La gueuse parfumée/Le tor d’Entrays/08

Bibliothèque-Charpentier, Eugène Fasquelle (p. 220-223).

VIII

estève se console

« … C’est la vérité, mon cher ami. Je voulais, quand j’ouvris la porte, brusquer l’abbé, tout dire à mon père. Mais si vous l’aviez vu ? Il était comme un enfant devant moi, pâle et tremblant quoiqu’il essayât de sourire. Alors, je n’eus plus qu’envie de pleurer. Il me demandait si j’acceptais M. Anténor pour mari, si je n’aimais personne. Je lui répondis que je n’aimais personne et que j’épouserais M. Anténor. Ne m’en veuillez pas de vous avoir évité, le lendemain, quand vous êtes venu au château ; mais mon père était là, dans la petite allée de groseillers, et je craignais de ne pas être maîtresse de mes larmes. D’ailleurs, à présent, que nous dire ? Oubliez-moi, Estève ; depuis deux jours j’essaie de vous oublier.

» jeanne. »

— Eh bien ! qu’y a-t-il ? interrompit le père Antiq, à qui, le soir, furtivement, tandis qu’il passait devant Entrays, mademoiselle Jeanne avait remis cette lettre.

— Il y a que c’est fini ! dit Estève.

Le père Antiq ne comprenait rien à tant de résignation. Doublement furieux du contre-temps : pour son neveu d’abord, mais surlout pour lui-même à cause de la belle occasion de s’arrondir qui lui échappait, il sortit de sa réserve habituelle. On le vit causer dans les rues, sous les couverts, à la grand’place, un peu plus qu’il n’aurait fallu. Les autres paysans le raillèrent, l’accusant d’avoir voulu acheter Entrays et son Tor à lui tout seul ; pas trop fort cependant ! car chacun, s’il avait sondé sa conscience, eût pu y retrouver les mêmes secrètes ambitions. Les paysans, jusqu’à ce jour-là, s’étaient montrés, à l’endroit du château d’Entrays, sobres de confidences mutuelles. Nul ne voulait avertir l’autre, par crainte de susciter un concurrent. Mais l’affaire une fois réglée et tout espoir de mise en parcelles anéanti, à la Coste, à Bourg-Reynaud, on ne se gêna plus. On se murmura dans l’oreille que le mariage de mademoiselle Jeanne et de M. Anténor n’était pour M. Blasy, ce songe-fêtes, ce mangeur, qu’un moyen de sauver sa fortune. On alla jusqu’à dire qu’il vendait sa fille. Les gens des bas quartiers, attentifs depuis si longtemps à suivre la mort lente de ce grand arbre bourgeois que rongeaient, par-dessous l’écorce, des insectes invisibles, avaient deviné bien des choses que la haute ville, la ville artisane et rentière ne soupçonnait pas.

Estève, lui, fatigué de ces commérages, mit un beau matin sac au dos et s’enfuit du côté de la vallée de Meouge peindre des rochers et des eaux, tranquillement. De nature un peu arabe et rationnellement fataliste, la pratique de la vie l’avait préparé à supporter sans trop de peine les plus vives désillusions. A Aix, comme tant d’autres étudiants, trop pauvre et trop pressé de travail pour se faire une maîtresse, il s’était jeté dans la débauche. Dès trente ans, il se croyait blasé ; il n’en conservait pas moins un cœur tout neuf, une imagination naïve, et mademoiselle Jeanne était vraiment son premier amour.

Le coup fut rude pour lui, mais la guérison d’autant plus prompte.

— « C’est avoir peu de chance, pour une fois que j’essaye. Baste ! se dit-il, on n’en meurt pas ! »

Maintenant il parcourait, sans trop songer à son malheur, Meouge et ses chemins en corniche tracés à vingt mètres au-dessus du torrent, dans le vif des parois calcaires. Il regardait, d’un œil à moitié consolé, ces grands blocs roulés, ces cascades, l’eau claire sur la roche aride, et, de loin en loin, coupant la vallée à angle droit, une gorge, une double pente verte comblée de noyers et de frênes, et tapissée de prairies si fort en pente, qu’elles avaient l’air de glisser.

Aussi, tandis que, rue du Riou, les paysans s’entretenaient du prochain mariage, que les bourgeois de la ville haute s’agitaient et que les artisans raillaient ; tandis que l’abbé Mistre, heureux du prétexte, traquait à mort l’infortuné Balandran ; tandis que le père Antiq, mécontent, accablait Cadet de bourrades ; tandis que M. Blasy promenait, d’Entrays au cercle, son ami Ambroise, vêtu de neuf, mais toujours gris ; tandis que madame Ambroise, enfin acceptée, remplissait Canteperdrix de son bruit et persécutait les couturières ; tandis que mademoiselle Jeanne dissimulait ses tristesses, et que le bel Anténor, faisant sa cour en règle, lui offrait régulièrement chaque soir d’énormes bouquets, régulièrement flétris chaque matin ; pendant ce temps, on aurait pu voir notre héros s’asseoir, la journée finie, dans quelque auberge villageoise, aux bancs de bois, aux tables luisantes, ou dans quelque moulin des montagnes, ébranlé par la rude secousse de la chute d’eau, et là, philosophiquement, arroser d’un verre devin du pays une cuisse de chevreau rôtie, une truite pêchée à la main, ou bien un de ces fromages si fins, gardés tout l’hiver dans la neige, et qu’enveloppe une triple couche de lavande en épis et de feuilles de noyer.

Estève songeait parfois à Entrays, à M. Blasy, si bête et si bon, à mademoiselle Jeanne si charmante ! mais c’était sans ennui, avec la sensation de vague et agréable tristesse qui vous reste d’un doux rêve évanoui.