La loi du Sud/La loi du Sud

La loi du SudÉditions Le Pelletier (p. 39-55).

LA LOI DU SUD

Le brigadier Séguin, qui se savait bel homme dans l’uniforme des spahis, secoua la porte avec impatience.

— Est-ce bientôt fini, là-dedans ?

Aussitôt, une voix de femme répondit affirmativement ; cependant, il eut encore le temps de fumer une cigarette avant que l’Ouled-Naïl apparût, menue et guindée, telle une infante, dans sa vaste robe d’argent. Elle salua sans que le sourire facile des courtisanes vint à ses lèvres ; son regard s’adoucit quand l’homme qui venait de l’étreindre, quitta, à son tour, la petite chambre.

Déjà tout occupé de sa compagne, dont il ceinturait la taille d’un geste sans équivoque, Séguin ne prêta aucune attention à l’Arabe qui descendait la pente de Nezla, quartier des amours, d’un pas souple et allongé. Un chèche blanc entourait son visage fin et bronzé, un burnous, jeté négligemment, par habitude, sur ses épaules, élargissait sa silhouette sans l’alourdir, tant elle était harmonieusement proportionnée. Traversant Touggourt encore éclairée, il s’éloigna vers Djâama, et quitta bientôt la route pour le reg. Sous ses pas, le sable devenait de plus en plus fluide. Au loin, des petites dunes précisèrent leur vallonnement arrondi, dans l’ombre. Il devina les tentes de son campement à cet impondérable qui révèle la vie, à cette impalpable odeur de bois calciné qui frémissait dans l’air d’une indéfinissable pureté.

Il s’était attardé longtemps auprès de Chiffa. Plus longtemps que d’habitude. La jeunesse de l’Ouled-Naïl, son charme étrange, son corps dansant, sa soumission, le garrottaient davantage à chaque rencontre.

Il continuait d’avancer, du même pas souple et silencieux, feutré par le sable. Un chuchotement tendre, un gémissement retenu à grand’peine l’immobilisèrent. Impossible de s’y méprendre : des amants étaient là. Allait-il poursuivre, laissant aux autres ce bonheur qu’il venait de connaître ? Encore amolli par les caresses de Chiffa, il y pensa un instant mais son devoir se révéla ; aucune femme de la tribu n’était libre et quel époux arabe, reniant l’instinctive pudeur ancestrale, songerait à aimer hors de sa tente ?

Son visage se durcit en une expression farouche, soulignée par l’éclat des yeux qui s’allumaient de feux menaçants : la loi du Sud lui imposait, à lui, témoin de la faute, de la châtier. À celui qui voit appartient la vengeance !

Précautionneusement, pour ne pas déceler sa présence, il s’approcha des deux formes étroitement enlacées. Malgré l’obscurité, il reconnut Kheira, la femme de son frère ; son complice était un des hommes de la tribu.

Il resta là, un instant, immobile, silencieux. Puis, sans bruit, il s’éloigna, pénétra sous sa tente, prit son fusil, l’arma. Au moment de sortir, il hésita. La rigide notion du devoir faiblissait en lui ; trop de souvenirs l’assaillaient encore.

— Pas ce soir ! murmura-t-il.

Il leur accordait leur grâce, jusqu’à demain. S’il les retrouvait ensemble ils subiraient alors leur destin.

Un jour passa. La nuit couvrit le désert. À l’heure où, d’habitude, il rejoignait Chiffa, il se mit à l’affût. Mais rien n’arriva.

Le lendemain, il déjeuna sous la tente de son frère Kouider. Plus curieusement que d’habitude, il examina Kheira. C’était une femme lourde et belle, aux hanches mouvantes, au front tatoué de bleu, enveloppée d’un haouli retenu aux épaules par des épines de palmiers, une de ces femmes, en somme, faite pour tous, et qu’il suffisait de prendre. Visage nu, elle accomplissait en silence ses gestes habituels de ménagère. Remarquant l’attention que lui portait son beau-frère, elle eut un sourire qui se voulait tentant.

