La gueuse parfumée/Jean-des-Figues/25
XXV
une idylle
Les songes heureux s’en vont d’ordinaire aux premiers rayons, comme la rosée. Cette fois, chose singulière, quand le matin vint me réveiller, je m’aperçus que mon rêve ne s’envolait point. Un vrai soleil entrait par les rideaux et se jouait sur une foule de réalités charmantes dont la moins charmante n’était pas Roset qui s’étirait les bras en riant.
— Quels grands yeux tu fais, Jean-des-Figues ?
— Pour mieux t’admirer, mon enfant !
— Oh ! non, Jean-des-Figues, ne mens pas, c’est mon appartement que tu admires. On n’en voit guère de pareil : pas commode, mais original. Mon imbécile de Valaque a pris cela tout fait dans un livre… Et de sa petite main brune elle me montra un livre à riche reliure qui se promenait dans les coussins.
Horreur ! ce livre c’était mon livre, et l’hôtel de Roset, je m’en apercevais enfin, la description réalisée du palais idéal bâti pour mon héros. O profonde et comique humiliation des poëtes et de la poésie ! Cet hôtel où je m’éveillais, ma fantaisie l’avait créé tout entier depuis la première marche de son escalier de marbre jusqu’à la plus haute ciselure de son toit doré ; le galant encadrement des glaces, les plis amoureux des tentures, j’avais tout trouvé, tout imaginé ; cet oreiller mignon, c’est moi qui en avais choisi la dentelle, et ce peignoir de soie blanche où Roset s’enveloppait si bien, c’est moi encore qui en avais compté les broderies à jour, les nœuds de rubans et les échancrures. Or, pendant que je soupirais ainsi après un paradis chimérique, le Valaque prenait mon rêve tout fait, tranquillement, et pour rendre la dérision plus amère, dans cet écrin qu’il me volait, qui installait-il ? Roset, ma petite perle noire !
— Ah ! nom de sort ! m’écriai-je en faisant voler le malheureux livre par la fenêtre.
Roset, qui ne comprenait rien à cette subite fureur, s’imagina que j’étais jaloux, et fut ravie :
— Ne pense plus au Valaque, me dit-elle ; c’est moi qui ai eu tort de t’en parler. Mais si tu veux, je vais demander huit jours de congé à mon théâtre, et nous les passerons tous deux à la campagne.
Ce projet ne me déplut point. Un bois, quand il s’agit d’encadrer une jolie fille, vaut les plus riches hôtels du monde ; et là, je n’avais pas à craindre que l’ombre du Valaque m’importunât. Vite en chemin de fer ! Nous sautons du wagon aux premiers arbres, et nous voilà partis à la découverte d’un bois.
— En voici un qui sera complet avec deux amoureux, s’écriait Roset de temps en temps, il est déjà plein de fleurs et de tourterelles ! Mais, au bout d’une heure, on y découvrait des peintres, il fallait s’en aller plus loin.
Nous passâmes ainsi les huit plus beaux jours dont je me souvienne, mais presque sans m’en douter, car notre pauvre nature humaine est ainsi faite, que si le regret n’existait pas, le bonheur n’aurait de nom dans aucun dictionnaire. Loin des autres, tout à Roset, je me laissais aller à être amoureux naïvement. Je ne m’occupais pas de savoir, comme à Canteperdrix, si mon amour ressemblait bien à celui de pauvre Mitre. Grisé par l’odeur qu’ont les bois au printemps, je ne m’inquiétais guère non plus des railleries qu’un pareil retour de passion n’aurait pas manqué de provoquer parmi mes amis du cénacle, et je crois, Dieu me pardonne, que Roset me demandant comme autrefois : — Et si je te quittais, Jean-des-Figues ?… Jean-des-Figues aurait répondu : — Si tu me quittais, Roset, j’en serais malheureux autant que Nivoulas !
Mais Roset ne me le demanda pas, Roset avait bien autre chose à faire. La grande nature la transportait ; aux moindres ondulations du terrain : — Tiens, ça monte !… Tiens, ça descend !… Et c’étaient des éclats de rire. Elle avait voulu, pour mieux courir, quitter ses bottines à haut talon et ses jupons à créneaux. J’eus le bon goût de l’en dissuader. Laissons dire les faux rustiques. La nature est bien assez luxueuse pour que tout luxe soit en harmonie avec elle. Une marche de marbre rose l’ait à merveille envahie par la mousse et cachée à demi sous les rosiers d’un parc devenus buissons, et la robe de Diane de Poitiers, ourlée d’or et de perles fines, ne devait pas vraiment avoir mauvaise grâce à tramer sur le gazon des pelouses dans les forêts royales de Chambord ou de Chenonceaux.
