La loi du Sud/On ne dompte pas l’amour

La loi du SudÉditions Le Pelletier (p. 75-81).

ON NE DOMPTE PAS L’AMOUR

Le dolman rouge du dompteur éclata comme une flamme dans la cage que balayaient deux projecteurs. Sur les gradins, masse sombre et vivante, la foule s’était tue.

Catherine regardait, fascinée, l’homme qui venait de s’incliner, dédaigneux des fauves qui soufflaient dans un coin.

Dans son visage basané, deux yeux clairs luisaient au-dessus d’une bouche dont le sang semblait effleurer les lèvres pleines. Sur le torse souple et fort se dressait une tête orgueilleuse de conquérant, cruelle et douce.

Dans cette baraque foraine, au centre de ce rectangle clair protégé de barreaux, le dompteur couleur de feu fit claquer son fouet. Un murmure courut à travers les spectateurs.

Le dédain avec lequel il accueillit le bond d’un tigre, l’adresse avec laquelle il se porta à sa rencontre reflétaient tant de sûreté et de grâce que la jeune femme se sentit comme submergée par une vague exaltante. Dans le brouhaha de la foire qui venait battre contre les parois de toile, dans la chaleur moite qui y régnait, elle voyait, comme deux lacs calmes et glacés, les yeux gris et nonchalants de l’homme.

Le désir de s’approcher, instinctif, animal, la pencha vers la cage toute proche.

À travers l’espace qui la séparait du dompteur, elle le sentait étrangement proche d’elle.

Soudain, aux applaudissements de la foule, elle comprit que le spectacle était terminé.

Les gens s’écoulaient lentement par l’étroite porte. Catherine ne pouvait se décider à partir : cette silhouette calme, cette force cachée, lui étaient une obsession. Elle eut envie de revoir ce visage brun et chaud, ces cheveux sombres et lustrés comme le pelage d’une bête ravissante et dangereuse.

Les baraques et les manèges fermaient. La foule assagie coulait lentement entre les toiles peintes et les guirlandes de lampes de couleur, dans le bruit des dernières orchestrations.

Comme hypnotisée, encore sous l’emprise subite qui l’avait retenue près de la cage aux fauves, Catherine se mêla aux autres. Elle était à la fois effrayée et heureuse de cette liberté reconquise. Mais, plus puissante que sa volonté, une force inconnue la ramena près du crique forain. Glissant dans la foule, elle s’approcha de la baraque du dompteur et poussa la porte de la roulotte silencieuse.

Dans cette pièce minuscule et mal éclairée, des cuivres brillaient sur des meubles luisants et solides, au-dessus d’un petit divan recouvert d’une étoffe à ramages, des photos encadrées créaient la merveilleuse nostalgie des voyages.

À un crochet pendait un dolman rouge soutaché d’or. Les brandebourgs rugueux irritèrent ses doigts ; l’étoffe était douce au toucher.

Un bruit, derrière elle, la fit sursauter.

L’homme auquel elle n’avait cessé de penser parut sur le seuil.

Catherine ne sut quoi dire.

— Monsieur, n’allez pas croire que…

Elle s’arrêta, embarrassée.

L’homme sourit. L’eau claire de ses yeux et ses dents blanches éclairaient à présent des traits presque tendres.

Ce sourire lui redonna du courage.

— Je suis entrée. Je vous ai vu travailler.

C’était magnifique. Je voudrais vous parler.

— Vous aimez les fauves ?

Il la dévisageait et trouvait qu’avec son visage ovale, ses yeux dorés, sa toison rousse, son front têtu et sa grâce souple, elle ressemblait à l’un d’eux.

— Je ne sais pas, dit-elle.

Le souvenir de ce qu’elle avait ressenti en se penchant sur la cage la fit affirmer cette fois :

— Je veux devenir dompteuse.

— Je déteste ce nom, fit l’homme. Je ne cherche pas à dompter mes bêtes, je veux les comprendre ; il faut qu’elles m’obéissent, non parce qu’elles ont peur, mais parce qu’elles me savent le plus fort. Je veux les dominer. Ce n’est pas pour le public, mais pour moi-même que je lutte. Peu à peu elles cèdent, les femelles surtout.

— Les femelles ?

— Oui, elles sentent ma force. Elles ont toujours obéi aux mâles. C’est leur sort. C’est la loi des bêtes et des humains aussi.

Il redressa la tête. Elle vit que sa gorge avait été labourée par les griffes de quelque fauve.

Il suivit son regard.

— Bien sûr. Il y a des fois… C’est le souvenir d’une lionne. Elle m’avait saisi et me tenait, attendant on ne sait quoi pour desserrer son étreinte. Elle attendait peut-être que je crie. Mais c’est elle qui a cédé. Comme tant d’autres.

Mais revenons à vous. Ce que vous m’avez demandé me semble impossible. Notre métier ne s’apprend pas. Justement parce que ce n’est pas un métier.

— Dans ce cas, ce sera plus facile, affirma Catherine. Mettez-moi à l’essai.

— Le danger ne vous fait pas peur ?

Elle le défia :

— Aucun danger.

Il sentit, sous son apparence frêle, une force cachée qui le bouleversa.

— Qui êtes-vous, demanda-t-il ?

Elle haussa les épaules :

— J’ai vingt ans, je suis seule, libre. Je dispose d’un peu d’argent et j’ai toujours rêvé d’une existence difficile. En vous voyant, j’ai compris que vous me conduiriez vers ce destin.

Elle n’ajouta pas :

— …et que vous étiez ce destin même.

Mais il l’avait deviné.

— Venez, dit-il brusquement.

Ils quittèrent la roulotte et se dirigèrent vers la ménagerie.