La haine que sa découverte avait allumée au cœur de l’Arabe s’exacerba ; rien ne lui semblait plus vil que ces femelles qui recherchent l’amour. Pas un instant, il ne fit un rapprochement entre Kheira et Chiffa. Les Ouled-Naïls constituent une caste à part. Depuis l’enfance, destinées à plaire, elles y sont préparées. L’apprentissage est long ; les danses compliquées. Quand elles retournent à leur montagne, parées de leur collier d’or — leur dot — elles oublient l’art d’émouvoir les mâles. Elles l’apprennent à nouveau, quand une fille leur est née, en redescendant avec elle pour continuer la tradition et veiller sur leur progéniture.

Tout le jour il fut pensif, tourmenté d’une vague impatience qui crispait ses mains. Le soir, comme la veille, il se mit à l’affût devant sa tente, son fusil à la main, posté près du foyer éteint. Les étoiles répandaient une clarté dure qui allumait des parcelles de quartz. Un croissant de lune animait des mirages nocturnes. Non pas des visions d’eau et d’oasis fantômes, mais celles d’êtres : une fantasia d’immenses cavaliers blancs, qui, fonçant dans le vide, ne parvenaient jamais, malgré leur élan, jusque dans la réalité.

L’homme vint le premier au rendez-vous. Peu après, Kheira arriva. Les amants s’étreignirent en silence ; habitués l’un à l’autre depuis longtemps, ils n’avaient rien à se dire, leur amour était seulement une possession, un geste dans la nuit. Ils s’en allaient, l’un près de l’autre, sans même s’enlacer, étrangers presque jusqu’à l’instant où ils s’aimeraient.

Deux coups de feu retentirent, suivis d’un cri aigu. Des hommes se précipitèrent hors de leurs tentes ; réveillés, flairant l’odeur de la mort que leur apportait le vent desséché de sa course sur les étendues calcinées de solitude, les chiens hurlaient lugubrement. Une torche allumée éclaira la scène, dessinant des ombres fantomatiques et découpant, dans un halo rougeâtre, la silhouette du meurtrier appuyé sur son arme.

Sur le sable, les deux amants gisaient, désenlacés. La femme gémissait doucement, d’une plainte continue, enfantine. Quant à son complice, à ses bras raides et abandonnés, à ses bras qui ne tenaient plus aux rampes de la vie, on voyait que le coup avait été mortel.

Un silence plein de gravité se cristallisa. Le justicier, immobile, contemplait, sans les voir, les corps étendus d’où glissait un petit oued rouge que la soif du désert tarissait. Sortant d’un songe sans bords, il parcourut d’un regard les hommes muets qui l’entouraient ; tous l’approuvaient : il avait appliqué la loi.

Sans un mot, le coupable ajusta son fusil, rompit le cercle, s’éloigna rapidement de sa démarche souple qui balançait régulièrement sa large et haute stature. Un bruit de pas, derrière lui, ne ralentit pas son allure.

— Allouane, où vas-tu ? demanda son frère.

— Chez le chef d’annexe, raconter toute l’affaire, jeta-t-il sans se retourner.

— Il te gardera !

Allouane haussa les épaules, et, tout en continuant sa route, laissa tomber :

— Qu’importe ! Je devais agir comme je l’ai fait.

Kouider le rejoignit, lui prit la main et, cheminant à ses côtés, remarqua :

— Je sais ! Nous savons tous, nous. Mais eux, comprendront-ils ? Ce sera la captivité pour toi. Le jugement, la mort…

La mort, qu’importait ! Mais la prison, quatre murs, un plafond sur la tête… un cercueil refermé sur soi… Et ne plus parcourir les pistes, ne plus sentir sur sa peau le sable musqué du désert, ne plus voir, dans l’or clair des matins qui frange les dunes, s’ébattre les chamelons près de leur mère…

— Fuis ! insista Kouider. Mille refuges t’attendent dans ce pays que tu connais mieux que quiconque. Chez nous, nul n’aura rien vu, nul ne saura rien…

— J’aurai l’air de me cacher, comme un lâche…

— Qu’importe le jugement des autres !

