La loi du Sud/Au pays de l’amour bleu

La loi du SudÉditions Le Pelletier (p. 24-29).

AU PAYS DE L’AMOUR BLEU

— Tahia !

La Targuia leva sur l’étrangère un visage fier et sombre d’un merveilleux ovale, au front large, aux lèvres charnues.

— Tahia… Je voudrais connaître des hommes de la Kouddia ?

— N’y pense pas ! C’est impossible !

— Mais pourquoi ? Ne suis-je pas femme comme toi, et n’ai-je point mes séductions ?

Elle hocha la tête.

— Ton visage est trop pâle, tes cheveux trop blonds et les « manières de blancs » ne séduisent pas les Touareg. Les hommes de ma tribu sont des nobles, des guerriers et des amants, mais leur race, leur bravoure et leurs caresses sont pour nous seules.

— Tahia… Je voudrais tant, répéta Marie-Ange…

Maints voyageurs sont venus dans le Hoggar, les uns à la poursuite d’Antinéa, les autres promenant à deux un bonheur neuf, certains partant à l’assaut des pics inviolés.

Marie-Ange s’était donnée pour prétexte de peindre. Mais elle était hantée par ces hommes voilés, minces, bondissants, aux yeux allongés et fardés, aux gandouras ouvertes sur les côtés laissant voir leur peau bleue.

Pour les atteindre, pour soulever leur litham, elle avait abordé, après les oasis sahariennes, fleuries et chantantes, le Tadémaït désespéré, puis s’était enfoncée dans les gorges d’Arak, hantées de djenoun. Elle avait suivi la piste hallucinante entre les montagnes aux formes étranges : dômes, colonnes massives, arêtes aux délicates ciselures, pitons monstrueux, tout cela de taille gigantesque, sans fondation, royaume bizarre qui semblait prêt à s’écrouler devant elle, à l’engloutir à tout jamais.

Mais il fallait se rendre à l’évidence ! Aucun Targui ne la regardait même pas. Ils restaient indifférents devant sa beauté et sa jeunesse.

— Tahia, aide-moi… insista-t-elle… Je te donnerai le saphir que je porte au doigt… Ce saphir pareil à mes yeux, dis-tu et qui te fera souvenir de moi.

La fille Targuia se mit à rire.

— J’ai une idée… Demain soir, j’offrirai un ahal, une soirée d’amour… Et je retiendrai sous ma tente celui qui te plaît, car je sais ton secret, je sais celui auquel tu ne cesses de penser. Tu seras là, dissimulée aux yeux de tous, habillée comme moi… Je partirai sans qu’il s’en aperçoive… Croyant m’aimer… c’est toi qu’il étreindra dans l’ombre… Pour le reste, Allah seul est maître et décidera…

Tahia est poète. Elle a vingt ans.

Son visage reste dévoilé au seul pays d’Islam où les femmes soient libres.

On ne connaît pas le nombre de ses amoureux. Sans doute, l’a-t-elle oublié, elle aussi.

Elle est un peu la reine de cette montagne. On l’aime et on la hait.

Mais elle a tant d’esprit et tant de grâce que les hommes les plus forts deviennent faibles comme des petits enfants en sa présence.

Marie-Ange sourit et lui passa sa bague au doigt, sans regret.

— Tu n’as pas peur de jouer ainsi avec l’amour ? demande la Targuia d’une voix plus basse…

— Oh ! non, pour moi, l’amour n’est jamais qu’un jeu.

Des étoiles énormes s’accrochent au ciel d’un bleu sombre et intense.

Dans le fond, la masse des montagnes se profile.

La nuit fluide est d’une douceur infinie.

Devant la vaste tente décorée de peaux de gazelles, les femmes se sont assises les premières autour du feu.

Les flammes éclairent leurs visages fardés d’ocre, leurs yeux agrandis par le koheul.

Tahia est au centre, les jambes croisées à la manière targui, l’amzad, le violon à une corde, sur ses genoux.

Les vêtements alourdis de dorures scintillent. Le buste droit, l’allure fière, les filles du Hoggar regardent venir à elles les invités.

La coutume veut que, pour se faire aimer, ils montent un méhari blanc. Ils n’y manquent pas ce soir. Un ahal est chose importante.

Un à un, les hommes s’approchent.

On ne voit d’eux, sous le litham, que leurs yeux tendres et humides comme ceux des gazelles, que leurs mains d’une extrême finesse et leurs pieds surprenants d’élégance.

