La gueuse parfumée/Le tor d’Entrays/04

Bibliothèque-Charpentier, Eugène Fasquelle (p. 200-204).

IV

le roman d’estève

Estève, neveu du vieil Antiq et, dès l’enfance, orphelin de père et de mère, était peintre, quoique né de paysans. Sa vocation se déclara dès le collège : chez nous, les gens des bas quartiers, pour peu qu’ils soient aisés, envoient volontiers leurs enfants apprendre un an ou deux, sans but déterminé, quelques bribes de latin combinées avec quelques notions d’arpentage.

Sorti du collège, un dessin d’Estève, représentant je ne sais quel pauvre diable mendiant et fou, du nom de l’Amitié, avait mis tout Canteperdrix en rumeur. Le capitaine du génie, charmé, voulut employer le jeune artiste dans ses bureaux de la citadelle. Puis, s’étant pris d’affection pour lui, il décida le père Antiq. Le père Antiq déroula la grande bourse en toile, et le neveu partit étudier la peinture aux écoles d’Aix.

Logé chez un cousin aubergiste à la Bourgade, Estève ne coûtait pas davantage que s’il eût été apprenti ; et le vieil Antiq, qui pour rien au monde n’aurait consenti à faire du fils de sa sœur un curé, un droits-réunis ou un poëte, le vieil Antiq, épris avant tout de travail et de réalité, l’avait vu sans trop de déplaisir entreprendre un métier, quasi manuel à son idée.

Car, tout en ayant pour les œuvres d’Estève un respect instinctif et comme une admiration vague, le rude vieillard ne distinguait guère ce qui pouvait séparer son art de l’art ingénieux du peintre-vitrier. Et tandis que le neveu, dans la bonne ville du roi René, partageait son temps entre ses travaux de jour à l’école de dessin et les traditionnelles battues au chat menées la nuit, avec cors et flambeaux, en compagnie d’étudiants, à travers les rues herbeuses ; l’oncle, tout en passant son champ, tout en binant sa vigne, voyait dans un rêve, sur la grande place, une belle boutique, peinturlurée de losanges aux vives couleurs, et debout en haut d’une double échelle, Estève qui peindrait, au milieu de la stupéfaction générale, des attributs et des enseignes comme Canteperdrix n’en aurait jamais vu.

Estève avait laissé son oncle croire ce qu’il voulait, et continuait tranquillement ses peintures, à Marseille l’hiver, et, dans la belle saison, à Canteperdrix, où il s’était installé un atelier dans le grenier même de l’oncle. Les tableaux d’Estève, nets, heurtés ; ses aquarelles claires ; paysages méditerrannées blancs et bleus, graviers de la Durance aveuglants sous le soleil et piqués de quelques touffes d’osiers maigres et de tamaris, landes de galets rouges, torrents roulant dans les rochers gris, Estève peignait tout cela, et tout cela, ma foi ! se vendait. Le cercle des Beaux-Arts poussait Estève ; une compagnie maritime lui avait confié la décoration d’un paquebot. Bref, Estève gagnait sa vie, et l’oncle étonné d’abord, mais voyant que l’argent tombait, finit par prendre son parti de ce métier bizarre auquel il ne comprenait rien.

— Parfaitement ! c’est moi qui paye la fête, s’écriait le peintre en remontant de la cave. Il avait des araignées au chapeau, et dans chaque main une vieille bouteille.

— Les bêtes mangent, régalons-nous ! Je veux que ce soir toute la maison soit en joie.

Et pourquoi Estève voulait-il que toute la maison fût en joie, pourquoi avait-il lâché la chèvre, prodigué les pommes au cochon, le foin à l’âne, et mis l’étable sens dessus dessous ?

Estève allait se marier.

— Avec qui ?

— Avec mademoiselle Jeanne, la propre fille de monsieur Blasy, propriétaire du château d’Entrays.

— Tu es fou, garçon ! Oui, pour sûr, la tête t’aura viré, murmurait le père Antiq, plissant avec incrédulité son petit œil clair qu’illuminait pourtant l’espérance. Epouser mademoiselle Blasy ! Toi, un fils de paysan ? Mais elle a refusé des percepteurs, des notaires ! Puis, regarde un peu ta tournure : cette veste de velours, ces guêtres ! Et le père Antiq, pour la première fois de sa vie remarquait, non sans amertume, le débraillé pittoresque de son cher neveu.

C’est qu’en effet le mariage d’Estève, se faisant, changeait bien des choses. L’abbé Mistre alors rompait avec M. Blasy, le traquait pour ses hypothèques, et le château d’Entrays se vendait.

Or voici l’histoire qu’Estève raconta. Elle est simple. Roulant la campagne avec son attirail de peintre, souvent il avait rencontré M. Blasy, marcheur intrépide et grand chasseur. On se lia. Estève fut présenté au château et vit mademoiselle Jeanne. Estève et Jeanne, naturellement, s’aimèrent. Et comme Estève, depuis trois mois, hésitait toujours à faire sa demande ; comme mademoiselle Jeanne, sous un air d’apparente douceur, cachait une réelle énergie, il avait été décidé entre les deux amoureux que, pour en finir, mademoiselle Jeanne, le soir même, devait, au nom du trop timide Estève, demander sa propre main à son propre père.

— Quelle brave fille, cette mademoiselle Jeanne ! disait le vieil Antiq ; vive comme l’eau, et franche, et point fière ! Le père fera ce qu’elle voudra. Brave homme aussi, ce M. Blasy ! Un peu imaginaire, par exemple, avec ses sarcleuses, ses faucheuses, et ne s’entendant guère à la conduite des biens ; mais brave homme ! Ce n’est pas lui qui, comme tant d’autres beaux messieurs, passerait à côté de vous sans rien dire ! Au contraire : — Eh hien ! père Antiq, ça se fait-il ? — Un peu dur, monsieur Blasy : la terre n’a pas son sang. — Il nous faudrait quelques gouttes de pluie.

Et le père Antiq riait et buvait, s’exaltant. Mais Estève ne l’entendait plus. Son rêve était à Entrays. Il voyait le petit château à tournure rustique et féodale, les granges, la cour, le colombier. Il entendait dans son bassin de pierre froide, la fontaine claire chanter. Il pensait à Jeanne.

— Allons, les enfants, à la couche ! dit tout à coup le vieux, en décrochant du mur le calen huileux, de forme romaine.

Éveillé subitement, Estève se mit à la fenêtre et regarda. La rue était déserte. Portes closes, point de lumières, et pour tout bruit l’appel mélancolique du crieur d’eau qui, soufflant dans une coquille marine percée par le bout, s’en allait à travers les quartiers paysans annoncer l’heure des arrosages.