Allouane s’arrêta, fit face à son frère. Son visage fermé se distendit, une lueur brilla dans le regard et, en conclusion du combat qui se livrait en lui, le meurtrier céda.

— Soit !

Les deux hommes s’embrassèrent sur l’épaule ; leurs physionomies, si semblables, reprirent la même dureté, la même décision.

— Va vite ! recommanda Kouider. Nous ne préviendrons les autorités que demain matin…

— Comment admettront-ils que vous ne sachiez rien ? Mon absence sera remarquée…

— S’est-on aperçu de ta présence ? Nous ne sommes là que depuis quelques jours. Si l’on parle de toi, nous prétendrons que tu es resté à Ourir ou que tu as suivi une caravane vers la Tripolitaine.

— Vous croiront-ils ?

— Inch’Allah !

Les deux frères s’éloignèrent, dans deux directions opposées. Kouider retourna vers le camp d’où montait une fumée, l’autre se dirigea vers un infini de dunes dont le mouvement immobile et calme semblait celui de quelque océan nonchalant.

— Qu’est-ce ? Un double meurtre ? Prévenez le toubib, ordonna brièvement le capitaine Lepage, chef de poste de Touggourt, au chaouch qui venait de l’éveiller.

L’officier s’habilla en hâte ; cependant, quand il quitta sa chambre, il offrait la même élégance parfaite qui l’avait rendu célèbre au Sahara. Jamais on ne l’apercevait autrement que dans une tenue impeccable. Ne racontait-on pas qu’une nuit, en pleine invasion de sauterelles, il avait jailli le premier hors de sa tente, la raie tracée avec soin, les boutons de sa veste rouge boutonnés, ses bottes brillantes ?

À quelques pas, la voiture attendait, chauffeur au volant, moteur trépidant d’impatience, et bientôt, mal réveillé, le médecin accourait.

— Sale histoire ! grogna-t-il, en se laissant tomber sur les coussins du véhicule.

Bientôt l’auto stoppa sur le lieu du crime. Le capitaine Lepage s’élança. À quelques pas de lui, deux corps abandonnés sur le sable : l’homme, dans une pose détendue, presque naturelle. La femme au contraire, demeurait crispée, dans une attitude de lutte ; ses paupières à demi-closes s’étaient immobilisées en esquissant un clin d’œil prometteur, pour attendrir le destin ou séduire la mort.

Le chef de poste, tout de suite, aux visages fermés qui se levaient vers lui, comprit qu’on ne lui dirait rien. Il devinait un de ces drames de tribu que les Européens préféreraient n’avoir pas à juger. Lui surtout qui connaissait les Arabes et les aimait.

Mais il représentait la loi et, seule, elle avait le droit de punir. À faire sa justice elle-même, cette race s’était mutilée, ensanglantée, affaiblie.

Il commença son interrogatoire, en questions brèves, nettes, harcelantes.

Le médecin, qui s’était penché sur les victimes, poussa une sourde exclamation :

— La femme n’est pas morte ! Elle respire encore.

Tirant une seringue de sa trousse, il l’emplit rapidement, fit une piqûre. Agenouillé devant Kheira, la tête sur sa poitrine, il écoutait son souffle qui renaissait, pénible et intermittent.

— Espérez-vous la sauver ? demanda le capitaine.

— Je ne sais pas encore !… Si on pouvait la transporter jusqu’à l’hôpital, peut-être… Mais avec ces pistes, elle mourrait en chemin. Je vais tenter d’extraire la balle ici.

