La loi du Sud/La fille de l’étang noir

La loi du SudÉditions Le Pelletier (p. 116-123).

LA FILLE DE L’ÉTANG NOIR

L’homme poursuivait sa course au milieu des llanos, ces plaines basses desséchées par un soleil torride, qui se trouvent au sud de la ville de Caracas.

Sa calebasse était vide. Son cheval avançait mollement, la tête basse, à bout de souffle.

Il prit dans sa poche un caillou qu’il avait ramassé et le glissa dans sa bouche sèche pour essayer de provoquer un peu de salivation. Mais il souffrait encore plus.

Il arrêta sa bête et s’étendit sur le sol rude.

— Dix minutes… Dix minutes seulement, pensa-t-il… Et puis je repartirai…

À l’ombre maigre que lui dispensait son cheval, il tenta de s’endormir. Mais la fièvre brûlait son corps.

De son portefeuille il sortit une photographie usée. Et, soudain, il oublia sa peine.

La fille était plus belle qu’aucune de celles qu’il avait jamais tenues dans ses bras, qu’aucune de celles qu’il avait même imaginées.

Ses cheveux sombres, partagés par une raie, coulaient sur ses épaules en grappes lourdes. Ses yeux étaient immenses, tendres et moqueurs. Et le sourire de sa bouche pulpeuse dévoilait des dents blanches, aiguës comme celles de quelque fauve.

On devinait que sa peau était comme un pétale soyeux et parfumé.

Cette fille il aurait voulu l’aimer… Il l’aimait déjà, mais le destin faisait que jamais elle ne serait sienne.

— Valderez ! murmura-t-il.

Le nom seul était une caresse pour les lèvres du voyageur.

— Il faut que je la retrouve ! affirma-t-il à haute voix.

Déjà, il était debout, flattait l’encolure de sa bête et d’un bond précis, la montait.

Quelques minutes plus tard, il aperçut un point vert, il lança sa monture dans cette direction. Il trouva plus qu’il n’espérait. À l’ouest, il vit un étroit sentier.

Plus bas, il y avait un trou : un tunnel de la hauteur d’un homme, de la largeur d’un homme aussi, avec de la boue répandue tout autour.

— Y a-t-il quelqu’un, cria-t-il ?

Aucune réponse ne lui parvint.

L’ouverture béante s’ouvrait devant lui. La boue était vieille et sèche. Il sauta de cheval et pénétra dans le souterrain. Le caillou roulait plus rapidement dans sa bouche, il marchait droit devant lui. Bientôt il aperçut une ceinture de verdure.

Le lit d’un ruisseau y menait, dans l’ensemble desséché mais encore humide par places.

Juste à cet instant, il perçut un bruit de cavalcade à l’entrée du souterrain : son cheval fuyait à travers la plaine, il avait dû sentir l’eau.

Mais l’homme se sentait incapable de courir après lui, fût-ce cent mètres, il continua son chemin à travers le tunnel et parvint enfin à en sortir.

Le sentier continuait, il le prit. Tout à coup il s’arrêta net et tourna sur ses talons. Derrière lui, il entendit un ricanement.

Saisissant son revolver, il cria :

— Sortez de là !

Un homme trapu, hâlé, vêtu d’un habit trop étroit, aux cheveux noirs, aux yeux clairs, apparut et questionna, sans paraître effrayé par la menace :

— Que faites-vous ici ?

— Je cherche de l’eau.

— Prenez ma calebasse, elle est pleine.

Le voyageur but à longs traits… Quand il eut terminé, il lança seulement :

— Merci, camarade, et adieu !

— Êtes-vous si pressé ? Les visites ici sont rares… Comment vont les choses aux États ? Il y a longtemps que j’en suis parti. À propos, mon nom est Ricardo Dominguez, mon vrai nom… Et vous, comment vous appelez-vous ?

— Bragance ! Et c’est mon véritable nom… Comme ça se trouve ! Quant aux États je les ai quittés depuis des siècles…

— Voulez-vous du travail ?

— J’ai d’abord une visite à rendre.

— Dans nos pays, la curiosité coûte chère. Je ne vous demanderai pas où vous allez… En tout cas, pour que vous puissiez vous repérer, je peux vous dire que vous vous trouvez ici au Rancho de l’Étang Noir.

