La loi du Sud/L’ombre de l’amour

La loi du SudÉditions Le Pelletier (p. 64-67).

L’OMBRE DE L’AMOUR

La nuit s’achevait.

Au tumulte des dancings, à la coulée brillante des rues, à l’attaque sournoise du petit jour qui blêmit le ciel, succédait le calme compliqué, apparent, de ce bar au cœur de Paris.

Max regardait l’inconnue assise à sa table. Il ignorait son nom. Des amis les avaient présentés, mais il n’avait pas prêté attention à ce qu’ils disaient. Ils étaient repartis. Comme elle s’était levée pour les suivre, il avait dit, d’un ton dont la violence le surprit lui-même :

— Restez encore !

Sans un mot, elle avait accepté.

Pourquoi avait-il réclamé sa présence ? Il ne le savait pas au juste. Peut-être parce qu’elle était merveilleusement accordée à cette heure et à ce lieu.

C’était une de ces femmes étranges dont il semble qu’elles surgissent, le soir venu, dans la brume rosée qui enveloppe la ville et traînant derrière elles, des boîtes de nuit aux bars luxueux, le désespoir de leurs yeux aux cils admirables, de leurs lèvres boudeuses, de leurs joues mates comme des fleurs rares. Elles apparaissent, perdues dans des fourrures, leurs doigts frêles serrés sur quelque minuscule sac d’or.

La nuit, qui agonisait lentement, se paraît de mystère.

Sa compagne restait muette et rêvait, loin de ce bruit confortable, à la journée, aux journées qui vont naître, se succéder sans fin.

— Qui êtes-vous ? avait-il envie de lui demander. Qu’avez-vous fait de votre existence, de votre beauté ?… Cette beauté qui éclate avec tant de violence qu’on devine que bientôt elle vous abandonnera. Est-ce un homme qui a mis dans vos yeux cette nostalgie que vous tentez de voiler sous vos cils ?

Mais il n’osait dire à voix haute ces paroles qui brûlaient ses lèvres. Il avait peur que la réponse lui fit mal, éveillât en lui un regret sourd et vain.

Au lieu de cela, il parla de lui.

Il arrive toujours un moment où un être doit se confier, s’échapper du haut mur qu’il a bâti lui-même autour de ses pensées.

Un couple, non loin d’eux, s’embrassait. Il en prit prétexte.

— S’aiment-ils seulement ? dit-il, pensif. L’amour est chose si compliquée ? Il prend parfois des chemins hasardeux ; d’autres fois, il naît au premier regard. Après, on se demande si l’on a rencontré l’invisible voyageur dont on a attendu la visite. Moi, je le sais, j’ai aimé. J’aime. Je ne parle pas des aventures qui ont jonché ma vie. Je les ai oubliées.

Il fit une pause, puis reprit :

— Elle s’appelait Régine. La première fois que j’entendis prononcer son nom, j’avais vingt ans. J’étais allé en vacances chez un ami, un sculpteur. Lorsqu’il m’eut montré ses œuvres, il m’emmena dans le jardin, plein de chants de cigales, devant une statue qui se dressait au bord d’une pièce d’eau. Elle représentait une femme à peine voilée, offrant des hanches larges, une poitrine tendue, des jambes fuselées. On ne voyait pas son visage levé vers le ciel, qu’une chevelure aux lourdes boucles cachait à demi. Seule, la courbe exquise de sa joue disait sa jeunesse. Il y avait en elle une vie intense, un magnétisme presque douloureux. On avait envie de poser son front sur son sein et de se consoler d’on ne sait quelle peine, peut-être celle de vivre, simplement.

— Je voudrais la connaître, fis-je.

— Rien n’est plus facile. Elle viendra se reposer ici dans deux semaines, comme chaque année.

« Elle ne vint pas. Je ne sais ce qui la retint. Je l’avais tant attendue qu’il me semblait impossible qu’elle manquât au rendez-vous que je lui avais donné. Toutes mes heures étaient chaudes de sa présence dans mon cœur.

« Je crus ma vie brisée, ne riez pas ! pour une statue. Mais une statue qui m’avait révélé à la fois la beauté et l’amour.

Et puis, des jours passèrent, des semaines et des mois. J’avais un ami. On a toujours, dans son existence, un être qui répond à vos enthousiasmes, à vos espoirs les plus fous. Un jour, il m’annonça ses fiançailles. Nous étions sur un bateau qui nous ramenait en France après deux ans passés en Afrique. Il me montra une photo. Je reconnus Régine. Je fus heureux. C’était un peu comme si elle m’eût souri et choisi entre tous. Si le destin avait voulu que nous nous rencontrions, je le savais maintenant, elle aurait pu m’aimer. Comme tous les hommes très épris, Pierre me parla de sa fiancée, longuement, intarissablement : je sus d’elle sa démarche, son regard, ses gestes quotidiens.

« Comme j’avais hâte de la connaître, moi qui la connaissais si parfaitement !

« Pierre mourut d’un accident juste avant son mariage. J’arrivai en retard à l’enterrement, au moment où Régine montait dans la voiture qui l’emmenait, son visage caché par les voiles de deuil.

« Je ne me pressai pas. J’avais le temps. Le destin avait parlé pour moi. Elle était libre et je l’aimais. Lorsque je me présentai chez elle, elle était partie. Elle voyagea. Je voyageai. Mais nos chemins ne se croisèrent jamais. Comme si elle me fuyait… Et je l’attends toujours… »

L’inconnue avait clos ses paupières à demi.

Max se demanda si elle avait écouté.

S’il avait su !

Elle se mordait les lèvres pour ne pas parler, pour ne pas lui dire qu’elle était Régine et qu’elle avait posé autrefois pour cette statue où les amoureux du pays faisaient à présent des pèlerinages. Max renaissait dans son souvenir, tel que Pierre lui en avait parlé. Elle avait toujours regretté de ne pas l’avoir rencontré…

Qu’avait-elle cherché dans les palaces et les trains ? Au cours de cette vie errante, cette vie de luxe et d’inaction qui lui pesait, parfois, sans qu’elle voulût se l’avouer, que poursuivait-elle ? Était-ce lui, sans le savoir ? Elle n’avait rien trouvé d’autre que le souvenir d’un amour défunt et celui d’êtres qui n’avaient pas su la retenir.

Mais il était trop tard.

Elle n’avait plus à lui offrir que l’ombre de cet amour qu’il éprouvait pour celle qu’elle avait été.

Alors, elle se leva, fit une brève inclinaison de la tête et partit. Des larmes restaient suspendues à ses cils recourbés.

Pour la première fois, Max douta.

— Peut-être mon histoire est-elle extravagante, impossible ?… Peut-être ai-je cru aimer seulement ?

Et, tandis que Régine marchait droit devant elle, lourde de cet amour dont elle avait reçu le don merveilleux, Mac sentit le poids de la solitude l’oppresser soudain…