Il appela le chauffeur, griffonna quelques mots sur une feuille de son calepin, la lui tendit, en ordonnant, bref :

— Vite ! Ramène l’infirmier avec l’attirail.

Le capitaine s’était assis sur le tapis que l’on avait déroulé pour lui. Les hommes se tenaient à l’écart, formant un cercle. Pas une femme. Un chien blanc aboya, tout à coup. Dans le ciel, d’un bleu irréel, un avion passa, dont les ailes semblaient de cristal. Le médecin surveillait attentivement le pouls presque imperceptible de la malade.

— Le drame a eu lieu depuis plus de six heures… Et on l’a laissée ainsi, sans soins, grommela-t-il.

Kheira ouvrit les yeux, bégayant quelques mots qui restèrent accrochés dans sa gorge. Le capitaine Lepage se pencha à son tour vers elle et lui parla doucement, dans la langue qu’elle comprenait, la réconfortant des mots apaisants que les siens lui refusaient.

— Qui a fait cela ? interrogea-t-il enfin.

Elle hésitait à répondre ; il insista, tentant de la convaincre.

Au loin, le grondement de la voiture s’enfla dans un crescendo régulier qui s’acheva net dans un bruit mou, étrange, feutré, annonçant qu’elle s’était ensablée.

— Courez, vous autres ; Ramenez la trousse de chirurgie ! ordonna le chef de poste.

Nul ne bougea.

— Pas la peine, grommela le toubib. Trop tard ! Hémorragie interne. Je ne peux plus rien pour elle.

Le visage de Kheira se crispait, puis s’estompait, s’adoucissait…

— Qui est-ce ? répéta le capitaine, plus pressant.

La victime fit un effort. Ses yeux s’ouvrirent grands, cherchant à dégager les réalités du halo qui les enveloppait ; la respiration s’arrêta, sifflante, les muscles des tempes se tendirent, la tête se rejeta en arrière pour libérer le mot qui s’échappa distinctement des lèvres blêmes :

— Allouane ben Rahmadi !

— Allouane ben Rahmadi ? répéta, après elle, l’enquêteur, pour plus de certitude.

Elle tenta d’abaisser ses paupières pour confirmer, mais à mi-chemin, elles s’immobilisèrent, et la physionomie prit une expression lointaine, apaisée, délivrée.

D’un signe, l’officier appela le mari de la morte. Celui-ci s’approcha.

— Qui est Allouane ben Rahmadi ? Ton père ? Ton oncle ?

— Mon frère ! Il nous a quittés depuis quelques jours.

— Ta femme l’a accusé…

— Lui ? Non ! Elle a peut-être prononcé son nom. Elle l’aimait beaucoup… Un message, un adieu qu’elle voulait lui faire transmettre…

— Espères-tu me persuader si aisément ?

L’homme se décida brusquement. Sans qu’un muscle de son visage bougeât, il affirma :

— J’aime mieux tout vous avouer : c’est moi le coupable.

— Je ne te crois pas.

— Des témoins appuieront mes dires.

L’officier le scruta longuement, sans qu’il manifestât le moindre sentiment sur sa physionomie impassible.

— Parfait, reprit l’officier. Donne-moi l’arme dont tu t’es servie.

Kouider disparut sous sa tente. Il en revint avec un fusil.

— Tu sais bien que ce n’est pas celui-là, dit le capitaine Lepage après l’avoir examiné.

Sans plus s’expliquer, il abandonna Kouider pour revenir vers le major qui, sa tâche terminée, retournait vers l’auto.

— Nous pouvons partir, maintenant.

Des patrouilles battirent la ville ; les caïds des nomades furent sommés de retrouver la cachette du meurtrier ; la surveillance redoubla dans les rues couvertes, et surtout à Nezla selon les instructions du capitaine Lepage. La police indigène bousculait les Ouled-Naïls sur le pas des portes, envahissant à l’improviste les hammams et les cafés maures.

