblement perçue, si même elle l’est, en dépit de toute mon attention. Je la conçois plutôt que je ne me la représente. Si maintenant, au lieu d’un morceau précédemment exécuté par moi, je me représente un morceau d’orchestre, je n’ai conscience que d’images sonores. Il convient d’ajouter, et ce détail me paraît avoir son importance, que je n’ai Jamais chanté, ayant un volume de voix très mince, une étendue de voix très limitée, une justesse de voix très difficile à maintenir, quand je m’accompagne sur le piano en jouant le chant de la main droite, à peu près nulle quand je chante sans accompagnement.

Voilà ce que nous avons non pas expérimenté, mais observé sur nous-même. De véritables expérimentations donneraient peut-être des résultats différents. Toutefois il faut compter avec l’illusion psychologique et lui faire la part assez grande. Expliquez à une personne non prévenue ce que vous entendez par « parole intérieure » ou par « musique intérieure » : dites-lui que nous avons la faculté de nous représenter des images sonores, sans accompagnement d’images tactiles correspondantes, je ne crois pas qu’elle juge le phénomène incomplètement analysé. Si maintenant vous l’avertissez qu’il peut y avoir accompagnement de représentations tactiles, elle jugera cette concomitance possible, et je ne pense guère qu’elle puisse la déclarer probable à moins d’idées préconçues ou de théories préadoptées sur le rôle du sens musculaire. Il nous semble, dirai-je, tout le contraire de ce « qui semble » à MM. Stricker et Delbœuf ; nous pensons avec M. Stumpf que l’oreille guide la voix plutôt que la voix ne guide l’oreille ; autrement les sourds chanteraient juste[23].

IX

On sait que le professeur Stumpf est infinitiste et continuiste (l’un appelle l’autre, d’ailleurs). La série des sons lui paraît devoir être conçue infinie, car on peut toujours concevoir des sons ou plus aigus ou plus graves que ceux que l’on vient d’entendre. En outre, la distance qui sépare deux sons, si petite soit-elle, peut toujours être abrégée, du moins mentalement. Entre 1 et 2 vous pouvez insérer une série infinie de quantités fractionnaires, 1/2, 1/4, et cela sans combler l’intervalle qui les sépare. Mais tout ce que l’on conçoit ne se réalise point. Aux deux extrémités de la série des sons, par exemple, il est une limite au delà de laquelle les sons aigus et les sons graves deviennent imperceptibles : la même chose arrive pour les distances. Une distance peut être jugée nulle sans cesser d’être réelle[24].

La série des sons est continue. Deux sons m et n entre lesquels il n’est pas d’intervalle de silence ne se succèdent point directement. Entre eux il est toujours une représentation intermédiaire , qui commence à m et finit à n, sans que, pendant la durée de la représentation , nous percevions une pluralité de sons successifs. Cet n’est ni un m ni un n mais un son sui generis. Le son paraît exempt de toute pluralité. Ce n’est probablement là qu’une apparence.

L’infinité et la continuité appartiennent à l’espace. Or le son n’est-il pas indépendant de cette catégorie ? n’est-il pas « frère de l’âme », selon l’ingénieuse expression de M. Egger ? D’ordinaire les sons paraissent n’occuper aucun lieu. N’est-il point absurde de dire qu’un son tient plus de place qu’un autre ? D’où vient alors que le concept de lieu fournisse des épithètes au vocabulaire de l’acoustique ? Pourquoi parle-t-on de gammes montantes et de gammes descendantes ? Est-ce parce qu’on élève la tête en chantant à mesure que les notes s’élèvent ?

Peut-être conviendrait-il de chercher d’autres raisons : en voici. L’éclat d’un foyer lumineux nous semble plus vif quand il est élevé : de là est née l’habitude de donner l’épithète d’éclatants aux sons hauts. Toutes les sonorités éclatantes paraissent élevées : mais un son éclatant est tout autre chose qu’un son aigu ; l’éclat n’est donc point fonction de la hauteur.

M. Stumpf remarque, avec beaucoup de raison, selon nous, qué les sons, à mesure qu’ils deviennent bas, perdent de leur « poli ». Lorsqu’on essaye un piano, on fait d’ordinaire une série d’observations dont voici les principales. On s’assure que les basses sont sonores et longuement vibrantes ; que les cordes des octaves supérieures ne donnent pas des sons trop faibles ; que les sons du médium ont du « velouté ». Les pianistes connaissent bien ce terme.

