La gueuse parfumée/Le tor d’Entrays/05

Bibliothèque-Charpentier, Eugène Fasquelle (p. 205-210).

V

le chateau d’entrays, le plan, le tor

Entrays, le tor, deux mots qu’il faudrait expliquer. Car, si les Français connaissent de leur langue ce qu’on peut en apprendre dans les livres, il en est une non moins belle que, malheureusement, ils ignorent, ou que plutôt ils ont désapprise. C’est la langue terrienne et cadastrale, celle des champs et des aïeux, laquelle, d’un mot spécial, note tous les accidents de terrain, tous les détails du sol, tous les aspects de la patrie et qui, une fois bien connue, dispenserait d’inutiles descriptions les auteurs de récits rustiques.

Charles Nodier, vers 1840, enseignait à l’Académie quelle espèce de vallée est une combe. Alpin au lieu d’être du Jura, il nous eût dit ce que signifie entrays, ce qu’est un tor, ce qu’est un plan, et pourquoi il ne faut pas confondre l’un et l’autre.

Aucun paysan ne s’y trompe : Entrays (inter aquas) est forcément une pointe de terre entre deux cours d’eau. Un plan est une plaine surélevée dominant vallées et rivières. Tel le plan d’Entrays dont nous parlons, situé à cent mètres au-dessus des limons de Buëch et des graviers blancs de la Durance. On appelle tor un plateau moindre accoté au plan comme un palier d’escalier le serait à une terrasse, et quand il y a, sur le flanc de la vallée, plusieurs de ces gigantesques paliers, ils se distinguent par la dénomination de Tor-le-plus-haut, Tor-du-milieu, et Tor-le-plus-bas.

Entrays, au-dessous de son plan, n’a que deux tors.

Sans être de grands savants, nos paysans de Canteperdrix ont peut-être trouvé l’explication géologique de ce plan d’Entrays et des deux tors qu’il domine.

Est-ce pure ingéniosité ou souvenir de quelque tradition lointaine ? Mais tous les paysans de Canteperdrix vous raconteront qu’autrefois un lac immense, barré par le roc de la Baume et celui de Champ-Brancon alors soudés, et dans lequel se perdaient les deux rivières, couvrait tout le pays, par-dessus Entrays, au nord de la ville. Puis un jour, sous le poids, le barrage avait cédé. Une brèche s’était ouverte, el les eaux se précipitant, l’immense déversoir s’abaissant, le niveau du lac s’était abaissé aussi, laissant à découvert une première plaine. Des siècles plus tard, nouvelle brèche : une seconde plaine apparaissait, le Tor-le-plus-haut, cette fois ; puis le Tor-le-plus-bas , jusqu’à ce que, dans une dernière convulsion, la vallée tout entière eût pris sa forme actuelle.

Elle fait est qu’il serait difficile d’expliquer par une autre hypothèse la formation de ces trois plateaux échelonnés, leurs surfaces mathématiquement horizontales et parallèles, la coupe strictement perpendiculaire de leurs flancs taillés droit comme d’immenses murs, et la quantité de galets roulés, pareils à ceux de la Durance, que l’on y rencontre partout.

De temps immémorial, la vallée et le plus bas Tor appartenaient aux paysans de Canteperdrix : champ étroit pour leurs bras, et qui, à les nourrir, suffisait à peine. Aussi regardaient-ils d’un œil d’envie le Tor-le-plus-haut et le Plan.

Avant 89, Entrays, plan et tor, était fief, avec droit de colombier et de garenne, ainsi que le témoignent encore quelques trous à lapins entre quelques maigres touffes de lavande, et une construction ayant apparence de tour, plantée en avant du château, sur la pointe extrême du promontoire, tour que l’on prendrait pour un donjon féodal, vu son site escarpé et sa mine bourrue, sans la triple ceinture de briques jaunes vivement vernissées, qui l’enserrent à mi-hauteur et furent placées là évidemment pour garantir les pigeons seigneuriaux des escalades de la fouine.

