La loi du Sud/Sous l’archet

La loi du SudÉditions Le Pelletier (p. 20-23).

SOUS L’ARCHET

Je ne savais pas le nom de ce village hongrois dans lequel j’arrivai à la nuit tombée.

Je m’étais égarée. Il y avait des heures que j’étais au volant de ma voiture, quand j’aperçus enfin une lumière. Un tournant m’en révéla d’autres, plus lointaines.

J’étais lasse. J’avais un peu peur. Avec quelle sensation de délivrance je songeais aux humains qui allaient m’accueillir.

Un quart d’heure plus tard, je m’arrêtai devant une maison. Je frappai. Seul me répondit le chant d’un violon tendre et barbare.

J’ouvris la porte et j’entrai : dans une longue pièce où flambait un feu de bois, un homme jouait. De profil, je voyais son masque d’oiseau, ses lèvres drues et ses mains qui couraient sur l’instrument, des mains longues, fines.

Il tourna à demi son visage. Mais il ne m’aperçut point, car, dans l’ardeur de son jeu, il avait clos sur ses yeux des paupières lourdes.

Et je pus contempler un visage plein de passion, brûlant, très pâle, sous les cheveux sombres et bouclés.

Sa musique ? Une mélodie inconnue de moi, qu’il devait composer au fur et à mesure de l’inspiration, car, lorsqu’il trouvait un thème heureux, il le reprenait, le transformait, le magnifiait, le reprenait encore.

Je me laissai tomber sur un fauteuil et, incapable de faire autre chose, retenant mon souffle, grisée par le violon, je restai immobile.

Combien de temps dura cette étrange contemplation ? Je ne sais.

Quand, l’archet restant immobile, une dernière note eut éclaté, je sursautai.

L’homme ouvrit les yeux et me regarda.

Il crut d’abord à une vision née de sa musique. Il passa la main devant ses yeux. Mais, toujours, devant lui, se tenait cette inconnue qui semblait surgir de ses rêves, une femme blonde, dans la plénitude de sa jeunesse, au visage bouleversé par l’émotion.

Il parla dans sa langue, que je ne connaissais pas. J’allai à la fenêtre, lui montrai ma voiture, l’horizon… Il comprit et me ramena par la main à mon siège. Un instant, il disparut puis reparut avec une tasse de lait et des fruits.

Quand j’eus terminé mon léger repas, il me désigna la pièce voisine. C’était une chambre meublée avec une extrême sobriété. J’enlevai mon chapeau, mon manteau. À ce moment, mon hôte m’apporta une splendide robe de chambre brodée d’or que je revêtis tout de suite.

Au lieu de me coucher, je revins dans la première pièce, attirée par je ne sais quel sortilège.

Devant la cheminée où le feu s’éteignait lentement, son visage empourpré et satanique éclairé par la lueur des braises, l’homme était assis, serrant contre lui son violon.

Je lui fis signe de jouer et, tout de suite, le même charme m’encercla.

L’archet courait sur l’instrument, mettant mes nerfs à nu. Il me semblait que ma vie était suspendue à cette musique. Il me semblait que cet homme était tout proche de moi et que j’étais sans force devant lui.

Je me dissolvais dans cette atmosphère curieusement délétère. Et, peu à peu, je voyais son visage se durcir, ses yeux briller d’un éclat impérieux. Moi, muette, frissonnante sous la robe d’or vieilli, j’attendais je ne sais quoi d’inévitable qui allait venir.

Brusquement, le musicien posa son violon et s’approcha de moi. Ses mains étreignirent les miennes… Et il me serra contre lui sans que je fisse un geste pour me dégager.

Le lendemain, il ne me laissa pas repartir.

Une vieille paysanne vint préparer notre repas. Longtemps, elle vaqua dans l’appartement, et je ne fus pas sans remarquer qu’elle me regardait méchamment.

Qui était-elle ? Cela m’importait peu !

Tout ce qui n’était pas le présent immédiat m’indifférait. Que des amis m’attendissent, s’inquiétassent, cela ne me vint pas même à l’idée. Que j’eusse à regretter ma folie, je n’y voulais pas songer !

La vie est trop avare de ces instants précieux où l’amour seul domine, pour ne pas en profiter.

Le soir, le musicien voulut reprendre son violon. Je ne sais pourquoi — jalousie ou jeu — je l’en empêchai. Il eut un regard triste, mais céda.

Trois jours, trois nuits entières, l’archet se tut.

Je m’en enorgueillissais à part moi comme d’une victoire.

Trois nuits avaient passé. C’était la quatrième. Je n’arrivais pas à trouver le sommeil. Je me levai, allai à la fenêtre.

Au loin brillaient les dernières lueurs du village que je ne connaissais pas encore.

Tout à coup, il me sembla voir des silhouettes serrées les unes près des autres.

C’étaient des femmes, je pus le constater bientôt.

J’ouvris la porte et me dirigeai vers elles. La lumière de la pièce m’éclairait, toute dorée dans ma robe princière. Les nouvelles venues me dévisageaient d’une étrange façon.

J’eus peur brusquement. Que me voulaient-elles ?

Elles étaient une vingtaine, très brunes, les cheveux humides et sombres, la bouche ardente.

Du sang tzigane coulait sans nul doute dans leurs veines. Elles étaient de la même race que l’homme qui m’aimait.

Elles s’approchaient de moi, m’entouraient, marchaient, m’obligeaient à les suivre…

Je voulus résister, mais leurs bras me happèrent. Je sentais leurs dures poitrines palpiter près de moi. Je voulus crier. Une main chaude, brutale, se posa sur ma bouche.

L’hallucinante scène dans la nuit étoilée ! Je crois que je tremblais de peur et de froid sous ma robe d’idole. Mes ennemies me conduisaient vers la voiture et me firent signe de monter.

Je regardais vers la maison d’où l’on m’arrachait.

J’aurais voulu voir, une fois encore, l’homme dont elles étaient jalouses, l’homme dont la musique dispensait le bonheur, l’homme dont j’avais fait taire l’archet enchanté.

Mais, par un lent mouvement, muettes, décidées à tout, elles s’étaient massées devant la porte maintenant fermée.

Vaincue, je pris le volant et démarrai. J’allais lentement, lentement, comme à regret… Je me sentais déchue, exclue d’un paradis merveilleux.

Et j’eus le temps d’entendre, avant de m’éloigner à jamais, le chant du violon qui renaissait, tendre et barbare, apportant à la nuit son sortilège…