La loi du Sud/Le fantôme mal tué

La loi du SudÉditions Le Pelletier (p. 30-38).

LE FANTÔME MAL TUÉ

Depuis bien longtemps — car c’est bien long une vie sans amour — je ne fais plus pipi sur ses genoux. Mais Josette ne s’en est pas aperçue et continue à me traiter comme si elle devait à chaque instant changer mes langes. Elle ne sait même pas, la chère vieille, ce que moi je sais trop bien : c’est que je suis bossue, vilainement difforme et qu’un bras d’homme ne sera jamais assez long, assez grand pour étreindre cette gibbosité.

Ah ! si l’amour pouvait se contenter des yeux, des joues, de la bouche, quelle belle amante je saurais être ! Mais il lui faut encore autre chose et je n’ai rien à lui offrir. Car je l’aime trop en mon cœur, l’amour, pour ne pas désirer que tout ce qu’on lui voue soit beau. Et je vis par habitude, sans envie, et peut-être aussi par complaisance pour le dévouement de cette vieille bonne émerveillée encore que, vingt ans avant, maman ait confié à ses bras impatients un petit être vagissant qui aurait pu devenir une si belle fille.

Ce dévouement est, du reste, égoïste, comme la plupart des dévouements. Et je suis le souffre-bonté de Josette. C’est toute l’utilité que j’ai. Et j’oublie celles qui ont un mari, des enfants, celles qui ont senti sur leur joue la poitrine solide d’un homme quand la querelle où gronde tant d’affection renaît entre Josette et moi. Cela a recommencé ce soir-là.

J’ai prié Josette de me réveiller à huit heures. Pourquoi ? Je n’en sais plus rien. Je n’avais sans doute pas de raison. Mon destin est tout réglé. Mais je voulais être réveillée à huit heures. Josette me fit bien comprendre qu’une enfant ne doit pas avoir de caprices.

Les poings sur les hanches et la gorge houleuse dans un vaste caraco, elle s’est exclamée :

— Huit heures… huit heures… pourquoi huit heures ? Enfin, si mademoiselle veut n’en faire qu’à sa tête, qu’elle se débrouille toute seule.

— Tu sais bien que c’est impossible.

— Il y a le réveille-matin.

— Mais, Josette, la sonnerie ne marche plus.

— Est-ce ma faute, à moi, si Mademoiselle l’a lancé par terre la dernière fois ?… Enfin je ne vous réveillerai pas.

Personne ne m’a réveillée, ni Josette, ni le réveil. Mais bien avant huit heures, mes yeux étaient grands ouverts. Je ne dormais plus et j’avais encore envie de dormir ; j’étais désolée de ne plus dormir et quelque chose me tenait éveillée. Était-ce seulement le désir de faire la nique à Josette quand elle entrerait avec le petit déjeuner, ou ce qui devait venir et que j’ignorais ?

Et puis, je me suis peu à peu, peu à peu assoupie, flottant à la surface du sommeil comme un linge qui, sur l’eau, s’imbibe et s’enfonce. J’allais sombrer dans ce lac noir où ne brillent que deux nénuphars trop blancs, quand elle est entrée avec le plateau rituel, son pot à lait inamovible et le croissant auquel le boulanger sans imagination ne donne jamais une autre forme. Ma mule, une mule rouge minuscule, car j’ai de tout petits pieds qui tiendraient dans un poing mâle, vole vers la poitrine de la servante, rate son but cependant large, décrit une courbe rapide et, pirouettant sur elle-même, pénètre avec fracas dans le miroir qui zigzague un sourire étoilé et se précipite à terre pour multiplier l’écho au bruit du choc.

Josette s’immobilise, écœurée, cherche une réprimande, n’en trouve pas, et s’indigne seulement :

— Sept ans de malheur !

— Sept ans de malheur ! Va, j’ai encore plus de sept ans à vivre. Le malheur ne s’épuise pas si vite.

Je me retourne dans le lit.

— Et puis, laisse-moi dormir.