Le marché du vendredi emplissait le village d’une foule dense d’indigènes qui se répandaient dans les maisons de danses.

Dans la longue salle basse et sordide, ils attendaient la venue des courtisanes devant leur tasse de thé à la menthe. Elles apparurent, tandis qu’un orchestre de khaïtas et de derboukas déchaînait une musique stridente et âpre. La première danseuse était vieille et fanée dans sa robe d’un rouge éclatant ; mais dès que ses hanches s’agitèrent, elle se révéla séduisante. Deux Ouled-Naïls lui succédèrent, enveloppées de robes vertes et de voiles blancs, leurs tailles minces ornées d’une ceinture d’or. Elles firent le tour de la salle, à pas menus, se tenant par le petit doigt, une étrange gravité peinte sur leurs traits. Soudain, leurs mains levées s’agitèrent, tel un vol de colombes. Puis ce fut la danse du cou, celle des seins. Le rythme s’affolait, secouant houleusement leur chair dure. Et une lueur de convoitise et de rage s’alluma dans tous les regards virils.

Chiffa, cheveux nattés, recevait sur le front les billets qu’y collaient les assistants, après les avoir humectés de leur salive. Un musicien, descendu de l’estrade, les enlevait, un à un, avec dextérité. Ils restaient seuls, face à face. Le joueur de khaïta était un petit homme laid, qui improvisait un air barbare, se baissait, se relevait, rampait, toujours sans cesser de jouer. Et la fille dansait, esclave, captive des sons enchantés, suivant si parfaitement le rythme que la musique semblait lui coller au corps et se matérialiser, vivante, trépidante, sensuelle. Le musicien avançait toujours, bloquant la danseuse contre la foule amassée ; elle heurta un groupe qui ne s’écarta point. Avant de rebondir, elle se pencha vers un spectateur, lui murmurant, sans s’arrêter un seul instant :

— Rejoins-moi.

Immobile, muet, il répondit d’un abaissement des paupières, lourdes sous le feu de son regard.

Un couple de noirs succéda à la danseuse ; l’homme vêtu d’un pull-over bon marché ; elle, presque nue sous une gandourah s’ouvrant à chacun de ses mouvements. Allouane ne les vit même pas. Il se leva, rejoignant Chiffa qui, son numéro terminé, l’attendait dans le fond de la salle. La foule était si dense, si attentive au spectacle, que nul les remarqua.

Chiffa prit son amant par la main et l’entraîna rapidement dans l’arrière-salle qui servait de débarras.

— On sait que c’est toi qui a tué. On te recherche, chuchota-t-elle.

Elle était au courant du meurtre, ayant vu Allouane cette nuit-même ; les bavardages des femmes lui avaient appris le reste.

— Mets cela ! dit-elle avec une impérative douceur qui commandait l’acceptation.

Elle lui tendit un haïk dont elle l’aida à s’envelopper. Bientôt, on ne vit plus de lui qu’un œil noir. Mais, si dans ce fantôme voilé, on soupçonnait un homme — et pourquoi le ferait-on ? — nul, même un blanc, n’oserait soulever l’étoffe pour découvrir le visage.

Leurs mains s’étreignirent, elle passionnée, lui, reconnaissant.

— Reviens plus tard, quémanda-t-elle.

Elle repartit se soumettre au rythme des khaïtas tandis qu’Allouane, du pas rapide des honnêtes femmes, se glissait dans les ruelles bruyantes, gorgées de monde, Parvenu en ville, il s’enfonça dans les rues couvertes, humides et sombres. Parfois, un corps le heurtait ; des chèvres bêlantes accueillaient son passage d’un bondissement rageur. Il frappa à l’huis d’une porte faite de planches mal réunies. Un indigène ouvrit. Quittant son voile, le fugitif se fit reconnaître et las, il s’étendit sur une natte, à côté des hommes de sa race.

