La gueuse parfumée/Jean-des-Figues/26

Bibliothèque-Charpentier, Eugène Fasquelle (p. 147-153).

XXVI

les noces de roset

Vous rappelez-vous, madame, ce bal de noces auquel nous assistions l’hiver dernier, et le triste amoureux qui vous fit tant rire ? C’était un pauvre garçon depuis longtemps épris de la mariée. Tout le monde savait son secret, mais lui voulait faire le brave :

— Qu’elle se marie, tant mieux, je danserai à sa noce !

Et il dansait, le malheureux, mais de quel air navré ! Moi, ses entrechats me tiraient des larmes.

Dire que pendant six mois, sans que rien m’y obligeât, j’ai joué cet attendrissant et ridicule personnage. Ah ! Roset ! Roset ! que de noces en si peu de temps, que de noces où j’ai dansé comme on danse à ces noces-là, avec un pan de nez et les yeux rouges ! Il est vrai que c’était un peu ma faute si Roset se mariait si souvent.

Malgré nos huit jours de bonheur champêtre, je n’étais pas bien sûr encore d’aimer Roset ; d’ailleurs, si j’en avais été sûr, je n’aurais voulu le laisser voir pour rien au monde. Amoureux ? Un poëte lyrique ! Cela fait rougir rien que d’y penser.

Roset, elle, réglait la même et prenait mon amour comme il venait. Il n’eût tenu qu’à moi, les premiers jours, de lui faire planter là son petit hôtel, son Valaque et ses robes à queue. Sans bien comprendre peut-être la nécessité du sacrifice, la chère enfant s’y fût néanmoins résignée pour me faire plaisir. Mais, voyant mon indidérence à cet endroit, elle fut ravie, et trouva charmant de pouvoir garder tout ensemble Jean-des-Figues, le Valaque et le petit hôtel.

— Fi donc ! monsieur, ce partage est indigne !

Sans doute, si je l’avais aimée. Mais puisqu’il était convenu que je ne l’aimais pas, puisque mes amis le savaient, puisque je le racontais à qui voulait l’entendre, ce partage devenait simplement une des mille petites gredineries donjuanesques que l’usage permet aux honnêtes gens ; et j’avais le droit de rire et d’être fier en voyant, après nos querelles, Roset me revenir toujours la première, soit qu’elle m’aimat réellement, soit plutôt qu’elle ne pût résister au désir de me montrer un diamant nouveau ou bien quelque robe merveilleuse.

Par malheur, s’il était facile de persuader aux autres que mes sentiments envers Roset n’allaient pas au delà du caprice, il l’était beaucoup moins de me le persuader à moi-même. Malgré mes grands airs cavaliers, malgré mes professions de foi magnifiques, je me réveillai un beau matin tout bêtement et tout bourgeoisement jaloux.

Jaloux de Roset ! sans oser le dire ! On peut se figurer le supplice. Et Roset qui ne se gênait pas, Roset qui, sous mes yeux, le plus naturellement du monde, faisait succéder un Mingrélien au Valaque, puis beaucoup de personnes au Mingrélien !… Vous auriez cru parfois qu’elle y mettait de la malice.

Passe encore pour les mariages officiels. Mais tous, mes amis eux-mêmes, voulurent être de la fête : — Jean-des-Figues ne se fâchera pas, il a trop d’esprit ! Et Jean-des-Figues ne se fâchait pas. Ils me prenaient quelquefois pour confident, me déclarant Roset charmante ; et Jean-des-Figues, la rage au cœur, se mettait à danser de plus belle à ces noces fantastiques qui recommençaient tous les jours.

Je devins follement jaloux, jaloux de tout le monde, jaloux de mes meilleurs amis, des Mingréliens et des Valaques, jaloux de Mario reparue, jaloux même de Nivoulas qui ne me parlait plus depuis le scandale de ma trahison. Mais quel tonnerre d’éclats de rire, quel ouragan d’incrédulité, si j’avais dit que moi Jean-des-Figues, le poète sceptique et libertin, j’étais amoureux et jaloux, jaloux à la tuer, amoureux à ne pas lui survivre, de cette charmante fille si bien coiffée qui daignait, au milieu de ses triomphes galants, se souvenir parfois de ses vieux amis et nous apporter dans les plis de sa robe le parfum des élégances parisiennes !

