La loi du Sud/L’homme qui voulut changer le destin

L’HOMME QUI VOULUT CHANGER LE DESTIN

L’île, qu’escaladaient les cubes blancs des maisons, semblait calcinée sous un soleil de feu.

Le long des quais, des barques se pressaient, naïves et sales, hérissées de mâts, de cordages. À l’ombre des arbres, sur des bancs maçonnés à même les façades, les pêcheurs bavardaient devant de grosses fioles de vin épais et noir.

Au loin, Corfou dormait entre le bleu inhumain du ciel et celui de la mer Ionienne.

Des vagues légères qui en moiraient à peine la surface, venaient lécher les flancs de La Capitane avec un bruit doux de feuilles froissées.

Étendu sur le pont, ses jumelles à hauteur des yeux, un homme regardait au-delà des cyprès et des oliviers, au-delà des hôtels trop clairs, vers la Grèce et la côte d’Albanie, invisibles dans le flamboiement de cet après-midi d’été.

Une sorte de nonchalance ironique émanait de son visage bruni par les soleils des innombrables voyages. Au-dessus d’une bouche jeune et brutale, un nez fier, des yeux profonds un front au dessin parfait s’harmonisaient avec des cheveux sombres, brillants comme une vague nocturne.

Depuis plusieurs semaines, le yacht de Bernard Dalland effleurait, comme un immense oiseau blanc et farouche, les îles calmes de l’archipel.

Il se leva brusquement, presque irrité par la chaleur trop lourde, et plongea dans l’eau verte. Il nageait un crawl nerveux, rapide. Son corps, qu’on sentait d’acier, semblait une flèche.

Après une demi-heure, il fit halte dans une crique isolée et, fermant les yeux, s’endormit.

Ce fut un bruit de voix féminines qui l’éveilla quelque temps après. L’une d’elles était claire, vibrante, pleine de soleil et de bonheur, l’autre presque sans timbre.

— Tu ne m’en veux pas, Sylvia, disait la première, de t’abandonner, alors que tu as tout fait pour moi, alors que tu as été ma mère plus que ma sœur ? Tu sais que mon mariage me cause beaucoup de joie. La seule ombre, c’est que nous serons séparées… Andréas m’emmènera loin d’ici… Dans deux jours nous nous quitterons… Que deviendras-tu ?

— Ne t’inquiète pas, Joya… Je vivrai, tout simplement…

— Depuis vingt ans, tu n’as eu d’autres soucis que moi… Tu te sentiras bien seule… Il faudrait que tu te maries…

Sylvia eut un rire triste :

— Qui voudrait de moi ?

— Oh ! tais-toi, chérie, ne parle pas ainsi…

Il y eut un silence.

Bernard avait un peu honte d’avoir entendu cette conversation qui ne lui était pas destinée. Il regretta presque de connaître aussi bien la langue des deux étrangères. Il avait été indiscret, il le fut plus encore. Se levant à demi de sa place, il put voir les deux femmes. La plus jeune ressemblait à sa voix. Brune, bouclée comme un pâtre antique, elle avait un visage mat plein de fossettes et un corps souple qui s’élançait d’un seul jet, comme une plante. À côté d’elle, sa sœur paraissait encore plus terne, avec son corps sans attraits, son visage insignifiant aux pores dilatés. Ses yeux étaient petits, sans éclat. Son destin était d’être sans joie et sans amour, on le lisait sur sa figure.

— Allons nous baigner, proposait Joya.

Bernard se cacha. Ce ne fut que lorsque les deux inconnues eurent disparu qu’il se jeta à l’eau à son tour et rejoignit La Capitane.

Tout le soir, il fut hanté par la fille laide et par son drame. Il se sentait, pour la première fois depuis longtemps, ému par un autre être que lui-même. Si, depuis plus d’un an, il n’avait pas quitté son bateau, c’est qu’il emportait avec lui l’image d’une fille trop belle qui, elle non plus, n’avait pas eu sa part de bonheur. Une maladie subite l’avait enlevée à son amour avant qu’il ait pu en faire sa femme.

Ce n’était pas pour fuir la jolie morte qu’il allait d’escale en escale sur la route bleue des mers, mais pour garder en lui son souvenir plus vivace. Le désespoir du début s’apaisait peu à peu. Bientôt, il le savait, il serait de retour parmi les vivants.

Le lendemain, un canot le débarqua dans la crique. Il n’avait pas de plan précis, mais il lui semblait qu’il avait une tâche à remplir.