Bragance dut faire un effort pour cacher sa joie. Il était arrivé à l’endroit qu’il cherchait et où il savait depuis peu retrouver Valderez.

— Dans le fond, reprit-il, je ne suis pas pressé… Et il faut que je mange. Quel genre de travail m’offrez-vous ?

— Je creuse un puits et je n’en viens pas à bout… Oui ou non voulez-vous m’aider ?

— J’ai faim !

— C’est une réponse. Suivez-moi !

Pendant un quart d’heure, les deux hommes avancèrent dans un sentier étroit. Enfin, une lourde maison apparut.

Bragance ne vit qu’une chose : une silhouette de femme qui passait devant une fenêtre ouverte. Il reconnut Valderez à ses cheveux épais et brillants.

Dominguez ouvrit une porte sombre. Son compagnon lança un coup d’œil dans la pièce avant d’y pénétrer.

Son hôte le servit.

Le bruissement d’une robe longue le fit tressaillir. Une femme descendait l’escalier intérieur. Il ne tourna pas la tête. Ce n’est que lorsqu’elle fut en face de lui qu’il la salua.

— Qui êtes-vous ? demanda-t-elle.

— Personne, fit-il rudement ! Juste un passant. Pas de nom. Pas de maison. Et pas de cheval depuis tout à l’heure.

Valderez se mit à rire.

— Bien répondu, étranger ! On voit que vous avez appris à vous méfier des femmes.

— Elles ne me font pas peur. Mais je les ai vues faire des ravages tout comme les pires bêtes de la forêt.

Valderez le regarda bien en face, une lueur dans ses prunelles larges.

Il ne baissa pas les yeux, et c’est elle qui céda.

Ricardo s’était levé.

— Par exemple, senor, il vous faudra coucher en plein air. La maison est minuscule, expliqua-t-il d’un ton insultant.

— J’ai passé bien des nuits dehors avant celle-ci.

Au dehors, la lune, petite et pâle, était levée, il marcha un moment, bien à l’aise, sifflant un signal que son cheval connaissait. Mais l’animal restait toujours invisible.

Bragance s’arrêta, se coucha sur le sol et s’endormit.

Au petit matin, il repartit à la recherche de sa monture, il allait dans les llanos quand il entendit un son bizarre : comme une toux suivie d’un long bâillement. Bragance savait ce que c’était : un jaguar qui s’apprêtait à combattre.

Il tira son revolver et se cacha dans un taillis. De là, les choses lui apparurent plus nettement.

Il y avait un grand étang noir — celui qui donnait sans doute son nom au rancho — un cheval mort sur la berge et un gros chat sauvage sur le cheval.

Le bois sec craqua sous ses pas. Le jaguar dressa les oreilles et grogna plus fort. Puis, d’un bond, il s’élança sur l’homme.

Le coup partit interrompant son élan. Le fauve tomba raide mort.

Sans même lui jeter un regard, Bragance alla au cadavre de son cheval. Le corps était déchiqueté par endroits. Mais, en se penchant pour reprendre sa selle et son bagage, il remarqua que le dos et le cou de la monture étaient intacts.

C’était étrange ! D’habitude le jaguar saute sur le dos de sa victime, la griffe et la mord au cou.

Rêveur, il retourna vers la maison. La fenêtre était entr’ouverte. Deux voix se faisaient entendre.

Dominguez paraissait fou de colère :

— Cet homme, tu le connais, tu l’as fait venir ?

Dédaigneuse, la femme répondait :

— Je t’ai dit ce que j’avais à dire. Je ne l’ai jamais vu.

— Tu l’as bien regardé, en tout cas. Il n’a pas l’air de te déplaire.

— Et si cela était ?

— Prends garde, je te tuerai !

— Un meurtre de plus ne te ferait certainement pas peur !

— Tais-toi !

— Et Preston ? Et Bordier ? Tu les as utilisés pour chercher le trésor qu’en l’an 1500 le fameux Ocampo avait obtenu en torturant les Indiens qui vivaient dans les llanos.

— Tu sais beaucoup trop de choses.

— Je sais aussi que la légende veut qu’il se soit fait enterrer avec, non loin de l’étang noir. Et l’histoire du puits que tu creuses depuis si longtemps ne m’a jamais abusée. Si tu crois au trésor, j’y crois aussi, et c’est peut-être pour cela que je te supporte après tout…

Il y eut un silence, un silence épais, dangereux.

