La loi du Sud/Un homme se vengea

La loi du SudÉditions Le Pelletier (p. 111-115).

UN HOMME SE VENGEA

Dans la montagne, sur un roc escarpé, le château semblait une tour imprenable. Un torrent, comme une traînée fulgurante, descendait les pentes couvertes d’arbres séculaires où des vols d’oiseaux planaient parfois.

De temps à autre, un coup de feu retentissait. Le vieux comte Istvan chassait. Sur son passage, les gens s’enfuyaient, pris de panique. Était-ce sa haute stature, ses yeux perçants, son dur visage qui ne connaissait pas le sourire ? Était-ce sa légende de cruauté ?

Une barrière infranchissable l’éloignait des autres humains.

Le comte était marié depuis deux ans avec une fille de noble lignée, une de ces belles filles hongroises, racées et souples, aux yeux ardents comme ceux des tziganes.

On la plaignait. Que pouvait-on de plus ? De rares fois, elle venait au village avec son époux et, à chaque voyage, on remarquait que s’amenuisait le doux visage sensible et que ses beaux yeux sombres s’embuaient de désespoir.

Pourtant, un jour, on fut surpris de voir le changement qui s’opérait en elle. C’était comme une brusque floraison, un épanouissement tardif.

Les vieilles femmes hochaient la tête.

Il doit y avoir quelque galant sous roche !

Et elles se signaient craintivement.

Le comte ne fut pas sans remarquer, lui aussi, l’attitude nouvelle de Bénita. Elle souriait plus souvent, les roses renaissaient sur ses joues. Parfois, dans son regard, il lisait une sorte de défi qui l’emplissait de rage.

Il resserra sa surveillance.

Mais il ne découvrit rien.

Qu’eût-il découvert au reste ? Il n’y avait rien ! Rien… à part des regards qui se prenaient sans pouvoir se déprendre. Souvent, sur sa route, Bénita rencontrait un jeune garde du château, un beau garçon vivace et un peu sauvage… Qu’il était éloquent le message qu’elle lisait dans ses prunelles mauves ! Adoration éperdue… dévouement total !… Cela suffirait… Elle savait qu’il n’y aurait jamais rien de plus entre eux, mais la certitude qu’il l’aimait était sa seule joie, sa raison de vivre.

Le comte changea de tactique. Il donna à sa femme une liberté de plus en plus grande. Il prit l’habitude de partir pour de longs voyages et de la laisser seule.

Elle s’enhardit. Elle osa rêver !

Un soir que le châtelain était absent et qu’elle cherchait le sommeil qui la fuyait dans un grand lit de bois ciselé, on frappa doucement à la vitre.

Elle se glissa hors de sa couche, mit son visage contre la fenêtre… C’était lui, l’inconnu qu’elle aimait, celui qu’un regard avait lié à elle pour toujours…

Elle ouvrit la fenêtre du balcon. Il sauta prestement dans la chambre.

— Vous !… Vous !… balbutia-t-elle… Oh ! pourquoi avez-vous fait cela ?

Elle tremblait de joie et de bonheur.

— Je n’en pouvais plus, gémit-il. Il fallait que je vous voie, ne fût-ce qu’une minute…

— C’est donc vrai…

— Oui c’est vrai… Je vous aime…

Elle s’appuya contre son épaule et ils restèrent ainsi immobiles et heureux. Chacun des amoureux sentait battre le cœur de l’autre.

Enfin, Bénita parut s’éveiller d’un rêve.

— Partez… S’il vous trouvait !

— Oui, je pars… Mais tout ce qui est vivant en moi reste ici, dans cette chambre où vous demeurez.

— J’ai su tout de suite que je vous aimais, dit-elle gravement, et j’étais sûre que c’était pour la vie.

Il l’étreignit longuement.

Quand ils se désenlacèrent, ils restèrent cloués au sol par la frayeur : le comte était en face d’eux, son éternel fusil sur l’épaule.

— Faites de moi ce que vous voudrez, fit bravement l’amoureux de Bénita.

Le comte ricana :

— Tout beau ! Tout beau ! C’est à moi de choisir ma vengeance, il me semble.

Il se tut, réfléchit.