— Et dire que ça finit toujours comme ça !

Dormir… Il est si doux de dormir, même seule. Je dors. Enfin il est onze heures. Cette fois je m’éveille. Sur ma table de chevet : des fruits, le courrier. Mon bain, en m’attendant, doit jouer à faire de la buée sur les vitres. Je chantonne en regardant la glace cassée :

— C’est des blagues, des blagues.

Puis, je flaire les lettres avant de les ouvrir et, jouant au détective éclairé, j’énonce à haute voix :

— Celle-là vient d’un officier de marine, haut de six pieds, qui fume des Gold Flake…

Et c’est vrai, la grosse et franche écriture sur l’enveloppe m’évoque ce voisin qui, chaque année, se repose de ses voyages dans mon verger campagnard, sous l’œil de sa mère qui croit toujours le regarder grandir.

La dernière lettre que j’ouvre est un faire-part. Un mariage. Laquelle de mes cousines ? Laquelle de mes amies ?

…Je lis. Et toute seule dans ce matin semblable à tous les autres matins, je hurle de joie :

— Edith se marie, Edith se marie…

Josette qui entre, grogne :

— C’est pas trop tôt.

— Tais-toi.

Mais elle poursuit sans changer le ton :

— Ben, il vaut mieux qu’elle n’attende pas un deuxième bébé pour se marier.

— Est-ce que ça a tant d’importance, Josette ?

Mais ma bonne est encore plus curieuse que sévère.

Elle tortille le faire-part dans tous les sens et le déchiffre lentement.

En même temps que moi, là-bas, tout au bout de notre enfance, Edith était, comme moi, une petite fille bien sage. Si sages et ingénues dans ce pays paisible du jeune âge. Et nous vivions la vie qui venait vers nous comme une brise sur nos visages, avec tant de confiance en elle, l’inconnue, qui tissait nos jours.

Et quand j’ai compris que je devais renoncer, m’écarter et regarder vivre les autres, que l’amour pour moi était un fantôme, j’ai encore plus aimé Edith, comme si à elle, si saine, si belle, j’avais confié, pour qu’elle la défendît, ma part de bonheur.

Car il faut bien vivre, n’est-ce pas, et cela devient possible seulement lorsqu’on a tué les fantômes.

Josette qui a terminé sa lecture laborieuse met la main dans sa poche et prononce comme une condamnation :

— Il y a aussi une lettre de Madame.

Maman a écrit. À Josette, comme d’habitude. Parce qu’elle a un peu peur de moi.

Maman a 38 ans seulement, elle est petite, merveilleusement faite, rieuse, adulée.

Elle ne supporte aucune contrariété. Et certainement, le destin a dû avoir un instant d’étourderie en lui envoyant une fille infirme.

Maman a tout arrangé en vivant loin de moi, à Paris. Ainsi, avons-nous pu rester étrangères l’une à l’autre et ne point souffrir.

Je connais d’avance les lettres qu’elle envoie. Aussi, je repousse celle que me tend Josette.

— Ce n’est pas la peine, je suis sûre qu’elle te demande de veiller sur « notre pauvre enfant ».

— Ça y est. Et puis elle dit aussi qu’elle a besoin de repos et qu’elle arrive accompagnée de deux invités.

— Zut, il lui faut deux personnes pour se reposer. Et quand vient-elle ?

— Mercredi. Tiens, c’est aujourd’hui !

Je pousse un gémissement.

Ma vieille bonne continue, impassible :

— Moi, j’ai dans l’idée, puisqu’elle vient en auto, qu’elle sera là pour le déjeuner.

J’étais si tranquille. J’avais ce mois de mars tout neuf à moi et je pouvais rester sous le pommier qui va fleurir, fermer les yeux et imaginer de si jolies choses. J’envoie au diable les invités et je prends mon bain.

Je descends juste à temps pour recevoir les baisers de Maman, entrecoupés d’exclamations :

— Comme tu as bonne mine ! Ça va te fatiguer, tout ce monde, dis ?