Vendu comme bien national en 94, et acheté par un riche bourgeois, le Tor d’Entrays n’avait pas changé de destin en changeant de propriétaire. Le domaine, trop vaste, restait peu ou point cultivé. Il aurait fallu des mille et des mille écus pour le mettre en état. Parfois le grand-père de M. Blasy, parfois son père y avaient songé ; mais, les premiers arbres coupés, les premiers tombereaux de cailloux enlevés, ils s’étaient bien vite arrêtés devant la dépense. Les paysans de Canteperdrix soupiraient, voyant tant de bonne terre perdue.

— Ah ! si c’était nôtre ! disaient-ils.

Mais quelle joie quand les maîtres d’Entrays, un peu gênés, se décidaient à vendre un coin de leur bien, quand les petites affiches blanches : Étude de maitre Beinet, Vente par licitation, annonçaient la grande nouvelle. Alors, partout dans Canteperdrix, de la Coste à Bourg-Reynaud, au Riou, rue Chapusie, à la Pousterle, chacun par avance choisissait une parcelle selon son cœur, et ces soirs-là, dans les vieux quartiers, vous auriez pu voir bien des calens briller à travers les étroits carreaux passé l’heure ; vous auriez pu entendre, quand tout le monde était censé endormi, les tiroirs s’ouvrir discrètement et les écus sonner sur la planche en noyer des familiales tables-fermées.

Ces mises en parcelles de gros domaines deviennent plus communes chaque jour. Les anciens tenanciers, avocats, médecins, notaires, après s’être longtemps entêtés à garder des terres qui les ruinent, ont fini par se fatiguer ; et le moment n’est pas loin où tout Canteperdrix appartiendra aux paysans. Nos paysans savent cela et ne se gênent guère pour déclarer que la terre doit être à qui la travaille.

Sur la grand’place, l’été, à l’ombre des ormes ; au soleil, l’hiver, le long des remparts ; et, quand il pleut, dans le vestibule de la maison commune, les gens de Canteperdrix ont coutume de s’assembler, passé midi, tous les dimanches. Ils causent du temps, des récoltes. C’est là que s’adressent les propriétaires qui ont des travailleurs ruraux à louer. Grève inconsciente, mais d’autant plus terrible, et continuée depuis des siècles.

Sur un terroir en pente, rebelle à la charrue, où les bras font tout, le triomphe tôt ou tard devait rester aux bras. Il n’y a plus que les vieux et les très-vieux qui se souviennent du temps où le paysan se louait quinze sous par jour. C’était le paradis des propriétaires. On les saluait de loin et très-bas. Chaque matin, l’homme de confiance, le canier, debout devant la grande table, remplissant les fiasques de piquette aigrie, et, plongeant une fois pour chacun la cuiller de bois dans le pot plein de fromage fermenté : — Toi, Peyre, va-t’en à Toutes-Aures ensemencer les luzernes ; toi, Jaume, à Pérésous, aux Aygatières…

Quinze sous par jour ! Aussi, mes amis, quelle vie ! Le soir, au retour des champs, quand toutes les cheminées fument, ce n’était pas une fumée bien grasse qui montait sur les bas quartiers de Canteperdrix. Par bonheur, les paysans, de père en fils, avaient conservé chacun leur lopin de terre ; et ce lopin de terre, si maigre qu’il fût, les affranchit, — « Ayant fait vivre nos vieux, lui dirent-ils, tu nous feras vivre ! » Ils se renfermèrent en lui, et se mirent à l’aimer d’un grand amour.

Tout en travaillant chez les autres, c’est à sa terre que le paysan songeait. La journée finie, s’il était dans le quartier, ses bras se retrouvaient pour lui donner, à cette chère terre, quelques coups de pioche. On vit des enragés qui travaillaient ainsi, de nuit, à la lune. Le dimanche, jusqu’à midi, pas un n’y manquait. Au bout de l’année, tout le monde avait vécu ; du foin dans le grenier, du vin à la cave, autour de la chambre des sacs de blé en procession, et les pièces de quinze sous des propriétaires restaient intactes. Les propriétaires pouvaient venir maintenant : — C’est vingt sous qu’il nous faut, sans quoi nous travaillons pour nous autres. Puis vingt-cinq sous, puis trente sous, puis quarante avec une bouteille de bon vin en plus.

Voilà comment les paysans s’enrichirent, comment les propriétaires se ruinèrent, et pourquoi les paysans s’achètent du bien avec l’argent des propriétaires.