La loi du Sud/Du sang sous la tente

La loi du SudÉditions Le Pelletier (p. 68-74).

DU SANG SOUS LA TENTE

Sous la tente conique, brune et pourpre, le Chambi accueille l’hôte que le hasard lui envoie. Une vieille esclave apporte des galettes graisseuses et des œufs minuscules. Avec des gestes rituels, l’Arabe prépare le thé. Les deux hommes échangent les bénédictions d’usage et boivent à petits coups le breuvage parfumé.

L’Arabe est un chef nomade. Au pas lent des caravanes, il suit les pistes d’or fauve jonchées de pierres noires. Au loin, fermant le cercle enchanté de l’horizon, des dunes mauves se détachent d’un trait net sur un ciel bleu. Son regard n’a jamais connu d’autres paysages.

L’hôte est un homme de sa race, il l’a deviné tout de suite, malgré ses vêtements modernes et son teint clair. Mais il est né dans la grande ville qu’il a quittée lorsqu’il était tout jeune. Il a traversé les mers, étudié dans une ville plus grande encore. Il est maintenant plus éloigné de lui que ne le sont ces hommes blancs qui vivent ici et qui respirent comme lui l’odeur musquée du Sahara.

Il est revenu pourtant à la terre africaine. Sur une Ford solide, il a parcouru le désert. Pour tout bagage, il emporte des crayons, quelques pinceaux et des toiles immaculées.

Le soir fond sur le jour comme un oiseau de proie. Autour des tentes de poil, les moutons paissent, les chameaux barraquent et les chamelons de velours brun jouent gaiement.

Face à face, les deux hommes se regardent. Ils se taisent. Ils n’ont rien à dire.

Une mélopée s’élève, soutenue par la voix frêle d’une flûte :

Les yeux de ma bien-aimée
Coulent entre la berge de ses cils
Comme un fleuve noir.

L’amour, tout l’amour du monde, prend possession du soir. Les deux hommes frémissent.

L’Arabe, s’il parlait à son compagnon, dirait sa joie de posséder à lui, bien à lui, la plus jolie femme qu’on ait jamais vue. Il se tait. Mais son cœur bat sur un rythme plus fou. Sous la tente voisine, Talhia, belle comme la nuit, amoureuse comme elle, l’attend.

L’autre homme pense à sa bien-aimée, dont les yeux étaient verts et cruels. Il l’aimait. Il était désarmé par sa beauté. Elle aimait l’aventure plus que l’amour. Elle l’avait rejeté avec le même sourire qu’elle avait eu pour l’attirer. Il n’y avait pas de cœur sous sa chair souple et blonde.

Une haine affreuse défigura un instant les traits du jeune homme.

Autrefois il croyait à son talent. Il croyait à l’amour aussi. Puis il a accepté toutes les trahisons parce qu’il avait besoin, près de lui, de cet être fragile et pervers. Et puis, il a fini par s’arracher à cette vie d’angoisse et de bassesses. Il a porté son cœur mort sur la terre stérile et désespérée du Sahara.

L’ombre joue sur les deux visages. La flûte berce doucement la nuit et les pensées des hommes. Le chant monte, évocateur :

Les yeux de ma bien-aimée
Coulent entre la berge de ses cils
Comme un fleuve noir.

Sous la tente voisine, Talhia avive l’éclat de ses yeux noirs. Assise à ses pieds, la vieille esclave la contemple. Talhia, statue dorée, aux courbes pures, arbore une bouche éclatante, un regard tendre. Sur son front, une étoile bleue est tatouée qui la préserve du mal.

La tente est pleine de son parfum auquel se mêle l’odeur des huiles dont elle oint ses nattes épaisses.

Il n’y a pas si longtemps, elle portait encore, sur le devant de la tête une touffe de cheveux, ainsi que le font les vierges de son pays.

Tandis que les palmiers balançaient nonchalamment leurs stippes au souffle qui traîne dans la rivière, elle allait se baigner à l’heure crépusculaire. Seule, elle jouait dans l’eau tiède, plongeant, nageant, et replongeant, puis revenant à la surface. Enfin, elle sortait de la rivière en s’ébrouant. La nuit montait.