Le petit village lui apparut en haut de la côte. Les cloches sonnaient à toute volée. Tous les habitants étaient en costume de fête.

Bernard arriva près d’une grande ferme dont les barrières étaient ouvertes. Un vieillard vint à sa rencontre, comme s’il l’avait attendu.

— Étranger, venez vous réjouir avec nous. Ici l’on festoie et l’on danse pour célébrer les noces d’une fille de ce pays.

Bernard connaissait assez l’hospitalité grecque pour ne pas s’étonner de cet accueil. Bientôt il fut assis à une vaste table où les plats se succédaient. On l’avait placé tout naturellement à la place d’honneur, à côté de la mariée.

Sous ses voiles blancs, elle paraissait encore plus éclatante. À chaque instant, elle se penchait vers son mari, un jeune homme bronzé et viril aux yeux sombres et tendres. Ce n’est pas elle que Bernard regardait, mais Sylvia, endimanchée et gauche, qui s’efforçait de rire sans y parvenir.

Fermant à demi ses paupières, il imagina sa vie. Il avait appris qu’elle était pauvre et vivait non loin de là dans une cabane. Orpheline de bonne heure, elle avait travaillé durement pour élever sa jeune sœur. Celle-ci s’en allait à Ohio avec son jeune époux.

Après une suite de jours longs et monotones, elle mourrait sans avoir connu de la vie autre chose que son devoir.

Lorsque les violons préludèrent, annonçant le bal en plein air, ce fut vers elle qu’il se dirigea.

Elle regarda, étonnée, ces lèvres dures qui lui parlaient, ce visage hâlé qui était tout proche, ces yeux de corsaire qui la fixaient.

— Je ne sais pas danser, avoua-t-elle.

— C’est sans importance. Laissez-vous guider.

Elle hésitait. En souriant, il l’enlaça. Elle était légère entre ses bras et rougissante. La danse terminée, il la ramena à sa place et s’assit à côté d’elle.

Elle restait silencieuse, fixant sur lui un regard plein d’interrogation.

Alors Bernard parla. Il raconta le beau pays dont il venait, les voyages qu’il avait faits.

— Vous êtes descendu à Corfou ? interrogea-t-elle.

N’osant parler de son yacht somptueux, il acquiesça.

— C’est étrange de vous voir ici, murmura-t-elle.

— Le hasard ! Je le bénis, puisqu’il m’a permis de vous connaître.

— Moi ? Oh ! c’est sans importance. Vous m’aurez vite oubliée.

— Je ne crois pas.

Elle balbutia quelques mots et s’échappa.

Autour d’eux, on les regardait. De belles jeunes filles se dépitaient de voir Bernard s’intéresser justement à celle dont personne ne s’occupait jamais.

Il n’en avait cure. Il aurait voulu simplement consoler Sylvia, parce que son lot était le plus triste.

Il ne fut pas long à la rejoindre et cette fois l’empêcha de s’enfuir.

Sous l’effet de sa présence et du verre de raki dans lequel elle avait trempé ses lèvres, elle s’anima un peu. Elle oublia ceux qui l’entouraient. Des chants parvenaient vaguement jusqu’à elle, venus des bosquets où les taches blanches des chemises à manches amples s’agitaient.

Elle parlait à son tour, grisée par la douceur de l’heure.

Quelqu’un les interpella :

— Eh ! les amoureux, on va se baigner, suivez-nous !

— Je reste, annonça Sylvia d’un air décidé.

— Je vous tiendrai compagnie, dit Bernard.

— Non, il ne faut pas. Rejoignez les autres.

Il mentit :

— Je ne sais pas nager.

Un sourire heureux éclata sur le visage de Sylvia.

Bernard songeait. Plus jamais il n’aimerait — il en était sûr. Pourquoi ne pas se sacrifier ? Pourquoi ne pas donner à cette jeune fille sans joie un peu de bonheur ? Il pensa l’emmener avec lui, l’épouser. On s’étonnerait sans doute de lui voir cette compagne fruste, mais que lui importait ? Et peut-être s’épanouirait-elle lorsqu’elle croirait à l’amour ?

Le soir descendait, irréellement rose.

Les murs étaient chauds de soleil. Un arbre immense débordait d’un jardin, jetant sur le sentier où ils se tendent une ombre violette.

Sylvia s’étonnait de voir Bernard près d’elle, jamais on ne l’avait regardée ainsi avec un regard presque tendre.

La main de Bernard se posa sur son bras. Elle ne résista point. Alors il se décida. L’attirant contre lui, il l’enlaça.

