La gueuse parfumée/Jean-des-Figues/24

Bibliothèque-Charpentier, Eugène Fasquelle (p. 134-139).

XXIV

le songe d’or

Est-il rien de plus agréable que de faire son tour de boulevard après un bon dîner, le cigare aux dents et la lèvre parfumée encore d’un nuage de fin moka ou d’une goutte de vieux cognac roux comme l’ambre ? de sentir sous le sein gauche la douce et pénétrante chaleur que communique au cœur un gousset bien garni ? et, fermant les yeux à demi pour concilier les béatitudes de la digestion avec les nécessités de la promenade, de tout confondre en un même désir voluptueux, l’Idéal, le Réel, l’ombre de la demoiselle qui passe et les mille visions charmantes qui vous dansent dans le cerveau ?

Je me trouvais un soir dans ces dispositions. Mon étude publiée sans nom d’auteur — on fit courir le bruit que c’était l’œuvre d’une grande dame fort lancée — ayant obtenu quelque succès, le libraire venait de m’en acheter une seconde édition le jour même. Le cerveau rafraîchi sous cette averse d’or, ma rage misanthropique un peu calmée, je m’étais offert un dîner somptueux, et je méditais au meilleur moyen de passer la nuit rose. Irai-je d’abord au théâtre ou au bal ? L’idée de ces joies désirées me causait par avance une vive émotion.

On trouvera invraisemblable qu’après avoir vécu plus d’un an à Paris, en plein monde littéraire, moi Jean-des-Figues, le sceptique et le désillusionné, j’en fusse encore à considérer une soirée au Château-des-Fleurs ou à Mabille, et le banal souper qui s’ensuit, comme le nec-plus-ultra des jouissances parisiennes. A cela je n’ai qu’une chose à répondre : j’étais ainsi !

D’ailleurs, parmi ceux-là qui vont rire de ma candeur provinciale, combien de débauchés par à peu près et de roués aussi candides que moi ? Coudoyer le plaisir sans jamais le prendre sous le bras, voilà le sort d’un tas de braves gens de ma connaissance. Toujours occupés du Paris élégant, ils en savent les héros, ils en saluent de loin les héroïnes, et finissent généralement par croire qu’ils ont beaucoup connu toutes sortes de choses dont ils ont seulement beaucoup parlé. Aussi je les comparerais volontiers, n’était l’humilité de l’image, à ces garçons des cabarets à la mode qui s’imaginent être de grands viveurs parce que quelquefois, en servant les petits salons, il leur sera arrivé de mettre l’œil à la serrure.

Jean-des-Figues n’avait point ce travers. Il était donc fort ému quand, le cœur plein de poétique concupiscence, il entra, pour se réjouir préalablement l’esprit et les yeux, dans un petit théâtre où se jouait la féerie-revue des Grains-de-Poivre.

Tous les grains-de-poivre étaient en scène, maillots collants et chignons fous. Tiens-toi bien, Jean-des-Figues, on dirait que le plus mignon, celui de gauche, te fait signe. Tire ton col, relève tes cheveux. Palsambleu ! Roset au bout de ma lorgnette…

Le dernier tableau de la féerie finissant, je me posai en amoureux à la porte des artistes, et Roset aussitôt m’arrivait encapuchonnée, sans avoir pris le temps d’agrafer son burnous.

Ce n’était plus la Roset d’il y a trois mois, presque maigre et gardant encore sur la joue les chaudes couleurs du soleil, mais une Roset affinée, parisianisée, un peu grasse, sentant bon la poudre de riz, et qui se laissait deviner fraîche sous son rouge, comme les marquises poudrées paraissaient jeunes, malgré leurs tours de faux cheveux blancs ; une Roset parfumée et peinte, toute en cheveux, toute en dentelle, et plus appétissante que jamais. Je la retrouvais, ma belle pèche brune ! mais mise en confiture cette fois avec force épices et tranches de cédrat, confiture ambrée, musquée et sucrée, qu’il ne faut goûter que dans une cuiller de vermeil et sur la plus fine porcelaine.

Je m’aperçus avec quelque satisfaction que, ce soir-là, je n’avais pas à craindre pour elle l’injure de la faïence ou du ruolz, quand je vis une voiture nous attendant, avec un poney qui piaffait, sa rose à l’oreille, et un petit coquin de laquais or et bleu comme un martin-pêcheur.

— Mon breack ! dit Roset fièrement.

Encore nouvelle dans son luxe, la brave enfant venait au théâtre en équipage de chasse. Puis elle prit le fouet et les guides. Un havanais, au même instant, pas plus gros que le poing, s’élança du fouillis des jupons et des fourrures, et ses pattes de devant appuyées sur le tablier de la voiture, ne cessa pas, tant que les roues tournèrent, d’aboyer furieusement aux grelots tintants du poney.

Roset me racontait, en jouant aux propos interrompus, je ne sais quelle histoire de directeur de théâtre et de Valaque. Elle riait, me prenait la main, heureuse de me retrouver sans doute, mais heureuse surtout que je fusse témoin de sa splendeur. Moi, j’avais entièrement perdu la tête.

Où soupâmes-nous, et quel chemin nous ramena-t-il sous le vestibule d’un petit hôtel Renaissance ? Voilà ce que je ne saurais dire. Le souvenir de cette soirée m’est resté très-vague, et même je ne jurerais pas que le vin, la vanité et la joie ne m’eussent grisé un peu.

Tout ce qu’il y a, c’est que je crus être ivre décidément, et voir trouble, et voir double, quand j’eus remarqué l’architecture de l’escalier et le costume du négrillon qui venait nous attendre au bas, un candélabre à la main.

— Rien que ça de luxe ! disait Roset.

Sans doute son luxe m’étonnait, mais ce qui m’étonnait plus que tout, c’était une sensation bizarre qui, depuis quelques instants, s’emparait de moi et que j’essayais en vain de secouer.

J’étais bien sûr de ne m’être jamais trouvé en bonne fortune pareille, bien sûr de n’avoir jamais mis le pied dans le petit hôtel de Roset. Et pourtant rien ne m’y paraissait nouveau : les fleurs des tapis, les moulures du plafond, les arabesques des murailles, je les reconnaissais comme si je les eusse vus déjà quelque part. Et chaque fois que le petit nègre, nous précédant, soulevait une nouvelle portière, je devinais ce qu’elle allait laisser voir.

— De deux choses l’une, me disais-je : ou bien il faut croire, comme Platon, aux existences antérieures, ou bien tu es ivre, Jean-des-Figues. Et trouvant la seconde hypothèse plus probable, je m’étudiais à marcher droit.

Enfin, de portière en portière et d’étonnement en étonnement, nous arrivons dans un boudoir où Roset, un moment disparue, me revint bientôt dans le plus galant déshabillé du monde.

Pour le coup, je renonçai à comprendre. Où diable avais-je vu Roset vêtue ainsi avec si peu de pudeur et tant de dentelles ? Ce n’était, certainement, ni chez madame Ouff, ni à Maygremine ! Et ce lit, ce nid d’amour, très-haut sous des rideaux très-bas, et cette clarté sommeillant au plafond, et ces babouches oubliées ?

Evidemment je vivais en plein rêve. Mais, comme le rêve était doux, comme il réalisait tous mes désirs à la fois et qu’il s’embellissait chemin faisant de circonstances fort agréables, je me résignai à rêver ainsi toute la nuit, priant l’aurore et le soleil de me réveiller le plus tard possible.