— Vous tuer ! Ce serait un peu trop simple. Vous deviendriez pour elle une sorte de héros. Jamais une place ne resterait vide dans son âme pour personne… Elle vous garderait en elle comme son bien le plus précieux… Non, je ne vous tuerai pas plus que je ne la ferai mourir, elle.

Serrés l’un contre l’autre, ils attendaient la sentence qui allait décider de leur sort.

— Vous vivrez ! vous vivrez l’un pour l’autre, ensemble, toujours. Je vous condamne à vivre, à ne jamais vous quitter. Moi-même, je murerai cette pièce où vous avez été heureux… où vous le serez… où je vous obligerai à l’être… Par une ouverture, je vous donnerai chaque jour la nourriture et les objets qui vous seront nécessaires. Vous ne manquerez de rien. Vous n’aurez d’autres soucis que de gazouiller des mots d’amour… et cela tous les jours de votre existence… Soyez heureux… si vous le pouvez !

Le comte Istvan fit comme il avait dit. Bientôt les amoureux furent enfermés dans cette chambre somptueuse, devenue pour eux la plus horrible des cellules. Les fenêtres furent munies de barreaux solides.

La première griserie passée, ils s’aperçurent qu’ils étaient des étrangers l’un pour l’autre.

Antal sut, avec des baisers fougueux et doux, faire oublier à Bénita l’existence qui les attendait. Ce fut une nuit magnifique… La première et la dernière…

Ce qui tuait leur amour, c’était de savoir qu’à chaque instant, sans aucune trêve possible, ils seraient l’un près de l’autre… Ils se sentaient rassasiés avant que de tremper leurs lèvres à la coupe des voluptés promises.

À Bénita, il manquait ses servantes, sa vie facile de châtelaine. Antal regrettait le soleil, la montagne, la terre qui sent bon et les branches pleines de rosée au matin, qui vous caressent le visage.

Ils étaient totalement différents l’un de l’autre. L’amour seul avait pu les rapprocher, l’amour qui nivelle tout, mais cet amour était mort d’avoir été condamné à vivre.

Les journées passaient, longues, interminables.

Aux heures des repas, par un guichet pratiqué dans le mur, ils voyaient les longues mains du comte poser leur nourriture.

Bénita se sentait devenir folle. Ce regard clair qui l’avait séduite, ce regard posé sur elle sans cesse, lui devenait odieux. Oh ! clore ces yeux ! Être seule, enfin seule ! Pouvoir redevenir elle-même…

Une nuit, elle s’éveilla en sursaut, prise d’une angoisse insoutenable.

À côté d’elle, Antal dormait profondément. Alors elle se glissa vers le guichet et gratta sur le bois.

Sans doute le comte n’était-il pas loin, car il ouvrit :

— Que voulez-vous ? demanda-t-il.

Elle prit la main de son mari posée sur le rebord et chuchota :

— Je n’en puis plus, laissez-moi partir.

Il rit.

— Reprenez-moi, insista-t-elle… Je serai votre esclave… Je ferai ce que vous voudrez.

— Seule la mort d’un de vous peut libérer l’autre.

— Taisez-vous.

La voix du comte s’adoucit.

— Si vous vouliez… Vous seriez libre… Et je vous reprendrais car nulle autre femme ne peut m’émouvoir…

— Que dois-je faire ?

— Il lui tendit un foulard, puis referma le guichet. Bénita resta un moment immobile… Elle ne comprenait pas bien ce qu’il avait voulu dire…

Puis la lumière se fit dans son esprit.

Elle s’approcha d’Antal endormi et noua à son cou le foulard, d’un geste presque tendre… Au moment de serrer, ses mains retombèrent le long de son corps, comme des choses mortes.

Au matin, un cri terrifié réveilla le comte. Il se précipita dans la chambre par une porte secrète qu’il avait aménagée…

Sur le seuil, il s’arrêta, incapable d’avancer : Antal était penché sur le lit de bois précieux où Bénita gisait sans vie.

C’est contre elle qu’elle avait braqué le revolver qu’il avait donné la veille, enveloppé d’un mouchoir.

Le souvenir d’un amour, même mort, avait été plus fort que son désir de liberté.

En tirant, elle avait délivré l’autre.

Et le comte comprit que la vengeance lui échappait puisque la passion de ces deux êtres triomphait de lui.