— Tu avais besoin de Preston et de Bordier. Mais ils m’aimaient tous deux. Tour à tour, ils ont disparu.

— Ils sont partis de leur plein gré…

— Ce n’est pas vrai ! Ils ne m’auraient pas quittée.

— Tu es bien sûre de toi !

— Oublies-tu que, lorsque tu m’as enlevée du San-Fernado Hill l’an dernier, j’avais déjà eu l’occasion de rencontrer des hommes et de mesurer mon pouvoir sur eux ?

— Ne rappelle pas ce temps maudit où tu étais danseuse. Et prends garde, Valderez, si tu t’amuses à aguicher l’étranger qui va m’aider dans ma tâche, je saurai t’en punir.

— Tu parles !… Tu parles autant qu’une femme !… Moi, je n’ai qu’un conseil à te donner : Laisse cet homme tranquille…

Bragance s’éloigna de la fenêtre, il en avait assez entendu. Il fit le tour de la maison et ne revint que dix minutes plus tard, en ayant soin de siffler pour annoncer sa présence.

Dominguez était seul dans la pièce.

— Au travail ! dit-il rudement.

À la fin de la matinée, peu habitué à ce labeur, Bragance n’en pouvait plus. Il se sentait prêt à renoncer à son projet. Il ne vit pas Valderez à l’heure du repas, mais il l’entendit jouer de la guitare.

La nuit alors qu’il dormait, il ouvrit brusquement les yeux et l’aperçut devant lui, baignée de lune et plus belle qu’aucune femme.

Elle se penchait et chuchotait :

— Partez, vous êtes en danger !

Bragance poussa un juron. Il ne manquait plus que cela ! Trois mois auparavant, Mathis, son ami, son frère, le compagnon de toutes ses aventures, s’était laissé mourir pour cette femme, cette danseuse qui était sa maîtresse et qu’un inconnu avait enlevée au San-Fernado Hill, la boîte la plus luxueuse de Caracas. Impossible de retrouver Valderez ! Personne n’avait pu identifier son ravisseur.

Mathis s’était mis à boire. La fièvre l’avait achevé. Bragance l’avait revu à l’hôpital, agonisant. Il avait juré de le venger, de retrouver la femme — certainement d’accord avec son séducteur — et de la châtier. D’elle, il ne possédait qu’une photo. Après d’épuisantes recherches, il avait retrouvé Valderez.

Et voilà qu’à présent, elle voulait le sauver.

Au matin, Ricardo Dominguez vint l’éveiller. Bragance s’étirait, quand il aperçut un mouchoir de femme à ses pieds. Son hôte le vit en même temps que lui et le ramassa.

— Allons ! dit-il simplement.

Bragance le suivit. Soudain, il tressaillit. Il reconnaissait l’endroit où il se trouvait maintenant : c’était l’Étang Noir.

— Regardez, lui dit Ricardo en lui montrant un point sur l’eau.

Bragance se baissa.

Dominguez le poussa rudement. Instinctivement il se retint à une branche. À ce moment, il vit Valderez accourir, sauter sur Ricardo et le faire basculer dans l’étang.

Un cri de terreur retentit.

Bragance vit alors qu’un cadavre flottait dans l’eau noire. Surpris, il regarda la jeune femme. Elle n’avait cependant pas tué Dominguez dont il reconnaissait la silhouette trapue.

Celle-ci, devinant sa question, cueillit une branche et l’enfonça dans l’étang… Quelque chose remua… Quelque chose de long, de sombre, qui semblait une branche de caoutchouc… Quelque chose qui avait des petits yeux noirs froids et brillants.

Bragance comprit comment son cheval avait trouvé la mort en buvant !

La bête était un tremblador, une anguille électrique, qui porte sur sa tête une batterie capable de tuer plusieurs hommes à la fois.

— Il vaut mieux que ce soit Ricardo que vous, disait Valderez en le regardant bien en face ! J’en avais décidé ainsi.

Bragance hésita. Puis il se sentit faiblir.

« Une vie pour une vie ! elle a payé ! », pensa-t-il.

Il s’approcha d’elle et pressa contre lui la fillette, plus belle qu’aucune de celles qu’il avait tenues dans ses bras.