Ce n’est pas tout. Les sons graves sont donnés ou par des cordes (piano) ou par des tuyaux (orgue) longs, cu par les instruments les plus longs et aussi les plus gros. Non seulement ils frappent l’oreille, mais parfois ils ébranlent le corps tout entier ; ils s’entendent aussi de plus loin. Ces remarques suffisent à expliquer pourquoi le son, inétendu de sa nature, se comporte comme s’il avait avec l’étendue des relations de parenté directe. Il n’en est le parent que par alliance. En somme, les jugements par lesquels on affirme qu’un son a de la lenteur, de la profondeur, de l’éclat ou de l’acuité proviennent non de l’exercice d’un sens isolé, mais de l’exercice simultané de plusieurs sens. En raison de la rapidité avec laquelle ces jugements se forment chez l’adulte, on les croirait directs, immédiats, spontanés. Mais il faut compter avec les lois de l’habitude, peut-être aussi avec les lois de l’hérédité.

Revenons avec M. Stumpf aux jugements directs et notons quelques-unes des conditions de leur certitude, je veux dire de leur plus ou moins de probabilité[25]. Tout d’abord, la sûreté avec laquelle on compare deux sons varie en raison directe de leur différence. — La sensibilité varie de personne à personne ; de là vient que des différences identiques entre des sons de même région donnent lieu à des différences d’appréciation. Pierre jugera autrement que Paul. Paul jugera demain autrement qu’aujourd’hui, quoiqu’il n’y ait rien de changé dans l’excitation. Notons, en outre, et cela résulte de remarques précédentes, que les jugements d’intensité comportent plus d’erreurs que les jugements de qualité. — La durée des sons, l’intervalle entre eux, leur position respective dans le temps sont autant de facteurs dont les jugements subissent l’influence. Si l’on attache au terme son une signification subjective[26], il est clair que plus un son durera, plus le jugement provoqué aura de chances d’être sûr. L’intervalle de temps qui sépare deux sensations successives influe sur l’analyse de ces sensations et sur les jugements qui en résultent. Enfin la certitude du jugement n’est point la même suivant que le premier des deux sons entendus est le plus ou le moins haut. La mémoire ne retient pas également bien les sons hauts et les sons bas.

Si l’on prend le mot son dans le sens objectif, autrement dit dans le sens d’excitation, il paraît hors de doute que la durée de l’excitation doit avoir son importance, car une excitation trop courte ne donnerait lieu à aucune réaction psychique. Deux excitations trop rapprochées provoqueront une seule sensation d’une hauteur soit constante, soit constamment variable. Enfin, puisque la durée d’un son grave est supérieure à celle d’un son aigu, le jugement d’intervalle différera suivant que l’on aura fait entendre tout d’abord le plus ou le moins grave des deux sons. Un même intervalle sera donc, selon les cas, tantôt perçu, tantôt inaperçu. — Quand les excitations ne frappent qu’une seule oreille, elles doivent se succéder plus rapidement ; dans le cas contraire, le jugement d’analyse perdrait en exactitude. De plus, chez presque tous les hommes, la sensibilité des deux oreilles n’est pas égale, l’oreille droite percevant les mêmes sons un peu plus hauts que l’oreille gauche. — Les sons au timbre desquels on est accoutumé donnent lieu à des jugements plus aisés et plus exacts, surtout lorsqu’ils ont un certain degré de hauteur et de force. Tel peut mesurer avec une exactitude presque irréprochable la hauteur relative de deux sons, au piano, qui en est souvent incapable, au violon. — Même aux gens exercés, il arrive souvent de prendre un son faible pour un son bas, de prendre le plus élevé de deux sons pour le plus fort. On comprend, par ce qui vient d’être dit, à quelle multiplicité de conditions est soumise la certitude des jugements : on est loin de les connaître toutes.

