La gueuse parfumée/Le tor d’Entrays/06

Bibliothèque-Charpentier, Eugène Fasquelle (p. 211-215).

VI

les petits papiers de l’abbé mistre

A six heures du matin, au petit jour, Cadet et le père Antiq étaient depuis longtemps partis, mais notre peintre dormait encore. L’infortuné Balandran cognant à la porte, l’éveilla.

— Excusez, monsieur Estève, c’était pour dire à votre oncle que mademoiselle Blasy se marie…

— Parbleu ! fit l’artiste, je le sais bien.

— … Avec M. Anténor.

— Anténor ! Qui ça Anténor ?

— Anténor, vous savez, le neveu de l’abbé Mistre.

Et Balandran, tandis qu’Estève s’habillait, raconta comme quoi M. l’abbé, traversant la ville sur sa mule, avait partout annoncé la chose. C’était résolu, conclu, fait ! Tellement que l’abbé se trouvant, à cause de ce mariage, forcé de réaliser ses fonds, le traquait, lui Balandran, et avait juré, le matin même, d’être inexorable. Mais Balandran comptait sur le père Antiq, son vieil ami, lequel, d’ailleurs, le Tor d’Entrays ne se vendant pas, n’avait plus de raisons pour refuser…

Hélas ! Balandran en était encore à la moitié de son histoire, que déjà Estève avait dégringolé l’escalier, et filait à grands pas dans la rue, heurtant les groupes matinaux des paysans, et prêtant à rire aux commères, qui, sur le bas des portes, du haut des perrons, quelques-unes d’une fenêtre à l’autre, s’entretenaient de l’événement.

Estève ne voyait ni paysans ni commères, et, sorti de la ville, le portail Saint-Jaume dépassé, il ne remarqua pas davantage, quoique peintre, combien le paysage à l’aurore était beau. Le soleil pointait au-dessus des roches, et colorait d’un reflet rose les buis humides, les hièbles frissonnants, et les étendues de lavande. L’air sentait bon. Les deux rivières, comme réveillées, précipitaient leurs flots plus joyeusement. Là-haut, sur le toit du colombier d’Entrays, unique et clair, un rayon brillait.

Bien des fois, sur ses toiles, Estève avait essayé d’exprimer ces choses inexprimables. Bien des fois, n’ayant que des couleurs pour rendre la nature, et ne pouvant traduire ni ses parfums ni ses voix, il lui était arrivé, en face de pareils spectacles, de se décourager, de maudire son art. Il n’y songea point, certes, ce matin. Ce matin-là, sur la nature planait une longue et mystérieuse silhouette : la silhouette d’Anténor ; et le frisson des bois, le bruit des rivières, cris d’oiseaux réveillés et battement lointain des moulins et des meules, tout, le long du chemin, semblait prendre une joie malicieuse à répéter sans cesse : — Anténor ! Anténor !

Balandran n’avait pas menti ; M. Anténor devait réellement épouser mademoiselle Jeanne.

La veille, tandis qu’on festoyait dans la maisonnette du père Antiq, l’abbé Mistre, s’étant invité, dînait à la table de M. Blasy. Repas maussade s’il en fût ! Mademoiselle Jeanne, qui, pour sa grande demande en mariage, avait compté sur le tête-à-tête du dessert, s’impatientait et boudait. M. Blasy semblait à la gêne. L’abbé Mistre, préoccupé, demeurait rêveur entre deux plats, oubliant parfois de se verser à boire. Le café servi, mademoiselle Jeanne prétexta d’une migraine légère et se retira.

Alors l’abbé Mistre avait sorti des profondeurs de sa soutane les inévitables papiers d’affaires, puis les déposant sur la table, s’était mis, onctueux et discret, à dérouler des plans, à étaler des chiffres.

Depuis longtemps la situation était grave ; mais cette fois, il n’y avait pas à dire, M. Blasy se trouvait ruiné, irrémédiablement ruiné. Deux ans auparavant, tout aurait pu s’arranger encore, à la condition que M. Blasy suivît les conseils désintéressés de l’abbé Mistre : diminuer ses dépenses, se retirer à la ville, installer à sa place un brave fermier avec sa famille de travailleurs ; associer le travail des autres à son capital, se fier à leur probité pour l’égal partage des récoltes, courber en un mot sa tête de propriétaire foncier sous les fourches caudines du métayage, telle eût été la solution logique, pratique. M. Blasy n’avait pas voulu écouter. Maintenant il était trop tard.

Ce bon monsieur Blasy croyait sincèrement s’être rendu fort utile à son pays, pour quelques conseils d’agronomie transcendante jetés aux paysans railleurs, par-dessus la haie, en passant. Il regardait comme un point d’honneur, un devoir même, de tenir jusqu’au bout son rôle de gentilhomme agriculteur et chasseur. Quoi ! ne plus courir le pays la carnassière au dos et le Lefaucheux sur l’épaule ! ne plus faire feu de ses souliers ferrés dans les cailloux roulants des pentes ? ne plus présider de comices ! ne plus acclimater des poules étranges, ne plus exposer des coqs hérissés et bizarres ! ne plus décacheter, au cercle, d’un doigt brusque et d’un geste imposant, le Journal des chasseurs ou bien la Revue agricole de la zone de l’olivier !

C’est à ce jeu que le bon M. Blasy, sans trop s’en douter, avait vu s’écouler sa fortune. Quelques besoins d’argent immédiatement satisfaits, grâce à l’obligeante intervention de l’abbé Mistre ; de petits emprunts, puis de gros, les terres peu à peu hypothéquées, tout cela mené sans bruit, avec une discrétion ecclésiastique et notariale ; et maintenant c’était la vente, Entrays dépecé bribe à bribe par la fourmilière des paysans.

Il le fallait ! L’abbé Mislre n’était point riche. Ne devait-il pas compte du peu qu’il possédait aux pauvres et à son neveu ? D’ailleurs, pour rendre ces petits services, plus d’une fois il avait emprunté lui-même. Les créanciers ne voulaient plus attendre…

Et l’abbé Mistre tripotait ses petits papiers, suivant les additions du doigt, calant avec le carafon de cognac et les demi-tasses, les coins de son plan toujours prêt à se recroqueviller ; tandis que, perdu dans d’amères réflexions, le pauvre M. Blasy regardait machinalement, sur le mur de la salle à manger, entre une perdrix blanche et un lièvre noir, — coups de fusil rares ! — le grand-duc empaillé qui ouvrait dans l’ombre ses yeux d’or.