De la voiture sort un jeune garçon, grand et blond qui me serre la main sans paraître me voir, en bafouillant quelques mots et qui se lance à la poursuite de maman dans la maison.

« Eh bien ! pensais-je, beau début ; à l’autre, maintenant. »

En face de moi, sans que je l’aie entendu venir, se tient un homme.

Je ne vois d’abord de lui que ses yeux.

Et je reste étourdie, incrédule, sans un mot, la bouche ouverte.

L’inconnu me regarde avec un sourire amusé.

Ni méchant, ni moqueur, un sourire plein de bonté, mais où ne se dissimule pas l’envie de rire.

Depuis que je suis née, je n’ai rencontré que des regards apitoyés, gênés.

Mais qu’est-ce qu’il a donc ?

Mes yeux se remplissent de larmes et je lui jette :

— Pourquoi riez-vous, dites, pourquoi ?

— Vous êtes si drôlement habillée, mademoiselle Françoise !

— Moi ?

J’ai des souliers quelconques, une robe de serge bleue faite par Josette et, par là-dessus, une grande écharpe en laine dont je m’enveloppe.

— Et comment voulez-vous que je m’habille, Monsieur ?… Je suis bossue !…

J’ai crié ces derniers mots.

Il rit.

— Je le vois bien. Et après ?

— Et après ?… Oh !…

Et, curieuse cependant :

— Mais comment voulez-vous que je m’habille ?

— Si j’étais une grande jeune fille aussi ravissante que vous, avec ces cheveux noirs bouclés et ce teint mat, je mettrais des robes blanches en organdi, des robes de toile bleue, des écharpes assorties, une grande capeline. Si j’avais vos jambes, il n’existerait pas pour moi de bas assez fins ni de souliers assez délicats. Voilà pour la campagne…

— Et ma bosse ?

— Dites, c’est bien assez de l’avoir dans le dos, cette bosse. Alors, sortez-la de votre tête. Si elle vous gêne trop, suicidez-vous, sinon prenez-en votre parti gaîment.

— Oh !

— Avoir une bosse, ce n’est pas nécessairement être bossue.

Je ne sais que dire. Je regarde l’invité de maman. Il n’est pas très grand, mais harmonieusement bâti. Une quarantaine d’années, des cheveux grisonnants, une petite moustache noire de jeune premier américain.

Je répète :

— Oh !

Il me prend le bras et m’entraîne dans la maison, où maman s’affole à la recherche d’un de ses pékinois, et je ne retrouve qu’à lui dire un tout petit :

— Oh !

Après le déjeuner, Jean-Claude Saurer — je sais son nom, maintenant, et toutes les femmes, paraît-il, le connaissent, car c’est un grand couturier parisien — m’accompagne dans le jardin. Nous nous asseyons juste sous le gros pommier. Sur un carnet de croquis, il dessine. D’abord, une Françoise tout à fait reconnaissable, puis une belle dame avec une bosse, une bosse pas très grande…

— C’est vous, dit-il, pointant son crayon sur cette dernière figure. À côté, votre grand-mère défunte.

Je le regarde en face :

— Nous allons bien voir.

Il soutient mon regard.

— Avez-vous confiance en moi ?… Laissez-moi faire. Nous allons changer cela.

Il a, en effet, tout changé.

Il n’y a mis que quelques semaines, le temps pour maman de bouleverser toute la maison, de découvrir avec des cris de ravissement une vieille armoire qui est depuis toujours dans la cuisine et qui va être bien étonnée d’être bonnetière dans un salon, le temps pour lui d’aller à Paris, d’en revenir avec une auto remplie de cartons de couleurs si tendres, si fragiles, qu’ils donnent tout son sens à ce mot « frivolités ».

Il suffit donc de ces chiffons pour métamorphoser une vie ! Il y a un mois, j’étais une bossue triste économisant la tristesse de son existence près d’une bonne revêche. Mais comme le soleil est clair, maintenant, et l’herbe verte ! Comme il rôde de la gaîté dans le verger !