Chaque nuit Allouane quittait l’asile sûr où il avait usé les heures de la journée dans une rêverie sans fin, et, déguisé en femme, rejoignait Chiffa, dans sa chambre, à l’heure où le couvre-feu sonnait. Le danger donnait à leurs étreintes un goût nouveau.

Comme lui, le brigadier Séguin appréciait Chiffa. Il ne se passait guère de soirée où il n’allât la retrouver.

Ce soir-là il quittait la courtisane lorsqu’une des vieilles matrones qui exercent dans Nezla mille métiers louches l’arrêta.

— Tu pars déjà ? questionna-t-elle d’un air où l’obséquiosité le disputait à la moquerie.

— J’ai… terminé ce que j’avais à faire, répondit-il guilleret.

— Crois-tu ?

— Penses-tu me retenir avec tes charmes ?

Elle ferma à demi les yeux et, équivoque, insinua :

— Moi, non ! Mais d’autres choses, peut-être.

— Lesquelles ? Parle ? Tiendrais-tu en réserve une agnelle toute neuve ?…

— Il n’en est pas question !

— Alors…

— Alors : reste… c’est un conseil que je te donne. Mais fais en sorte qu’on ne te voie pas, et tu auras une surprise… Une belle surprise… Tu ne regretteras pas d’avoir attendu.

À tout hasard, il lui lança une pièce :

— Si tu n’as pas menti, tu en auras d’autres.

Elle disparut avec un ricanement. Indécis, sans savoir exactement à quel mobile il obéissait, Séguin, se dissimula dans l’encoignure du couloir, sous l’escalier. Ses souvenirs récents occupaient agréablement son esprit qui s’attardait à évoquer Chiffa. Des cris arrivaient, par bouffées, dominant le vacarme qui montait des ruelles. Dans un trou de silence, le bruit d’un pas ferme retentit, suivi du claquement de porte refermée. Le guetteur retint son souffle, puis ouvrit les yeux. Une femme se glissa dans le couloir ; sans doute revenait-elle de la ville où elle avait dansé pour des touristes.

La porte de Chiffa s’entrouvrit, avant que l’arrivante l’eût heurtée. La danseuse apparut, dans une longue robe de nuit brodée d’or, un mouchoir aux couleurs vives retenant ses lourds cheveux noirs.

Las de sa morne faction, amusé par l’idée d’une farce, Séguin surgit, soudain, entre les deux femmes. Chiffa eut un sursaut et mit instinctivement la main devant sa bouche pour étouffer un cri apeuré.

— Sauve-toi ! chuchota-t-elle.

Séguin comprit que la vieille n’avait pas menti. Une atmosphère de mystère enveloppait cette visite nocturne. D’un geste précis et brutal, le brigadier ceintura la nouvelle venue ; il sentit une brusque révolte pour se dégager de son emprise, et, soudain, le haïk blanc lui resta dans la main, comme trophée, tandis que l’homme, ainsi démasqué, s’enfuyait dans l’escalier, grimpait jusqu’à la terrasse, poursuivi par le spahi, sautait le haut mur.

Hésitant devant l’obstacle, Séguin fit volte-face, redescendant en hâte, pour rattraper le fugitif dans la rue.

Chiffa était restée figée dans la même pose, et attendait, anxieuse.

— C’est Allouane ben Rahmadi ? interrogea le brigadier en passant devant elle.

Elle ne répondit pas ; ses yeux exorbités trahissaient son angoisse. Il fut alors certain que c’était bien le meurtrier recherché.

Dès qu’il fut hors de la maison, Séguin siffla ; les policiers indigènes de garde se rabattirent vers lui, et, aussitôt, se prirent à fouiller les couloirs, les ruelles, interrogeant les femmes qui, attirées par le brouhaha, accouraient. Mais, malgré la célérité avec laquelle les recherches avaient été entreprises et l’adresse avec laquelle elles avaient été conduites, Allouane demeura introuvable.

