La gueuse parfumée/Le tor d’Entrays/07

Bibliothèque-Charpentier, Eugène Fasquelle (p. 216-219).

VII

mademoiselle jeanne acceptera

Les gens qui habitent dans le voisinage d’une fontaine, accoutumés au bruit de l’eau, s’éveillent si, la nuit, elle cesse de couler. Tel M. Blasy sortit de sa rêverie, en s’apercevant que depuis quelques minutes l’abbé Mistre ne parlait plus.

L’abbé Mistre songeait, une main sur les yeux. Puis brusquement il releva la tête :

— « On pouvait s’arranger encore. N’était-il pas là, lui l’abbé Mistre ? N’aimait-il pas Entrays comme son propre bien et les Blasy comme lui-même ? Ce qu’il voulait, c’était sauvegarder les intérêts d’Anténor. Mais Anténor allait sur ses vingt-sept ans, et mademoiselle Jeanne était accomplie. Pourquoi ne pas s’entendre par un mariage que la Providence indiquait ? Le mariage sauvait tout et permettait de tout régler en famille. L’abbé ferait abandon des sommes personnellement prêtées ; il désintéresserait les autres créanciers, vendrait au besoin sa petite ferme, et se retirerait à Entrays, auprès de cet excellent M. Blasy, entre Anténor et Jeanne. »

Pour conclusion : mariage ou vente ! Le père Antiq avait deviné juste ; l’abbé, en cette affaire, jouait double jeu.

La mise en parcelles d’un domaine comme Entrays constituait, dans tous les cas, une spéculation fort productive ; et, quoique peu révolutionnaire de sa nature, l’abbé Mistre, homme de fait avant tout, n’avait jamais hésité à compléter l’œuvre de la révolution en détaillant très-cher aux paysans les biens nationaux détenus par la bourgeoisie.

D’autre part, sa position à Canteperdrix était, en somme, équivoque. Curé sans paroisse, au plus mal avec son évêque, et n’ayant gardé du prêtre que la soutane, il vivait seul à la campagne avec son petit-neveu et sa nièce, madame Ambroise, une forte brune, jadis belle. J’oubliais monsieur Ambroise, mari de la nièce, et père putatif du jeune Anténor. Mais c’était une sorte de paysan vêtu en bourgeois, ivrogne et résigné qui buvait et ne se montrait guère.

Toutes ces choses faisaient sourire ; et les dames de la ville qui allaient volontiers, une fois par hasard, comme en passant, boire le lait chez les Mistre, ne les eussent pas, certes, reçus. L’abbé, soit ! par respect pour sa soutane, mais point la nièce.

En s’alliant avec la famille Blasy, si respectée, l’abbé Mistre frappait un coup décisif. Il entrait, lui et les siens, dans la haute société (les villages ont leur haute société), par la grande porte. Soutenu désormais, il poussait Anténor dans la carrière des honneurs : maire, conseiller général, que sais-je encore ? Lui-même devenait une puissance et, par avance, il se figurait le jour, jour de délicieuse vengeance ecclésiastique ! où son évêque, qui depuis dix ans tenait rigueur, serait obligé de compter avec l’abbé Mistre.

A mesure que l’abbé Mistre parlait, il semblait à M. Blasy qu’on lui enlevât un grand poids de sur la poitrine. Plus d’affiches blanches, plus de ventes, plus de regards railleurs, plus d’hypocrites condoléances. Toutes ses craintes se dissipaient. Il voyait le mariage se faire, Entrays restauré, Jeanne heureuse… Jeanne ! Dire que par sa faute à lui, un instant Jeanne s’était trouvée ruinée, réduite au triste état des filles pauvres de province.

— Monsieur l’abbé, monsieur l’abbé, que du moins Jeanne ne se doute de rien !

Et, se versant du cognac coup sur coup, il pleurait et s’injuriait : — Ah ! grand enfant ! Ah ! vieil imbécile !

Puis une idée lui vint : idée affreuse, qui le fit pâlir.

— Mais si ma fille… si Jeanne… ne voulait pas ?…

— Mademoiselle Jeanne voudra !

— C’est que, voyez-vous, je connais Jeanne, fit le bonhomme subitement dégrisé et redevenu digne. Sachant nos affaires elle se sacrifierait, se marierait contre son gré, pour me sauver de la honte. Impossible !… Ecoutez, monsieur l’abbé, Jeanne ignore tout, se croit riche ; si elle accepte, bien ! Il n’y aura pas dans Canteperdrix père plus heureux que moi. Sinon, vous pouvez vendre. Jeanne restera pauvre, pauvre par ma faute, mais libre… Et que l’âme de sa mère me pardonne !

— Mademoiselle Jeanne acceptera, mon cher monsieur Blasy, dit l’abbé avec un regard fin.

Depuis un moment, il entendait comme un bruit furtif vers la porte ; il savait que Jeanne écoutait.