J’ai des robes, des manteaux, des costumes, des fourrures, des souliers plus souples que des gants et des bas féériques. Je parais plus grande et mes épaules sont parfaitement dissimulées dans des choses variées, mais toujours jolies. Mais ce qu’il a changé, c’est moi.

J’ai envie de courir, de danser.

Et pourquoi ne danserais-je pas ?

Et les gens s’étonnent, s’indignent presque, qu’étant bossue je puisse rire, sourire, recevoir, sortir, jouer au tennis et, quand il pleut, sur les routes glissantes partir avec mon Amilcar et fuir, fuir droit devant moi, en hurlant une chanson pleine de mots de bonheur.

Ma vie bourgeonne comme une plante tardive.

Maman s’apprivoise et consent à rester plus longtemps.

Jean-Claude me regarde avec fierté :

— Vraiment, Françoise, je ne pouvais pas voir gaspiller de la beauté ; il y en a trop peu par le monde.

Seule Josette ne déronchonne pas. Elle a les yeux rouges de larmes qu’elle verse sans se cacher.

— Jalouse, ma vieille Josette ? Ton poupon a grandi…

— J’ai peur…

Comment peut-on avoir peur ? Que la vie est donc magnifique !

Maman va m’emmener à Paris. Je ne crains plus le monde, maintenant. J’ai acquis une grande aisance en vivant avec Jean-Claude et je me réjouis de penser aux théâtres que je n’ai jamais vus, aux dancings pleins de monde, aux fêtes brillantes dont j’entends parler.

J’imagine qu’on me trouvera belle, car je suis belle. Pour le reste, mon Dieu ! on dira peut-être :

— Françoise Rambaud, elle est bossue ? Vraiment, je ne m’en étais pas aperçu.

Le jour de notre départ est venu. Avant de faire mes malles, je veux dire adieu à tout cela qui a été le cadre unique de ma vie, à tout cela de romantique et de charmant dont la campagne conserve parfois comme des pudeurs. Mais c’est surtout le gros pommier que je veux revoir, car il me semble que je suis née là ce jour pas si lointain, il y a deux mois à peine, lorsque Jean-Claude m’a prédit la beauté. Le vieil arbre commence à perdre sa parure de mousse blanche. Je m’approche. Maman et Jean-Claude sont là. Il est appuyé contre le tronc et tient maman violemment serrée contre lui. Leurs lèvres sont unies. Ils ne m’entendent pas arriver. Je pousse un cri de douleur.

— Allons, Françoise, dit maman brutalement, tu n’es plus une enfant. Claude et moi nous nous aimons et nous allons nous marier.

— C’est vrai ?

Jean-Claude essaie de sourire :

— Je sens que je serai un très bon père. J’ai même peur de trop vous gâter.

Voilà.

Je deviens pâle, légère, et, tout doucement, je glisse et m’évanouis sur les pétales déjà noircis.

C’est fini. Tout est fini. Je suis dans mon lit. Tout est lointain. Le cœur, c’est comme une plaie : on doit le préserver, le panser, le cacher, et moi, imprudente, qui l’ai laissé à nu, sans rien craindre.

Je rêve que c’est moi, Françoise, qui était dans ses bras, courbée sous son baiser.

Mais comme j’aurais été ridicule avec ma bosse.

— Josette, ma vieille Josette, je te donne toutes mes robes, c’est dommage que tu sois si grasse, hein ? Dis-leur de partir, tous les deux, vite ; de ne pas s’inquiéter de moi… Je suis un peu malade, mais ce ne sera rien. Tu sais, on ne meurt pas de douleur, on doit remâcher ça dans sa poitrine jusqu’à ce que ça n’ait plus aucun goût. Et puis, après, on regrette le goût qu’avait sa douleur. On ne meurt pas d’amour, parce que c’est l’amour que j’ai rencontré… L’amour ? Je l’avais cependant tué… Josette, je ne l’avais pas bien tué. On ne tue pas les fantômes.