Talhia reprenait sa tunique de grosse toile qu’elle fixait d’un bijou de mauvais métal sur son épaule gauche, la droite demeurant nue sous le voile qui tombait de sa tête. Elle n’était plus, Talhia, en gandourah misérable, qu’une fillette pauvre dont on devinait à peine la beauté, une fillette pauvre qui remontait lentement le chemin qui va au ksar, où près de l’âtre chiche, sa mère l’attendait.

Plus de joie en ses yeux sombres, plus de gaîté en son cœur. La mélancolie la poignait et l’angoisse de son destin. Que serait-elle dans la vie ? Elle n’osait y penser et moins encore consulter la sorcière qui, elle, lit en l’avenir. Une fillette berbère n’a qu’à se soumettre. Elle n’était point maîtresse d’elle-même.

Ce soir-là, elle rentrait lentement, quand l’ébrouement proche d’un cheval la fit tressaillir. Elle se colla au mur de boue pour laisser passer le cavalier. Mais celui-ci s’arrêta.

Il était beau. Sa main était fière qui tenait les rênes, et le burnous blanc était de laine qui l’enveloppait complètement et couvrait même le cheval piaffant.

— Qu’Allah te protège ! dit-il.

— Sa bénédiction sur toi ! répondit-elle en levant sur lui son regard hardi.

Il lui sourit et la regarda également. Elle sentit ce regard qui, sous l’étoffe rude, suivait les courbes de son corps, puis elle le reçut encore en plein visage, sur ses lèvres charnues, sur le nez à l’arête fine, sur ses yeux noirs.

Et soudain il se pencha, et rejetant de la main le voile qui flottait sur l’épaule nue, il l’effleura de ses lèvres.

Talhia n’avait pas bougé et ne bougea pas non plus quand le cavalier, poussant son cheval, poursuivit sa route.

Mais elle savait maintenant qu’elle lui avait donné son cœur.

— Je ne veux pas ! Je ne veux pas, criait Talhia.

— Les filles n’ont pas à vouloir, répondit la mère.

— Non, non, pas encore, pas encore ! suppliait la jeune fille.

— Il est temps de te marier.

Et, comme Talhia pleurait, répétant : « Je ne veux pas ! » la mère attira sa fille à elle, et, la berçant murmura :

— Tu seras puissante. Les plus riches étoffes te couvriront, tu auras des esclaves pour natter tes cheveux. Tu tiendras dans tes bras les agneaux nouveaux nés. Les pays glisseront devant toi, au cours des voyages. Les tentes se dresseront dans la plaine immense, tes pieds fouleront les sables au pas des caravanes. Ton cœur sera rempli de joie. Allah est grand !

Mais ces paroles n’entrent pas dans ce cœur triste qui vient de s’ouvrir.

Les mères ont raison, les filles ont tort.

Le ksar était en fête. De toutes parts, sur leurs méhara, les notables des pays voisins arrivaient, ayant revêtu leurs burnous chamarrés d’or et leurs voiles les plus fins.

Si El Achmi, le grand chef nomade des Chambaa, se mariait. Il sortit de sa maison pour accueillir ses hôtes.

Le grand patio était couvert de riches tapis sur lesquels les arrivants prirent place. Des salves déchirèrent le silence.

— L’heure approche, disait Messaouda, la vieille esclave qui aidait Talhia à mettre sa robe d’épouse.

— Comment est-il ? questionna la jeune fille.

Comme le veut la coutume, elle n’avait jamais vu son fiancé.

— Il est riche et fort et saura protéger ta faiblesse.

— Est-il jeune ? Est-il beau ? L’aimerais-je au premier regard ?

— Une épouse aime toujours l’époux choisi par les siens.

— Tu parles comme un livre, Messaouda… Mais tu ne m’apprends rien cependant…

Talhia ramena son voile sur son visage et sortit à la rencontre de l’époux. Au premier regard, elle pâlit. On lui avait menti. Son époux était vieux, laid, sec comme un arbre sans sève.