Ils se sont assis derrière les femmes.

Tous sont là maintenant, venus de très loin, quittant leurs tentes et leurs troupeaux.

C’est que Tahia est belle et l’on sait que le guerrier de son choix portera comme une auréole d’avoir été aimé d’elle.

Aucun ne se doute de la présence de l’étrangère.

Voici que la première note de l’amzad retentit.

Une note qui s’étire, se prolonge, meurt et renaît, lancinante.

La voix de Tahia s’élève, dans cette langue un peu rude qu’est le tamakek :

Sachez-le, jeune homme de l’ahal
Ce qu’une femme cherche en vous
Après la bravoure

C’est un corps souple, aux muscles vigoureux
Même si votre cervelle sonne creux
Comme un coffret vide
Elle aimera votre poitrine rude
Pour y appuyer sa tête lasse
Après le plaisir.

Le violon, de sa note unique, souligne ces paroles de défi. Qui les relèvera ?

La musique se fait énervante, sensuelle. Une femme, s’est approchée d’un homme. Ses cheveux tressés semblent des serpents noirs.

Les yeux brillent.

Une voix mâle et chaude monte dans le silence.

Tu peux exiger de nous ce que tu veux,
Car tu es, Tahia,
Assise au milieu des autres femmes,
Comme un méhari de Iguedalem entre les méhara,
Comme un plant de vigne parmi les tamaris,
Comme une tunique de Ghati entre d’autres tuniques,
Comme la lune entre les étoiles,
Comme les javelots entre les lances fichées à terre.

Un souffle de volupté a passé sur l’ahal.

Tahia reprend, avec plus de douceur rauque, à celui qui vient d’improviser pour elle sur des airs anciens, celui qu’en ce moment Marie-Ange regarde avec ferveur :

Pourquoi sera-ce toi, plutôt qu’un autre ?
Je ne sais.
Cependant celui que j’aimerai ce soir
Sera le premier
Et lorsque mes doigts soulèveront le voile
Sur ses lèvres
L’amour nous enfermera ensemble
Comme le sable ensevelit le désert.

Les regards des hommes plongent dans les yeux des filles. Combien de voiles seront soulevés par des doigts impatients ? Combien de corps seront ensevelis par l’amour ?

Un seul méhari restera barraqué devant la tente, mais chaque amour trouvera un autre amour.

L’amzad de Tahia est tombé à ses pieds.

Le Targui est venu près d’elle. Ils se taisent. Les mots sont maintenant inutiles.

On entend une branche qui tombe, une braise qui rougeoie lentement, une gazelle qui passe, un cœur qui bat plus vite. Et seule, impatiente, Marie-Ange attend que Tahia lui donne cet homme dont elle entend battre le cœur très fort.

Les couples s’en sont allés, les méhara portant double charge.

Le feu s’est éteint, que nul ne ranimera.

Tahia est passée près de Marie-Ange, légère, moqueuse, un doigt sur les lèvres.

Puis elle a disparu, laissant l’étrangère seule sous la tente où l’amant doit venir.

Une ombre se glisse, quelques instants après.

Deux bras durs étreignent Marie-Ange, la ploient, la meurtrissent.

Elle s’alanguit…

Peu de temps… Au-dessus d’elle, le Targui a soulevé son voile, elle voit un beau visage plein de haine.

Et, dans la main de l’homme, un poignard qui brille…

Le visiteur nocturne parle, d’une voix brève, irritée :

— Pour toi, j’ai vu des adolescents souffrir, car ils t’aiment sans espoir… Par ta faute, les garçons de la tribu ne pensent qu’à l’amour. Tu as voulu faire de moi une chiffe, un animal rampant. Il faut que tu meurres… Tahia la frivole, l’impudique, la chienne…

Marie-Ange ne comprend pas… Mais elle a peur.

Elle lit le meurtre sur le visage qu’un rayon de lune illumine.

Elle voudrait parler… Mais les mots s’arrêtent dans sa gorge…

L’arme scintille comme un ciboire précieux.

Elle clôt les yeux, incapable de résister, de dire les mots qui pourraient la sauver peut-être.

L’arme s’est abattue sur elle.

La mort est venue, douce, tendre presque.

Le Targui allonge sa victime par terre, puis, sans la regarder, remet son voile et part.

Celle qui a voulu prendre la place d’une autre dans l’amour a pris la place d’une autre.

Si l’amour est un jeu, le diable tient les cartes…