X

C’est un fait d’expérience que tout le monde ne perçoit point la même étendue de sons. Aux limites extrêmes de la série des sons, surtout à la limite supérieure, il est des sons que les uns entendent et qui échappent aux autres. Dans l’état normal, et à la limite supérieure, l’étendue de ce qu’on pourrait appeler le champ d’audition distincte varie ou peut varier, selon les individus, d’une octave et demie. Puis à côté des variations d’étendue il y a les variations de délicatesse. Grant Allen cite le cas d’un homme de trente ans qui, au piano, distinguait les sons aigus des sons graves, mais confondait l’une avec l’autre deux notes voisines. On sait que chacune des deux oreilles perçoit un son différent : chez certains, la différence s’élève jusqu’à un quart de ton. Quelquefois on entend double, et la différence entre les sons perçus peut atteindre une octave. Ce qui varie d’individu à individu n’est pas seulement l’aptitude à distinguer les sons, mais encore la facilité plus ou moins grande à s’en souvenir. Pour être bon musicien, la mémoire fidèle de la hauteur absolue des sons est-elle indispensable ? Non, répond hardiment M. Stumpf, et son avis est le nôtre. L’auteur du présent article, depuis sa jeunesse, partage son temps entre la philosophie et la musique. Cela ne l’empêche point de ne pouvoir, si une personne étrangère fait résonner une touche de son piano, nommer exactement la note. La « mémoire de l’intonation » lui fait absolument défaut. Il connaît, en revanche, une enfant de dix ans dont les aptitudes musicales sont encore incertaines et qui est douée de cette mémoire. Sur ce point, nos observations concordent avec celles du professeur Stumpf : nous pensons aussi que l’usage des sensations musculaires peut servir de critère indirect dans les jugements sur la hauteur des sons, mais que ce critère n’a point chez tous la même infaillibilité. Quand je m’exerce à improviser sur le piano, avant d’exécuter, je pense une suite de sons, je lui assigne un ton : je vérifie et je constate que le plus souvent le ton supposé diffère du ton réel : mais, d’ordinaire, la différence ne dépasse guère plus d’un ton et demi au-dessus ou au-dessous. Ayant cherché la cause qui empêchait mon erreur de dépasser certaines limites, j’ai cru la trouver dans une habitude, autrefois réfléchie, aujourd’hui inconsciente et automatique. Aussitôt que j’entendais un morceau d’orchestre, je le chantais intérieurement ; je connaissais approximativement l’étendue de ma voix ; mais l’ayant peu étendue, rarement juste, il m’était impossible de déterminer rigoureusement les limites en deçà et au delà desquelles elle ne pouvait s’étendre. Lorsque je chantais intérieurement, j’avais conscience d’efforts musculaires localisés dans l’organe vocal, et c’est sans doute la conscience de ces efforts qui me permettait de déterminer le ton du morceau entendu. Pourquoi cette détermination n’était-elle jamais qu’approximative ? Parce qu’il en était ainsi de la détermination des limites de ma voix. Est-ce à dire que tout chant intérieur s’accompagne de sensations musculaires ? Encore une fois, non. Dans le cas présent, il s’agissait pas seulement de chanter intérieurement à l’unisson de l’orchestre, mais de fixer la tonalité du chant entendu. Il y avait donc exercice d’activité volontaire visant un but précis, et, de plus, nécessité par un défaut de mémoire des intonations[27].

Ce défaut n’est pas tel, qu’à certains moments, on ne le croie disparu. Si je quitte le piano et qu’une autre personne m’y remplace, même après dix minutes d’intervalle, je saurai déterminer avec exactitude le ton du morceau. Ajoutons encore, et ceci donne entièrement raison à M. Stumpf, que les différences de hauteur entre les sons deviennent moins sensibles à mesure qu’ils s’éloignent du médium. Et je ne parle pas seulement pour mon propre compte. La grande majorité est dans ce cas, et l’on peut en donner la preuve, Quand juge-t-on qu’un piano a besoin d’être accordé ? Quand les notes du médium résonnent faux. Cela tient à deux causes : 1o D’abord on joue le plus souvent dans l’étendue des troisième, quatrième et cinquième octaves : les pianistes peuvent se contenter des deux clefs de sol et de fa (seconde ligne). Les notes exigeant des portées supplémentaires sont employées, mais à titre exceptionnel. Ici se place une remarque importante. Le compositeur qui écrit pour le piano a plus souvent recours aux portées supplémentaires de la clef de sol qu’à celles de la clef de fa. 2o En second lieu, si pour juger du bon accord d’un piano on fait résonner les notes du médium, cela tient à la loi posée par M. Stumpf : la finesse de perception augmente au fur et à mesure qu’on se rapproche des notes moyennes en partant des sons bas, et ne diminue point tant qu’on reste dans le domaine des sons musicaux. Nous sommes de ceux chez qui la décroissance de la certitude est moins rapide dans les régions élevées que dans les régions basses. M. Stumpf aussi. Lorsque je veux imiter le roulement du tambour, je fais une trille sur le la et le si de la première octave (deuxième en dessous des lignes de la clef de fa). Je me fais l’effet d’entendre la même note : il est vrai qu’alors je ne cherche pas à distinguer, tout au contraire ; l’illusion est voulue. Mais avant d’être voulue elle était possible. Si je fais résonner l’ut de la neuvième octave (troisième en dessus des lignes de la clef de sol), je le distingue faiblement, à vrai dire, du si qui le précède, mais très nettement du si bémol. Dans les octaves supérieures, je perçois une différence d’un demi-ton ; dans les octaves inférieures, une différence d’un ton m’est imperceptible. Pourquoi ? J’inclinerais à en chercher la cause dans l’usage plus fréquent, chez les pianistes compositeurs, des octaves élevées.