Elle sut qu’elle ne l’aimerait jamais et qu’il lui faudrait feindre. Mais elle se soumit, comme s’étaient soumises toutes les femmes de sa race avant elle.

Et ce furent des jours, et des jours où elle restait dans un bassour, balancée rudement au pas sec des méhara de la caravane. Elle soupirait. Il lui déplaisait d’être enclose dans cette litière inconfortable. Comme elle aurait aimé être libre, respirer à pleins poumons l’air vivifiant du désert.

Et ce furent des nuits et des nuits où son maître venait la rejoindre.

Ce soir, à cause de son hôte, il tardait.

Talhia interroge l’esclave :

— Messaouda, cet étranger qui vient d’arriver…

— Ce n’est pas un étranger, vraiment… Mais tu ne dois pas t’intéresser à lui. Laisse, ma colombe, le malheur connaît le chemin, ne l’appelle pas.

Elle insiste :

— Est-il beau ?

— Il est grand, souple comme un palmier, avec des yeux couleur de nuage. Mais ces lèvres sont étroites, on dirait que la tristesse les a scellées.

— Je voudrais bien le voir, soupire la jeune femme.

— Tais-toi, dit l’esclave en frissonnant.

Mais Talhia a entr’ouvert la tente et s’est penchée. Elle voit le visiteur et ferme ses yeux — le temps d’un battement de cœur — tant son trouble est grand. Il ressemble à l’autre, il lui rappelle que l’amour existe et qu’elle l’a vainement attendu.

L’hôte s’endormait à peine. La tente fut soulevée, la lune entra, et, dans son sillage argenté, Talhia apparut.

Il fut ébloui. Quelque chose fondit en lui. Son cœur éclata. Tout ce qui était sombre, angoissé, torturé, s’éclaira. Un insoutenable bonheur l’envahit.

— Comme tu est belle ! dit-il.

Deux années sombres disparaissaient. Devant lui Talhia avait enlevé le haïck qui l’enveloppait ; un pantalon de gaze et une blouse couleur de lune la vêtaient seulement.

— Attends ! ne bouge pas !

Il saisit ses crayons et se mit à travailler dans une sorte d’ardeur folle. Le temps passait. Talhia souriait d’un sourire divin.

Il chuchota :

— Tu reviendras demain ?

D’un signe, elle acquiesça.

Au matin, il hésita dans ses souvenirs. Avait-il vu cette femme ou la déesse des nuits descendue sur un rayon argenté ? Quand il demanda à Si El Achmi de continuer le voyage avec lui, le chef nomade ne parut pas surpris.

— Ma tente est la tienne, dit-il simplement.

Il eut honte à l’idée que sa visiteuse était la femme de son hôte. Mais il désirait tant la revoir et terminer son portrait. Il resta.

Trois nuits, elle revint encore, fidèle à sa promesse.

La dernière, elle s’approcha pour regarder l’image qu’il avait faite d’elle.

— C’est moi, c’est bien moi ! s’étonna-t-elle.

— Oui… Ainsi, tu ne me quitteras jamais.

— Tu vas repartir ?

— Il le faut…

Elle s’affola à l’idée de ne plus le revoir. Et c’est elle qui s’avança vers lui… Il prit la bouche qui se tendait vers la sienne.

Le voyageur prend congé de son hôte.

Celui-ci, impassible, dit les mots qu’il est bienséant de dire. Le peintre remercie cérémonieusement.

Dans la tente, il voit une femme s’avancer d’une démarche hésitante. Il reconnaît l’apparition de ses nuits. Talhia lève son visage sur lui. Il retient un cri. Les yeux morts n’ont plus qu’un regard sanglant. Le Chambi suit les pensées de son hôte :

— Ce n’est rien, dit-il, une esclave qui a désobéi. Elle a été punie.

L’autre ne réplique pas, ce serait la mort pour Talhia.

Il part, les épaules basses. La mélopée entendue le jour de son arrivée l’obsède follement :

Les yeux de ma bien-aimée
Coulent entre la berge de ses cils
Comme un fleuve noir.