Deux anecdotes maintenant, pour bien montrer toute ma folie :

De sa vie d’autrefois, Roset avait gardé le goût des caroubes sèches. La caroube, chez nous, est le régal des ânes ; les polissons non plus ne la méprisent pas, et je me rappelle qu’en mon temps j’éprouvais du plaisir à tirer de toute la force de mes dents sur cette gousse résistante pareille à une lanière de cuir qui serait sucrée. Quoi qu’il en soit de la valeur gastronomique des caroubes, Roset les aimait, et un soir à la Revue, elle nous fit en riant l’aveu de ce goût bizarre. Dès le lendemain, elle recevait un paquet de belles caroubes, puis un autre la semaine suivante, et toujours ainsi tant que son caprice dura.

Se procurer des caroubes à Paris n’était pas alors chose facile ; j’avais eu besoin de la seconde vue des amoureux pour en déterrer un tonneau chez un épicier provençal de la banlieue, rival inconnu du père Aymès.

Aussi cet envoi anonyme intrigua-t-il beaucoup la chère Roset :

— Qui diable m’envoie ces caroubes ?… C’est un tel, sans doute… non, un tel… mon vieux Grec de Marseille, peut-être… Et la voilà échafaudant les plus beaux rêves là-dessus, et riant !

— Jean-des-Figues, me dit-elle un jour, je l’ai enfin découvert mon homme aux caroubes.

Celle confidence m’atterra. Roset voulait-elle me faire parler ? ou bien quelque ami indélicat avait-il eu l’idée perfide de s’attribuer l’honneur et les bénéfices de ma galanterie ? L’aventure était cruelle ; mais je me contentai de devenir rouge sans révéler à Roset que l’homme aux caroubes c’était moi.

Une autre fois que j’attendais Roset et que Roset ne venait pas, à deux heures du matin, par une pluie épouvantable, je me souviens d’être allé sous ses fenêtres faire le pied de grue.

— Mon pauvre Jean-des-Figues, me disait Roset le lendemain, il pleuvait si fort hier que je n’ai pas eu le courage de venir. Mais crois-tu qu’avec ce temps-là, un inconnu en manteau brun s’est promené toute la nuit sous mes fenêtres ?

— Pas possible, Roset !

— Puisque je te le dis.

Et nous rîmes, nous rîmes de cet imbécile !

Cependant notre amour allait s’envenimant.

Roset ne s’arrêlant pas de se marier, je pris des maîtresses par représailles. Peine perdue : Roset eut l’air de trouver cela naturel.

— O perversité des femmes ! disais-je.

— O sottise des hommes ! aurait pu dire Roset.

Mais Roset avait mieux à faire que de philosopher sur ma sottise. Nivoulas, disparu depuis trois mois, revenait de province, plus amoureux que jamais, avec un héritage et pardonnait tout, à cette condition qu’on l’aimerait comme autrefois, et qu’on renoncerait aux Mingréliens, aux Valaques et à Jean-des-Figues.

— Faut-il que je renonce ? me demanda Roset.

— Mon Dieu, oui ! Pourquoi pas ? lui répondis-je la rage au cœur, mais sans rien en laisser voir.

— Adieu alors, Jean-des-Figues !

— Adieu, Roset.

C’est ainsi que nous nous quittâmes ; et le soir même, un grand désir de calme, de repos aux champs m’étant venu, le soir même je m’embarquais pour Canteperdrix, triste, il est vrai, mais heureux aussi de voir une fin à mes ridicules amours et à mon ridicule martyre.

Pourtant, au moment de partir, je crus me rappeler que le matin, en nous quittant, lorsqu’elle me disait : Adieu, Jean-des-Figues ! de sa voix malicieuse, Roset avait une larme, une toute petite larme tremblante au coin de l’œil.

— Est-ce que par hasard elle m’aimerait ? Et j’eus presque envie de ne plus partir. Mais je m’aperçut que moi-même je pleurais. Alors tout mon scepticisme me reprenant :

— Fou, fou, que tu es ! m’écriai-je, de croire que Roset a pu t’aimer. Roset, tu le sais bien, n’aime que les caroubes et la cigarette, et si ses beaux yeux allumés t’ont semblé humides tout à l’heure, c’est que tu pleurais, toi, et que tu les voyais à travers tes larmes.

Sur ce merveilleux raisonnement, la locomotive siffla.