XI

Nous voici arrivés au dernier chapitre de la Tonpsychologie, où il est question des jugements relatifs aux intensités. Ces jugements sont directs ou indirects. Les premiers sont les plus importants, mais les autres ne sont point négligeables. Un chanteur exercé donnera facilement deux fois une note avec la même intensité, à un jour d’intervalle, mais il lui sera beaucoup plus difficile de reproduire avec la même intensité une note qu’il aura entendu donner la veille à un autre chanteur. Dans le premier cas, un jugement médiat est possible, fondé sur des sensations musculaires grâce auxquelles est conservé le souvenir de la note et de son intensité.

Les variations d’intensité s’accompagnent-elles toujours de variations dans la qualité ? On l’a soutenu. M. Stumpf est d’un avis contraire : le concept de qualité et celui de quantité lui semblent irréductibles. L’intensité d’un son peut-elle croître à l’infini ? On peut concevoir un tel accroissement, mais, passé une certaine limite, on ne le peut percevoir ; cette limite de perception ou plutôt de perceptibilité, pourrait-on dire si le mot était français, varie selon les personnes. L’intensité d’un son peut-elle décroître à l’infini ? Non, répond M. Stumpf. Le concept d’intensité implique une limite de décroissance objective.

Quant à la « continuité » des intensités, on y a cru sans se demander jusqu’à quel point l’hypothèse contraire était inadmissible. Ne se pourrait-il pas, cependant, qu’une force continuellement croissante, comme celle dont dépendent les intensités diverses, ne produisît ses effets que par sauts ?

Voici quelques-unes des conditions susceptibles d’influer sur la certitude des jugements d’intensité.

Plus les excitations sont fortes, plus il faut de différence entre elles pour noter avec certitude celle des intensités. — La disposition individuelle et momentanée de l’organe joue ici un rôle. Cette disposition varie beaucoup plus à l’égard de l’intensité qu’à l’égard de la qualité. Le soir, la sensibilité de l’oreille augmente ; elle peut varier brusquement selon l’état du pouls. Enfin l’oreille se fatigue plus lentement que l’œil, sauf dans les cas d’explosions violentes ; et plus vite elle recouvre sa sensibilité. Suivant qu’on est préparé ou non à entendre un son, on lui attribue plus ou moins de force.

Voici maintenant des différences qui relèvent de la catégorie de temps : 1o Le jugement d’intensité est indépendant des petites variations d’intensité de la sensation, dès que celle-ci atteint une certaine durée ; 2o la certitude du jugement varie suivant l’intervalle qui sépare les sensations dont il s’agit de comparer la force ; 3o le degré de certitude du jugement varie selon que le bruit le plus fort est entendu le premier ou le second ; 4o un jugement d’intensité a d’autant plus de certitude qu’on tient plus de compte de l’inégale sensibilité des deux oreilles, et qu’en raison de cela on se sert de la même oreille après une pause suffisante.

Plus les timbres de deux sons diffèrent, plus il devient difficile d’apprécier exactement leurs intensités relatives. La hauteur, aussi, influe sur la certitude de ces jugements. À intensité d’excitation égale, les sons hauts paraissent avoir plus d’intensité que les sons bas. Cela tient, sans doute, à la nécessité où nous sommes de dépenser plus de force quand nous voulons faire entendre des sons plus élevés.

Comment l’attention influe-t-elle sur les jugements d’intensité ?

1o Elle peut amener au seuil de la conscience des sensations jusque-là inaperçues. En fait, il n’est pas de silence absolu, il n’en est pas de si complet qu’on ne puisse en observer un plus complet encore. D’autre part, l’attention peut croître sans cesse : dès lors il faut renoncer à fixer la limite au delà de laquelle, sous l’influence de l’attention, le nombre s’accroît des perceptions conscientes.

2o Un bruit intérieur continuel a besoin, même pour être très faiblement et très difficilement entendu, de l’attention la plus grande. Et il est bon qu’il en soit ainsi. Cette loi psychologique est un bienfait pour l’homme et lui épargne nombre de désagréments : avis aux pessimistes.