— Rien, mon capitaine ! Impossible de remettre la main sur lui ! Pourtant, il ne pouvait pas être allé bien loin ! Aussitôt j’ai bondi jusqu’ici, espérant que vous veilleriez assez tard pour que je puisse vous faire immédiatement mon rapport.

— Et ce fugitif, c’est…

Un moghazni entra, coupant la phrase du capitaine Lepage. Un indigène le suivait.

Avant même que l’officier l’eut interrogé sur le motif de son intrusion, celui-ci commença de se plaindre :

— On m’a volé un chameau, mon plus beau méhari. Campés autour du feu, nous nous étions endormis ; le bruit nous éveilla, mais l’homme et la bête s’enfuyaient déjà.

— Dans quelle direction ?

— Sud-Est, mon capitaine.

— Nous ferons le nécessaire pour te rendre ton bien.

Se tournant vers le brigadier Séguin, il ordonna :

— Cet homme connaît le pays. Prenez-le avec vous. Il vous guidera. Ramenez-lui son chameau et à moi, le voleur. À n’en pas douter, c’est Allouane ben Rahmadi ! Allez, Séguin.

Le volé, à qui incombait la tâche de diriger le petit détachement, n’eut pas de peine à découvrir les traces de sa bête sur le sable. Il marchait en tête, tantôt à cheval, tantôt à pied, tenant sa monture par la bride, le regard rivé au sol. Derrière lui, Séguin, attentif, suivi de ses hommes. Un chameau, chargé d’orge, formait l’arrière-garde.

Ils allaient en silence. Le vent nocturne gonflait les burnous rouges. Les étoiles, cloutant le ciel, répandaient une lueur pâle qui permettait presque de distinguer les pistes suivies. De longues heures s’écoulèrent dont rien ne coupa la monotonie.

— Les traces sont de plus en plus fraîches, renseigna le moghazni. Nous gagnons sur le fugitif. Il n’a guère plus d’une heure d’avance sur nous, maintenant !

— Alors, il est à nous ! conclut Séguin.

Après un court repos, ils repartirent, toutes leurs forces bandées, animés de la fièvre qui précède les victoires définitives. Soudain, sautant à bas de sa monture, le guide stoppa. Des piétinements humains témoignaient que le fugitif avait fait halte aussi et qu’il avait cherché à savoir s’il était poursuivi. Rassuré, il s’était étendu sur le sable. Les marques qu’il avait laissées étaient aussi révélatrices, aussi parlantes, que si elles eussent été sanglantes.

— Allons, les gars ! encouragea Séguin.

La poursuite devenait de plus en plus difficile. Le désert opposait ses dunes, telles les vagues d’un océan, à la marche du détachement ; c’était l’interminable pente qu’il fallait gravir, en peinant pour atteindre la crête, redescendre pour attaquer, à sa base, une nouvelle dune.

Deux coups de feu saluèrent l’apparition de la patrouille au sommet d’une butte.

— Cela complique l’affaire, constata placidement Séguin. Il a eu le temps de s’armer.

Au bas de la pente, le meurtrier se découpait, minuscule silhouette sur l’horizon nu. D’un saut, il avait quitté sa monture, sans même la barraquer. Et il fuyait à pied, dévalant de toutes ses forces décuplées. Il détalait, tel un gibier traqué fonçant droit devant lui, sans penser, sans même une ruse pour tenter — combien vainement ! — de dépister l’adversaire. Il était pris, il le savait ; l’orgueil lui restait de ne pas se rendre, de reculer, le plus possible, sa défaite.

La clameur de joie, qui avait salué l’apparition du fugitif ne s’était pas éteinte qu’un ordre bref disloqua la patrouille. Trois hommes sur la droite, trois sur la gauche, tentaient, d’un mouvement tournant bien concerté, de couper la retraite au fuyard qui allait de dune en dune, profitant des accidents du terrain, se retournant parfois pour tirer sans qu’il lui fut même répondu. La manœuvre prescrite par Séguin se développait normalement.

