La gueuse parfumée/Le tor d’Entrays/09

Bibliothèque-Charpentier, Eugène Fasquelle (p. 224-227).

IX

les enfants sont fiers, mais les vieux peuvent s’entendre

Le père Antiq, lui, prenait moins bien la rupture.

Sous prétexte de s’intéresser aux affaires de Balandran, il avait causé, beaucoup causé, depuis ces quelques jours, avec l’huissier ordinaire de l’abbé Mistre, et questionnant en-dessous, sans en avoir l’air, plein de prudence et de rouerie, il avait fini par s’assurer de deux choses. D’abord, que l’abbé Mistre réellement avait en main de quoi provoquer la saisie d’Entrays, que les pièces étaient prêtes, le commandement même libellé. Mais il avait compris aussi que M. Blasy n’était ruiné qu’à moitié et que, bien conseillé, après la vente, étant donné sa maison de la ville et ce qu’on sauverait des griffes des hommes de loi, il pourrait se relever encore. Cela redoubla ses regrets, sa colère. La vue du Tor, disait-il, lui faisait saigner les yeux ; M. Blasy l’exaspérait.

De son côté, M. Blasy n’était pas sans avoir des inquiétudes. Quoiqu’il essayât de se faire illusion, il lui fallait bien s’apercevoir qu’à mesure que le mariage approchait, Jeanne devenait plus triste. Parfois il interrogeait Jeanne. Jeanne souriait, se disait heureuse, mais au fond ne répondait pas.

Un jour, les deux vieux, le père Antiq et M. Blasy, se rencontrèrent. Peut-être se cherchaient-ils. car, le matin même, Estève, revenu de Meouge, avait été surpris par le père Antiq, faisant ses malles, roulant ses tableaux, prêt à partir pour un long voyage ; et le même matin, M. Blasy, réveillé avant l’heure, avait vu dans le jardin, de sa fenêtre, mademoiselle Jeanne qui pleurait. C’est à la Garenade que la rencontre eut lieu.

Un vrai paradis de chasseur, la Garenade, avec ses grands bouquets de bois, ses pelouses semées de lavandes, et ses mille petites cavernes entre les blocs de poudingue éboulé. De tout ce qu’on avait vendu d’Entrays, la Garenade, à cause de ses rochers, était le seul coin qui ne fut pas défriché encore. M. Blasy l’aimait depuis que le mariage de Jeanne avec Anténor était conclu. Il venait y chasser quelquefois, et songeait à le racheter. Assis, le dos contre un arbre, le fusil entre les mollets, ses pieds guêtres dans l’herbe pierreuse, et regardant en face le soleil couchant, M. Blasy, ce soir-là, réfléchissait.

— Pourquoi Jeanne est-elle triste ? Pourquoi pleure-t-elle ainsi toute seule ? Si elle ne veut pas d’Anténor, qui donc l’empêche de le dire ? Elle se croit riche toujours, à même de choisir, et me sait bon, incapable de la violenter… Peut-être en aime-t-elle un autre ! Un autre ! mais qui, alors ? On n’allait que rarement à la ville, la jeunesse dorée de Canteperdrix ne venait jamais au château…

Puis, se rappelant tout d’un coup Estève, ses visites fréquentes avant le projet de mariage, et subitement interrompues depuis :

— Double brute ! s’écria-t-il.

À ce cri, un lapin attardé, queue blanche en l’air, fila d’un buisson. Emporté par son instinct de chasseur, M. Blasy visa, tira, tua ; et tandis que le chien s’ensanglantait les babines à rapporter la bête morte, M. Blasy se rasseyant, continuait :

— Oui ! double brute, c’est le mot. Double brute, et même triple brute, de n’avoir pas deviné déjà qu’il s’agissait d’Estève !

Au coup de fusil, le père Antiq, qui guettait M. Blasy, apparut.

— Bonsoir, père Antiq, je ne suis pas fâché de vous voir.

— Ni moi non plus, monsieur Blasy. Bien le bonsoir, monsieur Blasy !

— Voici bien longtemps qu’on n’a rencontré votre neveu, père Antiq ?

— Amoureux comme il est, monsieur Blasy, mettez-vous à sa place.

— Amoureux ?

— Amoureux, oui ! Et vous savez de qui, monsieur Blasy, conclut le père Antiq en s’asseyant, lui aussi, dans les cailloux et l’herbe.

Alors une conversation sérieuse et lente commença. M. Blasy dit ses soupçons, le père Antiq ce qu’il savait. Évidemment Jeanne aimait Estève, Estève aimait Jeanne. En ce cas, pourquoi restaient-ils ainsi buttés ? Pourquoi ne disaient-ils rien ?

— Les enfants sont fiers, monsieur Blasy !

— Oui, père Antiq, les enfants sont fiers, mais les vieux peuvent s’entendre.