La loi du Sud/Les enfants du péché
LES ENFANTS DU PÉCHÉ
La jupe de toile épaisse, le pantalon lourd aux broderies ingénues et la chemise rude tombèrent tour à tour.
Le corps lisse et rond de partout surgit du linge abattu.
Hanka n’eut pas un regard pour sa chair ferme et blonde. Elle sortit de l’amas de vêtements, passa une chemise de nuit très longue et une camisole rayée. D’un geste précis, elle délia le mouchoir noué sur sa tête. Des cheveux raides, jaunes comme le jaune d’œuf, faisaient un misérable encadrement à la figure terne, déjà fanée, que seuls deux yeux couleur de violette paraient.
Puis, s’asseyant sur une caisse, elle commença à défaire les bandes souillées qui lui servaient de chaussettes et qui étaient pleines encore de la paille des sabots. Un moment, elle retint un de ses pieds démailloté dans sa main et le flatta doucement ; les pieds, n’est-ce pas, c’est quelque chose à soi, quelque chose de vivant, un peu comme des animaux familiers qui vous accompagnent partout.
Son rire sonna clair. Elle était heureuse tout à coup, sans savoir pourquoi.
Elle habitait pourtant la plus pauvre isba du village.
C’était un village tout petit, perdu dans la steppe. La terre, tout autour ondulait sans fin. Mais c’était une terre magique et les hommes y avaient des racines aussi profondes que les arbres. C’était une terre sans horizon. Ou plutôt, l’horizon était si lointain que les hommes désespéraient de l’atteindre jamais. Les vieux racontaient qu’un gars, un jour, las de cette nostalgie, était parti pour passer la ligne fatidique, mais elle s’était mise à reculer devant lui, et quand il eut marché quatre jours, et même une nuit entière dans l’espoir de la surprendre, elle était toujours à la même distance.
Mais Hanka se souciait peu des villes, des terres, des mondes qui pouvaient exister par delà cet horizon, et se souciait peu aussi qu’il y eût là-bas des hommes peut-être.
Elle n’avait jamais quitté son village, n’avait jamais pensé qu’on pût le quitter, et sa fruste pensée n’était qu’à son bonheur d’être la femme de Gabor.
Gabor faisait cuire le pain du château. Pendant des heures il travaillait solitairement. À grands « aham », il pétrissait la pâte, la façonnait avec mille soins, puis la mettait sur l’étanche et, lorsque le temps était venu, la glissait dans le four.
C’était un homme fort au labeur, ardent au plaisir. Sa barbe rousse rendait plus pâle son visage et il avait des yeux brillants comme ceux des loups pendant les nuits d’hiver.
Il ressemblait trait pour trait au barine.
Le seigneur, un paysan plus rude que les autres moujiks, était le père de tous les premiers nés. Une vieille coutume lui donnait, en effet, le droit — et il en usait sans défaillance, comme les siens en avaient usé — de passer la première nuit avec toutes les jeunes épousées. Il en résultait des incestes pleins d’ingénuité, auxquels personne ne prêtait attention.
Gabor et Hanka étaient tous deux des premiers nés. Ils s’aimaient et leur amour narguait leur vie misérable.
C’est à Gabor que pensait Hanka en caressant son pied nu et en riant toute seule.
On frappa.
Hanka ramena sur ses seins les pans de sa camisole.
On frappa une seconde fois. Puis la porte grinça, un homme entra.
C’était un moine, un très vieux moine si barbu qu’on ne voyait de lui que deux yeux, deux yeux qui semblaient deux boutons de bottine, de ceux qu’on met aux ours de peluche.
— La bénédiction de Dieu sur vous, psalmodia-t-il.
— Sur vous, mon Père, et sur tous ceux de ses enfants, répondit la femme en se signant trois fois.
Le Père baisa l’icone à pleine barbe. Puis, il s’assit.
Hanka alluma la chandelle, mit devant le voyageur une assiette de borstch, posa un reste de pain, servit le thé.
Avec un bruit insistant, le moine se mit à manger.
Hanka, le laissant là, courut au fournil. Elle bondissait, légère comme une flamme ; sans reprendre haleine, elle cria de loin :
— Gabor, Gabor, il y a un Père chez nous.
Gabor se signa au-dessus du pétrin, et ses mains gluantes entraînèrent la pâte, si bien qu’elles dessinèrent dans la lueur du four une sorte de croix pâle.
— Je viens, ma petite âme, dit-il.
Hanka, toujours du même pas dansant, retourna dans l’isba.
Le moine avait joint les mains et priait. L’assiette était vide, le pain et le thé étaient consommés. On entendait un ronronnement sortir de la place où devait se cacher sa bouche.
