La loi du Sud/Quand la dune parla

La loi du SudÉditions Le Pelletier (p. 124-128).

QUAND LA DUNE PARLA

On entre par un col rocheux et c’est comme si l’on tombait tout à coup dans un autre monde.

Taghit, petit village kabyle, couleur d’or vieilli s’accroche aux dunes blondes.

Dans le fond, à perte de vue, l’Erg, la mer de sable, figée, au modelé éternel.

Ce qui m’émerveillait le plus, c’était ce sable que je devinais tiède et doux…

Aussi, sans plus penser qu’on m’attendait, je m’assis au bord de l’Erg, incompréhensiblement lumineux, qui semblait avoir gardé un peu de l’ardeur solaire. Et je demeurai là sur le sable, écoutant la dune frémir et geindre.

Car la dune parle.

Sous la pression des pas, sous l’influence des changements de température, sous le souffle du vent, sa voix mystérieuse et profonde, celle de Roul, le djinn qui égare les voyageurs, se fait entendre.

Et ce soir, pour moi seulement, la dune parla…

La nuit était tombée déjà.

Une ombre s’approcha. Je reconnus un spahi, un officier tout jeune encore. En arabe, il me lança une salutation traditionnelle à laquelle je répondis également en arabe.

Puis il baissa son visage vers moi, me regarda longuement et dit :

— Que fais-tu là, petite fille ? Est-ce que, toi aussi, tu rêves au passé ?

Je fus si surprise de ses paroles que je ne répondis pas.

Il continua :

— C’est vrai… Tu ne peux pas comprendre la langue où je mets mes songes. Tant mieux.

Et il s’assit à mon côté.

À vrai dire, sa méprise n’avait rien d’étonnant.

J’étais revêtue d’un serrouel brodé, ce large pantalon que mettent femmes et hommes, et j’avais une gandourah de laine blanche. Comme un vent léger soulevait, à la surface des dunes, une mince fumée de sable, j’avais recouvert mon visage d’un chèche, ce long voile de gaze blanche qu’on porte au Sahara.

Il ne voyait que mes yeux, qui sont vastes et sombres, et il pouvait fort bien me prendre pour une indigène.

Je restai immobile. Le rôle de confidente muette ne me déplaisait point. J’y trouvais un arrière-goût de péché et d’aventure qui me ravissait.

— Petite fille, continua-t-il dans cette langue que, pour lui, je n’entendais pas, petite fille, as-tu déjà souffert ?… Non ! il n’y a rien dans vos petites cervelles et dans vos grands yeux. Est-ce que même l’amour compte plus pour vous que l’eau qu’on cherche au puits le soir ?

« Si tu savais pourtant, comme il est merveilleux de sentir qu’un autre être possède tout de vous. Et même la torture de l’amour est si rare, si précieuse, qu’il faut la garder en soi, la faire vivre, ne jamais l’oublier.

« Je n’oublierai jamais.

« Car j’ai aimé. Elle était belle, et c’était une garce. Si elle revenait, je l’aimerais encore. Et peut-être parce qu’elle serait toujours une garce. Mais elle ne reviendra pas…

« J’étais un tout jeune officier dans une garnison sans péril. J’aimais mon métier. Et j’étais ce guerrier qui prend plaisir à dresser d’autres hommes à devenir comme lui des guerriers.

« Car nous avons, chez nous, cette mystique que tu ne peux connaître, puisque, chez toi, les hommes se battent naturellement.

« Et puis, elle est venue. Et je l’ai aimée. Et pour elle j’ai tout oublié, j’ai peut-être même trahi.

« Même si tu comprenais mes paroles, tu ne pourrais pas comprendre cela, petite fille…

« Trahi… »

Il frissonna.

— Oui… Trahi… Car, dès le jour où je l’ai connue, je n’ai plus rien connu qu’elle et j’ai abandonné mon métier. J’allais, je venais, je commandais encore, bien sûr, mais machinalement, et n’ayant en tête que mon amour.