Ayant devancé le meurtrier, les patrouilleurs mettaient pied à terre, pour encercler leur gibier. Ils n’étaient plus qu’à cinquante mètres de lui. Ils répondaient coup pour coup ; mais ils ne se hâtaient pas de l’abattre de leurs feux convergents, préférant l’avoir vivant. Ce ne sont pas les morts qu’on juge.

— Jette ton fusil et rends-toi ! hurla Séguin.

Le fugitif fit un bond qui l’amena à l’abri de quelques malingres arbustes végétant sur la pente d’une dune. Allouane disparut derrière ce rempart, il semblait faire corps avec le désert. Les hommes de Séguin avançaient lentement, insensiblement, mais d’un mouvement continu, inexorable.

L’Arabe, dans l’intervalle de deux balles qui manquaient toujours leur but, creusait fébrilement le sable, s’enfouissant davantage dans le trou qu’il préparait, d’où seule, sa tête émergeait par instant.

— Laissez-le épuiser ses munitions, ordonna le brigadier qui avait peine à maîtriser l’impatience de ses hommes.

Un spahi, tout jeune, stimulé par la fièvre du combat, se précipita vers le repaire du fugitif, et, s’approchant des arbustes, déchargea son fusil au moment où la chèche d’Allouane apparaissait.

Aucune riposte à cette témérité ! Était-ce une feinte ? Le fugitif était-il blessé ? Un frémissement de victoire attisa les délires des combattants. Un silence insupportable régnait, trop lourd, trop pesant ; le sable était frais comme un corps de femme sous les soldats étendus.

— En avant ! décida Séguin donnant lui-même l’exemple en s’élançant.

Enhardis par le calme qui accueillait leur assaut, les spahis se précipitèrent. Allouane était étendu dans le creux qu’il s’était ménagé. Les balles avaient traversé le cou, détachant presque la tête du tronc. Il n’y eut pas beaucoup à faire pour l’en séparer tout à fait. Le corps d’Allouane fut enterré là, à l’endroit même où il était mort.

Un des spahis prit la tête décapitée, qui avait roulé à quelques pas, pendant qu’on achevait de creuser la fosse. Il fallait la ramener au chef de poste pour lui prouver que l’homme avait été abattu. Il s’empara également du fusil ; six cartouches restaient, une cinquantaine avaient été tirées sans atteindre personne. Allouane avait voulu éloigner ses poursuivants et non les tuer.

Après une heure de repos, le détachement repartit ; le guide, qui avait récupéré son chameau, reprit sa place en éclaireur. Au crépuscule, la patrouille, harassée, atteignit Bir Bour Djema où les hommes organisèrent leur campement.

Le lendemain, vers onze heures, ils parvinrent sur la grand’place de Touggourt où la nouvelle de la capture d’Allouane les avait précédés, attirant une foule énorme qui stationnait en les attendant. Au-delà, la ville étendait le labyrinthe de ses murs dominés par la Mosquée. Chiffa se tenait au premier rang des curieux, toute droite, dans sa robe de gala.

Le capitaine Lepage parut. Séguin mit pied à terre, prenant, des mains du soldat qui le suivait, l’enveloppe de toile contenant la tête d’Allouane. Un geste maladroit du brigadier manqua de laisser échapper le sac. Il le rattrapa avant qu’il n’eut touché le sol. Le sinistre paquet se défit. Une boule sanglante roula jusqu’aux pieds de l’Ouled-Naïl.

Elle n’eut pas un geste, pas un mouvement de recul ou d’horreur comme si, entre cette tête mutilée, souillée, effrayante, aux yeux largement ouverts, et son amant, aucun lien n’avait jamais existé.