Au moment où ses lèvres effleuraient les cheveux de Sylvia, elle se ressaisit et poussa un cri.

Et la bande joyeuse qui remontait la vit repousser brutalement l’étranger et s’enfuir.

Bernard restait à la même place. Il vit sur lui des yeux qui le jugeaient sévèrement. Il eut envie de rire. Jamais il n’aurait supposé une fin aussi ridicule à cette aventure.

Alors il s’inclina et partit.

Arrivé au bas de la côte, il s’arrêta pour réfléchir. Son cœur était de nouveau plein de pitié pour Sylvia. Il était naturel qu’elle se fût effarouchée, elle qu’aucun homme n’avait désirée. Elle ne pouvait pas comprendre.

Bernard résolut de la sauver malgré elle.

D’un mouvement preste, il enleva sa veste et ses chaussures. Il y ajouta quelques papiers sans importance et sa montre.

Puis il reprit le canot et se dirigea vers La Capitane. En retrouvant ses vêtements, on penserait qu’il s’était suicidé parce que Sylvia l’avait repoussé. Et toute sa vie, elle croirait qu’un homme avait voulu mourir plutôt que de ne pas être aimé d’elle.

Quand Bernard fut remonté sur son yacht, il donna l’ordre de lever l’ancre.

En regardant s’éloigner les côtes sous la douce clarté lunaire, il réfléchit. Ce qu’il avait fait était trop romanesque, trop absurde. Mais il était trop tard pour rien changer à ses actes.

— Laissons faire le destin, dit-il à voix basse.

Mais le destin, c’est lui qui venait de le forcer.

Cinq ans plus tard, La Capitane mouillait non loin de la petite crique aux abords de Corfou.

Bernard était sur le pont quand une des invitées le rejoignit, silhouette mince, accordée à la sienne.

— Que regardez-vous ? lui dit la jeune femme.

Tous deux, pendant cette croisière, s’étaient fiancés.

— Ici, dit-il, j’ai été malheureux… Je ne savais pas que vous viendriez dans ma vie et que le bonheur frapperait encore une fois à ma porte… Ici, j’ai désiré mourir… Et je suis mort en effet.

— Je ne comprends pas.

— C’est une étrange histoire. Je ne sais plus maintenant si je dois en être fier ou en rougir.

— Racontez, insista Dominique.

Il parla de Sylvia et de son geste inconsidéré.

— Je me demande ce qu’elle est devenue ? dit-il en terminant.

— Il ne faut pas chercher à savoir. Partons, je vous en prie…

— Impossible de partir déjà… Il y a les autres, ceux qui nous accompagnent et qui se font une fête de descendre à terre… Et puis, pourquoi vous effrayer ainsi ?

— Je ne sais pas.

Une heure plus tard, ils descendaient ensemble dans la crique. Sur le chemin montant, ils se tenaient amoureusement pressés l’un contre l’autre, pour atteindre la côte bordée de cyprès et d’oliviers.

Bernard se dirigea vers la cabane de Sylvia. Il n’avait pas l’intention de se montrer. Du reste, il avait changé. Elle ne le reconnaîtrait pas.

D’instant en instant sa compagne se faisait plus grave, sans savoir pourquoi.

La porte de l’humble maison était ouverte. Une femme en sortit. Elle était vêtue d’une robe trop longue et déchirée qui traînait derrière elle. Sur sa tête une couronne de fleurs blanches chancelait. Elle s’approcha des visiteurs, prit sa couronne, la posa sur la tête de Dominique et s’enfuit en riant.

Bernard regardait la scène, atterré, incompréhensif.

Un pope qui passait justement, juché sur un petit mulet, l’interpella, avec cette familiarité habituelle dans le pays.

— Ne faites pas attention, dit-il. Elle est folle… C’est à la suite d’une aventure curieuse qui lui est arrivée. Un jour, un étranger est venu. Il l’a aimée. Elle l’a repoussé. L’homme s’est jeté dans la mer. Elle est restée fidèle à son souvenir. Puis un gars du pays l’a demandée en mariage. Elle a refusé. Elle se devait à l’autre. Le gars a eu tant de peine qu’il est parti en mer et n’est jamais revenu. Hantée par l’idée qu’elle était responsable de ces malheurs, elle est devenue telle que vous l’avez vue…

Il s’arrêta.

Les deux inconnus se regardaient avec désespoir. Dans les yeux de la jeune femme il lisait de l’angoisse, du mépris, de la haine…

Alors, il expliqua doucement :

— Qui sait ? Elle est peut-être heureuse ainsi.