Le dompteur ouvrit une cage. Une tigresse, lovée tout au fond, leva sa belle tête rousse ; un peu d’or filtra dans ses prunelles fendues verticalement. Puis elle fit un bond en avant.

— Aziza, fit la voix du dompteur, une voix presque tendre bien qu’impérieuse.

Près de lui, Catherine n’avait pas fait un mouvement. La bête fit entendre un feulement rauque et doux qui portait en lui toute la terreur et l’ardeur sauvage des nuits tropicales. Puis elle repartit dans son coin.

Le belluaire mit son bras sur l’épaule de Catherine.

— Vous vous en êtes bien tirée. Partons maintenant.

Quand ils furent sortis, ils se regardèrent un moment en silence.

— Ferez-vous ce que je vous ai demandé ? interrogea-t-elle.

Il savait qu’il céderait.

— Oui, affirma-t-il.

Et, silencieusement, ayant scellé leur destin, ils remontèrent dans la roulotte.

La longue file des voitures défilait sur les routes.

Catherine songeait :

Comment avait-elle pu l’épouser, elle, la petite fille bourgeoise que rien ne semblait pousser vers une existence nomade et ardente ? Ce n’était pas l’amour seul qui l’avait jetée vers Marco. Il y avait les bêtes, les tigres et les lions qui vivaient avec lui et qu’il dominait. Et c’étaient ces animaux qui l’avaient attirée, conquise.

Il y avait en Marco quelque chose de violent, de magnétique. Les bêtes obéissaient. Elle fit comme elles. Et ce fut infiniment doux.

Marco l’aimait. Ils voyagèrent. Chaque jour, elle entrait dans la cage. Les fauves, les lourdes bêtes privées de liberté, de soleil et d’espace, lui étaient proches. Elle aussi était captive.

Puis, après six mois d’un travail intensif, elle parut devant le public, mince et dure sous son dolman couleur d’argent. Et ce fut du délire.

Marco, ce soir-là, l’aima plus encore.

Il y avait trente jours de cela. Trente jours lourds de maléfices encore imprécis.

Il faisait tout à fait sombre dans la roulotte, les heures fuyaient, impalpables, tandis que Catherine, étendue sur le divan, évoquait ce proche passé.

Tout à coup, une grande ombre se pencha sur elle. Les mains de Marco atteignirent son visage et le sculptèrent tendrement.

Elle le laissa faire, heureuse, ne pensant à rien.

Soudain, elle sentit que la voiture s’arrêtait. Elle s’échappa des bras de son mari.

Il fallait qu’elle voie Aziza, sa belle favorite. La tigresse supportait mal les voyages, et Catherine avait pris l’habitude de l’apaiser.

Sans plus s’occuper de Marco, elle courut vers le fourgon des fauves. Elle s’était attachée à la tigresse capricieuse et nostalgique, aux pattes caressantes et brutales.

Sans crainte, elle posa ses mains sur les barreaux et se mit à lui parler. Aziza était étendue, sa longue queue rousse battant doucement le sol de la cage.

Tout à coup, elle lança son cri de colère et bondit, farouche.

Marco venait d’apparaître.

Pour la première fois, la bête échappait à sa domination.

D’un même regard dur il enveloppa la tigresse et la femme. Il les sentait liguées contre lui.

Et, autant il les avait aimées toutes deux, autant il les détesta.

Au début, faire de Catherine une dompteuse lui avait paru attrayant. La jeune fille arrivée chez lui une nuit, était venue en vaincue. Puis il se passa une chose étrange : plus elle prenait de l’ascendant sur les bêtes, plus il la sentait s’éloigner de lui.

Auprès de ce public qu’il prétendait ignorer, elle l’avait supplanté. Et maintenant, c’était auprès des fauves qu’elle prenait sa place.

Un tourbillon de haine l’enveloppa. Il lui prouverait qu’il était le maître.

Marco entra dans la cage.

Sous le feu des projecteurs, sa mince silhouette couleur de flamme, rapide et déconcertante comme elle, affrontait les bêtes. Il les faisait travailler avec des gestes simples, et le spectacle était si bien réglé, si harmonieux, que la foule ne parvenait pas à s’y intéresser.

Il le sentit subtilement.

C’est alors que, levant sa cravache, il en porta un coup violent à la tigresse, qui avait été un peu longue à se jeter dans le cercle de feu tenu devant elle. La bête se retourna, poussa un feulement tragique et fut sur lui. Ses crocs s’enfoncèrent dans l’épaule de Marco.

La foule hurla. Le dompteur bandait toutes ses forces pour s’obliger à rester inerte. De cinq accidents dangereux, il avait tiré cette leçon. Les yeux grands ouverts, il laissait le félin jouer avec lui comme avec une poupée de son.

Dans une sorte de brouillard, il vit Catherine élever une arme pour tirer.

Et il eut peur, une peur atroce. Il sentait que, entre la bête et lui, elle n’hésiterait pas. Elle aimait Aziza plus que lui. Elle allait le sacrifier. On croirait à un accident, et nul ne se douterait du drame.

Leurs yeux se rencontrèrent.

Le coup partit. L’étreinte qui l’immobilisait se desserra. Marco sentit qu’il était libre, sauvé.

Puis, brusquement, il se rendit compte au contraire qu’il était à tout jamais perdu. Catherine avait eu pitié. Et un dompteur qui fait pitié est un homme fini.

En effet, un mois plus tard, un vieux lion d’allure bonasse, se rendant compte qu’il avait perdu sa force, se jeta sur lui et le dévora.

Catherine n’était pas là, cette fois, pour renouveler le geste libérateur. Malgré l’angoisse du néant, tout proche, Marco eut un soulagement infini.

Et nul ne put voir, sur son visage affreusement mutilé, qu’il était mort heureux.