Mais c’est Roset qu’il fallait voir étendue paresseusement sous son ombrelle au milieu des herbes du bon Dieu, avec sa robe de soie voyante, ses pompons, ses rubans flottants et ses dentelles, et ses gants étroit boutonnés, et ses délicates chairs parisiennes d’où s’exhalait un fin parfum de boudoir qui devait bien étonner les fleurs.
Roset n’aurait plus quitté les bois dont les belles futaies humides l’étonnaient en la ravissant autant qu’une forêt vierge et ses lianes. Roset ne connaissait, comme moi, que les belles aridités du midi provençal, ses côtes plantées d’oliviers couleur d’argent et d’amandiers au feuillage pâle, ses rochers couverts de lavande et ses ravines brûlées du soleil, sans un brin d’herbe, où coule sur la marne bleue un mince filet d’eau claire.
Ici, au contraire, la verdure et l’eau, les fleurs humides, les mousses mouillées où le pied s’enfonce, et partout, même aux endroits élevés du bois où n’apparaissent ni étang ni fontaine, un bruit d’eaux cachées qui vous environne, comme si de petites sources couraient de tous côtés sous vos pieds en nombre infini, et montant par d’invisibles canaux dans l’intérieur des hautes herbes et jusqu’à la cime des grands arbres, venaient se résoudre en vapeur sur la surface veloutée des feuilles et affluer plus abondantes aux lèvres toujours fraîches des fleurs.
— C’est plus beau, disait Roset dans son enthousiasme, oui, c’est encore plus beau que le travers des Sorgues à Maygremine !
La pluie elle-même ne nous arrêtait pas, et je me rappelle que nous fîmes notre dernière promenade par une de ces pluies mêlées de soleil dans un joli ciel gris couleur de perle, qui conviennent aux mignons paysages des environs de Paris autant qu’un soleil bleu à une olivette, et qui les embellissent même comme certaines beautés de femme à qui va bien le demi-deuil.
Quelle fraîcheur il faisait ! on eût dit que toutes les petites sources invisibles avaient fait irruption cette fois, entr’ouvrant les rudes écailles de l’écorce ou brisant la fine enveloppe des feuilles et des fleurs. Sous chaque arbre, sous chaque brin d’herbe sourdait un filet d’eau, et c’était, le long des étroits sentiers creusés dans le sable jaune, un murmure sans fin de ruisselets d’une heure et de cascades improvisées.
Un ébénier en fleur, planté dans un coin sauvage par le caprice de quelque forestier, avait l’air d’un vrai lustre d’église avec ses longues grappes toutes chargées de clairs diamants. Sur les pentes la mousse brillait, largement imprégnée d’eau, et les branches basses des châtaigniers étaient souillées de terre humide. Plus de jacinthes bleues, plus de jacinthes blanches, il ne restait que leur frêle tige aux feuilles lustrées. Les fleurs du muguet, soie délicate fripée et fondue par l’averse, faisaient peine à voir comme des fillettes en robe claire que la pluie aurait surprises au sortir du bal ; les oiseaux prisonniers pépiaient dans les arbres, les feuilles s’égouttaient à petit bruit sous le couvert, et à certaine place où Roset une heure auparavant m’avait fait remarquer, non sans baisser les yeux d’une façon fort comique, un peu d’herbe foulée de la veille et un ruban perdu, nous retrouvions, tranquille entre les arbres, une petite flaque d’eau, marais microscopique où se mirait l’envers des feuilles et d’où sortaient frissonnant à la brise comme des touffes de joncs les pointes du gazon noyé.
Nous rîmes un moment comme des fous à ce spectacle. Mais notre gaieté ne dura guère… Les huit jours étaient écoulés ; le Panthéon, bleu de vapeur et pareil à une montagne, se dressait au loin par-dessus les arbres ; cela nous fit songer qu’il fallait regagner Paris.