« Or, un jour, j’avais annoncé mon départ pour la nuit. « Manœuvres », avait dit le colonel. « Contre-ordre », envoya le général. Et, fou de joie, j’abandonne le quartier, rentre à la maison.

« J’ouvre en vainqueur, tout guêtré, tout bardé de cuir, la porte de la chambre. Mon ordonnance, un balourd, un rustre renommé pour sa bêtise, était dans le lit…

« Et j’ai tué l’homme, parce qu’il était laid et qu’elle était blonde, fine, voluptueuse.

« Mon revolver était dans sa gaine, sur mon flanc.

« L’homme dormait, exténué. Elle aussi. La lumière ne les a même pas réveillés. Je me suis approché et, le canon sur la tempe de l’ordonnance, j’ai tiré.

« Puis — pourquoi te raconter tout cela ? — j’ai maquillé le crime. Il s’était suicidé, bien sûr, et elle aussi. Car je l’ai tuée ensuite, et j’ai dû la maintenir, car elle s’était réveillée et elle avait peur. Et je la tenais par les cheveux pour que le canon colle à sa peau et que la poudre marque…

Pendant qu’il parlait, je retenais un tremblement qui m’avait prise. Mais il me fallait tenir mon rôle de femme arabe qui ne comprenait pas. Et j’essayais, malgré ses paroles qui me faisaient horreur, de fixer sur lui le même regard vague.

— Ils furent deux morts, continua-t-il. Et la justice n’a jamais pu établir qui avait tiré le premier.

« C’est moi, c’est moi qui les avais tués, tu entends…

« Mais, depuis, sans que personne ne sache rien, je pleure. Et je suis venu au désert pour pouvoir mieux pleurer, pleurer sans larmes… Jamais encore, je n’ai trouvé de larmes… »

Je ne pouvais le consoler avec des mots.

Pourtant, dans ses yeux levés vers moi, je lisais une imploration.

je me sentais émue, cet homme, soudain abandonné, semblait m’appartenir, avec cette nuit si douce… Je l’attirai près de moi, sa tête sur mes genoux, et caressai ses cheveux…

Il poussa un grand soupir où toute sa peine semblait s’exhaler… Je le sentais trembler et, tout à coup, des larmes chaudes mouillèrent le serrouel, pénétrèrent jusqu’à ma chair…

Lorsqu’il se releva, longtemps après, il voulut parler.

Je lui imposai silence d’un doigt sur les lèvres. La nuit était ma complice et me permit de fuir.

Je n’avais pas prononcé un mot.

Il n’avait pas vu mon visage.

J’arrivai en retard au bordj militaire où je devais dîner, chez le chef de poste.

J’avais mis une robe du soir, des bijoux, coiffé mes cheveux d’un diadème, maquillé mon visage. Il ne restait plus rien de la petite sauvageonne des sables.

On plaisanta mon arrivée tardive.

— Mais c’est la dune qui m’a retenue par un coin de mon burnous, répliquai-je.

— Elle avait quelque chose à vous dire, sans doute ?

— Exactement !

— Et que vous a-t-elle confié ?

— Des secrets qui ne sont pas les miens…

Tout à coup, les mots s’arrêtèrent dans ma gorge. Dans la glace, en face de moi, je voyais le jeune officier spahi qui me regardait ardemment.

Il était très pâle.

Il m’avait reconnue, à mes paroles, peut-être, ou bien à un secret avertissement.

Je me retournai.

Quelqu’un nous présenta.

Il s’inclina sur mes doigts.

Et j’acceptai sa main qui, par deux fois, avait pressé une détente, jadis, en d’autres lieux, si loin, si loin…

Je lui souris.

— Je suis très contente de faire votre connaissance.

Et parce que, le même jour, deux femmes — car j’étais malgré tout deux êtres différents pour lui — deux femmes lui avaient pardonné, je lus dans son regard un tendre apaisement.