Lorsque Gabor entra, le Père leva les yeux et fixa le couple qui se tenait devant lui. Gabor était grand et fort, avec des épaules puissantes. À son côté, Hanka semblait frêle ; elle avait renoué son mouchoir sur sa tête.
Le Père les regarda l’un et l’autre de ses petits yeux ronds.
— N’êtes-vous pas les enfants du péché ? dit-il.
Hanka répondit humblement :
— Que Dieu nous pardonne, nous ne l’avons pas voulu.
Mais le moine, soudain dressé, récita :
— Lorsque quelqu’un péchera sans le savoir, en faisant contre les commandements de Dieu des choses qui ne doivent point se faire, il se rendra coupable et sera chargé de sa faute.
— Comment est-ce possible, dit Gabor, comment pourrait-on porter son péché, si Dieu n’était pas avec nous, si Dieu ne nous aidait ?
— Vos péchés mettent une séparation entre vous et Dieu, continua le moine qui sembla ignorer la suppliante interruption de Gabor. Vos péchés vous cachent sa face et l’empêchent de vous écouter, car vos mains sont souillées de sang et vos doigts de crime.
— Ce n’est pas vrai, ce n’est pas vrai ! cria Hanka.
Mais son mari la saisit par les bras. Elle se tut. Et tous deux avec effroi regardèrent le moine qui, les mains levées au-dessus de sa tête, dans une pose inspirée, déversait les paroles bibliques où s’exhalait le courroux du Dieu vengeur.
Lorsqu’il s’arrêta, Gabor dit simplement :
— Couchez-vous, mon Père, vous devez être fatigué.
Le moine monta sur le poêle.
— La route sera longue encore, dit-il, la paix sur vous.
Il s’endormit très vite.
Gabor retourna à son travail.
Hanka le suivit. Dans un coin du fournil, presque contre la porte du four, elle se blottit, sans rien dire. Par la lucarne basse, elle distinguait la masse noire du château qui se profilait sur le ciel très clair. Nulle lampe n’y était allumée, mais un rayon de lune soulignait sur la façade l’encorbellement d’une fenêtre.
Hanka se prit à songer au barine qui dormait derrière cette fenêtre. Son regard allait du visage de Gabor à la fenêtre close, puis revenait encore aux traits crispés par l’effort dans la vaste barbe rousse.
Les paroles du moine vrillaient ses oreilles :
« Les enfants du péché. »
Laborieusement, péniblement, l’idée se faisait un chemin jusqu’à sa conscience, et elle n’osait comprendre que, sans doute, son bonheur était menacé.
Gabor, peut-être, eût pu la tirer de son anxiété, eût pu l’assister en cette révélation et la rassurer sur un lendemain dont elle épiait anxieusement l’aube que le visiteur nocturne avait chargée de sa malédiction.
Mais elle n’osait adresser la parole à son mari, et celui-ci semblait ignorer sa présence insolite.
Il y eut ainsi des heures, puis des heures dont ils n’eurent pas conscience. Il leur sembla seulement que la nuit mettait plus de temps que d’habitude à passer sur la terre basse où elle paraissait ramper.
Ayant enfourné les pains, les pains façonnés longuement en boules égales, Gabor nettoya ses outils, les rangea avec soin, remit tout en place minutieusement.
Alors seulement, il regarda sa femme.
L’aube triste blanchissait à peine le haut de la lucarne.
Hanka, recroquevillée sur elle-même, s’était assoupie.
Gabor, lui, s’assit dans un coin, se cala contre un escabeau, voulut dormir.
Mais il ne le put. Une sourde angoisse le poignait à l’âme, et il dut, de ses yeux hagards, regarder dans les vitres sales du fournil grandir peu à peu le jour.
Il y fallut du temps et encore du temps.
Une à une les choses sortirent de l’obscurité, s’annonçant d’abord par quelque détail d’elles-mêmes, puis se précisant et revenant enfin à leur réalité.
Au dehors, la plaine avait repris sa monotonie et montrait le même paysage. Les bouleaux dressaient leurs fûts blancs derrière le château, et puis, c’était la terre nue, vaste, solitaire.
Une charrette passa, dont les fers sonnaient au trot nonchalant du cheval.
Un peu de fumée monta droit d’une cheminée de la demeure seigneuriale.
Gabor sut qu’il devait retirer sa fournée.
Hanka dormait toujours et sa respiration calme soulevait rythmiquement l’étoffe sur ses seins.
Gabor manœuvra le contrepoids ; la porte du four bailla et la chaleur bondit au visage de l’homme.
Mais, déjà, il glissait la large pelle de bois et retirait les pains.
Il poussa un hurlement.
