La gueuse parfumée/Le tor d’Entrays/10

Bibliothèque-Charpentier, Eugène Fasquelle (p. 228-232).

X

comme quoi le tor d’entrays fut vendu

Les vieux s’entendirent.

Deux ou trois jours après cette conversation, mademoiselle Jeanne était au jardin, regardant ses passe-roses s’effeuiller à la brise matinale et les lourds taons rayés se rouler dans le pollen des fleurs. Quelqu’un sonna, Estève, à qui M. Blasy ouvrit la grille. Estève s’excusa : il partait le soir même pour un long voyage et n’avait pas voulu quitter Canteperdrix sans faire une visite au château. Mademoiselle Jeanne pâlit. Estève semblait embarrassé. M. Blasy se contenta de sourire.

Un peu plus tard arrivait le père Antiq, comme par hasard, sous prétexte de se procurer des greffes.

— Tiens ! te voilà mon neveu ?… Et bonjour, mademoiselle Jeanne…

Puis, hochant la tête et clignant son œil fin d’un air qui signifiait : Ça marche, tout est prêt ! il ajouta :

— Bonjour, monsieur Blasy !

M. Blasy souriait toujours.

On retint le père Antiq à déjeuner. Il résista, alléguant son costume, montrant ses guêtres, mais cela sans conviction, pour la forme : — Enfin ! puisque vous le voulez. Heureusement que j’ai passé une chemise blanche ce matin !

Or il l’avait mise exprès, le brave homme !

Pendant le déjeuner, qui fut long, les jeunes gens parlèrent peu. Ils se boudaient, donc ils s’aimaient encore ; et chacun reprochait à l’autre, intérieurement, de s’être, après tout, bien vite résigné. Mais le père Antiq et M. Blasy se montrèrent très-gais, trinquèrent beaucoup et se firent force signes par-dessus les plats. Vous eussiez dit, sauf leur âge, deux écoliers attendant l’effet d’une bonne farce ; et je ne jurerais pas qu’au dessert, l’un et l’autre ne fussent pas gris légèrement.

— Voyez, mais voyez donc, monsieur Blasy, on dirait qu’il se passe quelque chose !

En effet, depuis un moment il se passait quelque chose au Plus-bas-Tor. Les paysans, dans leurs parcelles, s’arrêtaient de travailler et regardaient, un pied sur leur bêche, quelqu’un vêtu de noir qui montait le chemin d’Entrays.

Ils s’appelaient, causaient par groupes.

— C’est peut-être la révolution, dit en riant le père Antiq.

— Non ! c’est l’huissier, répondit tranquillement M. Blasy.

L’huissier entra, apportant un papier timbré :

— « L’an 18…, le 19 mars, en vertu de la grosse dûment exécutoire des divers actes dûment passés chez maître Sube, notaire à Canteperdrix, dont copie est jointe à ces présentes, et à la requête du sieur Mistre (Hilarion), prêtre libre… »

Bref, l’huissier déclarait faire commandement au sieur Blasy de, dans trente jours pour tout délai, payer au dit sieur Mistre ou présentement à son huissier, la totalité de ses créances, ajoutant que, faute de payement, il y sera contraint par toutes voies de droit notamment par saisie réelle de ses immeubles et spécialement de la maison où il demeure, hypothéquée et affectée au payement en principal et accessoires du montant des susdites obligations.

— Ma foi ! Jeanne, dit M, Blasy, nous voilà ruinés ! Tu vois que ce n’est pas difficile. Et comme Jeanne ne comprenait pas :

— Mon Dieu, oui : monsieur votre père, tout cerveau fou qu’il soit, avait deviné vos calculs. Tu te sacrifiais pour moi, tu n’entendais pas qu’on me vendît mes rochers et mes lapinières. La vente ! Mais si Entrays se vend, il en mourra. le vieux bonhomme ! La vente est faite, et le vieux bonhomme n’est pas mort… C’est moi qui l’ai voulu ainsi. Demande au père Antiq, mon complice. C’est moi qui, sans rien dire ai rompu avec les Mistre et les Ambroise. Maintenant, les huissiers sont en campagne, tout Canteperdrix sait la chose. Mes amis cancanent au cercle, et les acquéreurs comptent leurs piécettes… C’est qu’elle s’obstinait, la petite têtue ! Et tu croyais que j’accepterais ? Allons, Jeanne ! ne pleure pas, avoue que tu avais mal, bien mal jugé ton père, et viens vite lui demander pardon.

Puis, l’embrassant :

— Que me faut-il pour être heureux ? Te savoir contente, un chien, un fusil et deux œufs durs dans ma carnassière… Je te demande pardon aussi, Jeannette, de te laisser pauvre par ma faute ; mais cela ne fait rien, n’est-ce pas ? Celui que tu aimais quand tu te croyais riche, te voudra bien encore aujourd’hui que tu ne l’es plus.

— Estève, entends-tu cela ? dit le père Antiq en poussant son neveu du coude.

Estève prit la main de Jeanne :

— Décidément, mademoiselle, il était écrit que ce serait moi qui ferais la demande en mariage.

Cependant, de tous les côtés, au Plus-bas-Tor, on voyait les paysans, assurés cette fois de la nouvelle, quitter le travail à mi-journée et redescendre vers Canteperdrix, pressés qu’ils étaient de se mettre en mesure pour la vente.

— Et vous, père Antiq ?

— Oh ! moi, mes précautions sont prises !… Tiens ! tiens ! mais c’est le jour du papier timbré semble-t-il : L’huissier s’arrête, fait signe à un homme, lui donne une feuille. C’est Balandran, parbleu ! L’abbé Mistre et sa nièce sont furieux, Balandran passera leur colère.

— Pauvre Balandran ! fit en trinquant M. Blasy.

— Eh bien, non ! s’écria le père Antiq, je ne sais pas si votre vin vieux m’a grisé… Balandran est mauvaise paye… mais aujourd’hui, vive la joie ! je lui prêterai ses cent écus !