3o Des sons prolongés ou régulièrement intermittents sont de moins en moins entendus. La remarque de M. Stumpf est juste. Mais cette diminution de l’intensité apparente n’est pas toujours aussi rapide qu’on le souhaiterait, surtout quand il s’agit de sons régulièrement intermittents. Les personnes auxquelles le bruit du canon est désagréable s’accoutument très vite à ce bruit, si les coups de canon se succèdent à une seconde d’intervalle ; si l’intervalle excède une minute, l’accoutumance est incomparablement plus lente. Verdi, dans son Miserere du Trovatore, a fait usage du tam-tam : c’est un instrument qui rappelle à la fois le bruit de la cymbale et le son de la cloche. Au lieu de faire résonner le tam-tam sur chaque temps de la mesure, il le fait résonner toutes les deux mesures environ ; pour-quoi ? Parce que si les coups de tam-tam étaient plus rapprochés, l’oreille s’y habituerait plus vite et l’effet obtenu serait moindre.

Ce chapitre, comme tous les autres de la Tonpsychologie, a son genre d’intérêt propre ; comme tous les autres, il vaut par les détails. C’est dire que rien ne peut en remplacer la lecture. Nous ne pouvions promener le lecteur dans tous les sentiers nouveaux frayés par M. Stumpf ; nous pouvions, du moins, dessiner une carte sommaire des pays récemment explorés et donner par cette ébauche une idée de la carte originale. Nous croyons que les psychologues la consulteront avec fruit et que les musiciens ne perdront point leur temps, tout au contraire, s’ils veulent s’exercer à la lire. Reconnaissons, pour notre part, que M. Stumpf a porté la lumière dans notre conscience de musicien, et qu’il nous a appris beaucoup de choses que, à vrai dire, nous savions en grande partie depuis longtemps, mais que nous ignorions savoir.

On n’a de la Tonpsychologie qu’une première série d’études, où l’auteur, comme il vient d’en être rendu compte, traite des jugements sensibles en général, puis de ces mêmes jugements au point de vue de l’appréciation plus ou moins exacte des sons successifs. Dans une seconde partie, l’auteur s’occupera des sons simultanés. Alors, mais alors seulement, nous serons en mesure de juger complètement la valeur de l’œuvre et la portée de ces recherches psycho-physiques dont la connaissance forme, selon nous, une Introduction indispensable à la Psychologie du Musicien. Que faut-il entendre par la Psychologie du Musicien ? Nous aurons peut-être l’occasion de le dire ici même, quand M. Stumpf aura publié son second volume.


  1. Carl Stumpf, Tonpsychologie. Leipzig, Hirzel, 1883.
  2. Traduite en français par M. Georges Guéroult. Paris, Victor Masson, 1868.
  3. Ce volume fait partie de la Bibliothèque scientifique internationale. Paris, Félix Alcan, 1879.
  4. P. VI et VII.
  5. Cf. Tonpsychologie, § 1.
  6. Tonpsychologie, Cf. § II.
  7. P. 22.
  8. § 2, p. 24.
  9. Ibid., p. 25.
  10. P. 28.
  11. P. 31.
  12. § 3, p. 43.
  13. § 4, p. 67.
  14. § 4, p. 87.
  15. § 6, p. 96.
  16. Le tome II de la Tonpsychologie est encore à paraître.
  17. § 7, p. 127.
  18. Tonpsychologie, p. 140.
  19. Paris, Félix Alcan, 1881.
  20. Athenæum belge, Bruxelles, 1er novembre 1882, p. 250, colonne 2. — Les passages en italique sont de l’auteur du présent article.
  21. Paris, Félix Alcan, 1885, 1 vol. de la Bibliothèque de Philosophie contemporaine, ch.  xxii, pages 164-178.
  22. L’image sonore est même tellement faible qu’elle est comme effacée par l’image visuelle. Pourquoi ? parce que j’ai toujours joué ce morceau avec la musique sous les yeux, qu’ayant la voix très peu étendue, très peu forte et très peu juste, je n’ai pas pris l’habitude de chanter, ni même de fredonner ce que je joue quand je veux m’en souvenir. Chez moi, la lecture mentale prime le chant intérieur.
  23. Cf. Tonpsychologie, § 9, 1.
  24. § 10, 1.
  25. § 12.
  26. Celle de sensation sonore.
  27. Ce passage reproduit, aux termes près, un fragment d’une Correspondance publiée dans cette Revue. Voir la livraison de Janvier 1883.