Les beaux pains dorés qu’il avait façonnés en boules avaient cuit en forme de croix, et stupide, n’osant y toucher, Gabor regardait ces étranges pains posés sur sa pelle, ses pains étalés en quatre branches égales.
Il se signa.
Au cri de Gabor, Hanka s’était réveillée. Elle aussi contemplait les pains.
— La malédiction de Dieu est sur nous, dit-elle tristement.
— C’est le Père, murmura Gabor. Il l’a dit. Nos péchés sont entre nous et Dieu. Mais quels sont nos péchés ?
— Hanka, va, il faut savoir, vite. Vite.
Docile, la femme s’en fut.
Le moine était parti déjà.
Alors, elle s’habilla.
Puis, sur le seuil de l’isba, elle resta un moment immobile, les traits crispés.
Tout à coup, comme un oiseau qui a pris le vent, elle s’élança droit devant elle.
Elle courait. Puis elle courut moins fort. Puis elle marcha, puis son corps se fit lourd. Dans la plaine sans fin, elle traîna ce corps lourd qui lui semblait étranger.
Elle ne voyait personne.
Un vol de corbeaux passa en croassant.
Hanka marcha encore. Elle suivait un mauvais chemin de terre que les roues des chariots avaient creusé d’ornières profondes. Et parfois, son pied manquait. Une fois même, elle tomba sur les genoux, mais elle se releva et repartit.
Un peu de vent agaçait les mèches qui pendaient le long de son visage et jouait de temps à autre avec ses jupes lourdes et le pan rigide de son fichu. Elle ne le sentait pas. Ses yeux fouillaient la plaine triste et s’efforçaient à suivre, jusqu’à l’horizon inaccessible, les ornières tortueuses du chemin.
La fatigue la contraignit à s’arrêter. Elle reprit haleine, puis repartit. Toute halte lui semblait une faute, mais chaque pas lui était une douleur.
Elle allait.
Enfin, elle vit le moine qui cheminait, le corps voûté. Toutes ses forces lui revinrent. Elle le rejoignit en courant.
— Les pains sont en croix, que faut-il faire ? Qu’avons-nous fait ?
Le Père leva les yeux vers le ciel et ses lèvres invisibles laissèrent tomber :
— Tu ne découvriras point la nudité de la fille de ton père, née dans la maison ou hors de la maison.
Hanka resta pensive. Puis elle comprit :
— Est-ce là notre péché ?
Elle se sentait soulagée déjà.
Le moine continua :
— Si un homme prend sa sœur, fille de son père, s’il voit sa nudité et qu’elle soit la sienne, c’est une infamie ; ils seront retranchés sous les yeux des enfants de leur peuple.
— Mais pourquoi nous ? dit la femme. Presque tous ici, nous sommes nés du même père, et déjà nos parents étaient du même sang, et comment pourrait-il en être autrement ? Ce n’est pas possible, Père, vous vous trompez. Nous nous aimons, Gabor et moi, et nous prions chaque jour et nous vivons selon Dieu. Ce n’est pas possible, n’est-ce pas, que ce soit nous, nous seulement, qui soyons punis ?…
Le moine fit un grand geste de la main comme s’il tranchait leur destinée, puis il reprit sa route lentement, vers d’autres péchés.
Hanka revint.
— Voilà, voilà, pensait-elle. Voilà, c’est fini. Nous étions heureux et c’est fini.
Elle pensa au cochon qu’on tuerait pour Noël et ce cochon qu’elle engraissait avec fierté lui semblait une réalité à laquelle son bonheur pouvait encore s’accrocher. Mais à la fin du chemin qui était si long, le cochon lui semblait un bien faible espoir.
Dans le fournil, Gabor marchait de long en large, comme une bête tourmentée à l’approche de l’orage.
— Alors, alors ? dit-il.
— Alors, reprit-elle doucement, voilà…
Et elle lui répéta fidèlement les paroles du moine.
Il l’arrêta :
— As-tu compris ? cria-t-il avec une haine subite. Hanka avait compris, mais elle n’osa pas le dire. Gabor la regardait.
— Enfants du péché… Mains souillées de sang… Retranchés de leur peuple.
Les mots devenaient vivants. Et il voyait en elle l’être démoniaque qui l’entraînait en enfer, qui l’éloignait de Dieu. Peu à peu, la femme au visage tendre et aux yeux clairs, qui avait été sa joie, sa pauvre joie de pauvre homme, lui parut de flamme et de sang.
Alors il arracha le levier du four, et, d’un seul coup sur la nuque, assomma Hanka.
Le lendemain, les pains, les beaux pains dorés, étaient ronds comme ses mains meurtrières les avaient façonnés.