La gueuse parfumée/Jean-des-Figues/19

Bibliothèque-Charpentier, Eugène Fasquelle (p. 109-113).

XIX

fin de l’histoire de roset

— Vous vous épousâtes donc ?

— Et pas sans peine, reprit-elle. Le beau Janan, tout noir qu’il me parût, était l’espoir de la famille ; on avait flairé pour lui chez les Soubeyran un mariage de convenance, et notre amour imprévu venait déranger bien des projets.

Quoique bohémiens de père en fils, les Soubeyran sont riches ; ils possèdent, dans leur village de Vinon, une belle maison en pierre froide ; ils logent à l’auberge quand ils voyagent, et mènent parfois dans les foires des cordes de quinze à vingt chevaux. Mon père espérait d’eux une forte dot, et parlait déjà de nous vêtir tous de neuf, et de faire revernir la caravane.

Aussi, aux premiers mots que dit Janan de ses projets, ce fut un vacarme :

— Et la Soubeyrane, malheureux ! Mais Janan déclara que je lui plaisais, moi, et que la Soubeyrane ne lui plaisait point avec ses cheveux roux et ses façons de demoiselle ; que si l’autre avait des écus, nous saurions en gagner à nous deux ; qu’enfin on nous voyait décidés à tout, même à nous enlever, et à nous marier devant un prêtre.

Devant un prêtre ! en entendant ce blasphème, mon père s’arracha les poils de sa grande barbe, et les vieilles me crièrent leur malédiction en hébreu. Un sibbat d’enfer ! mais Janan tenait bon ; Janan se promenait de long en large, tranquille, et traînant à chaque jambe une grappe de marmots qui hurlaient de terreur. Enfin, la tempête s’apaisa, et le soir, Jean-des-Figues, je me trouvais mariée.

— Mais Marseille où vous me cherchiez ?…

— Oh ! je n’oubliais ni Marseille, ni vous. Je me demande pourtant si jamais j’y serais arrivée, sans une bienheureuse aventure qui vint me délivrer tout à la fois de ma nouvelle famille, des chevaux borgnes et de Janan. C’est à la Sainte-Baume que la chose se passa.

Nous étions allés là, notre lune de miel à peine écoulée, et je vous prie de croire qu’elle ne dura guère, car au bout de trois jours nous nous battions comme deux diables sous le pont ; nous étions allés là voir s’il n’y aurait pas quelque bon coup à faire pour la fête. Les occasions ne manquent pas ; il y vient tous les ans des pèlerins en grand nombre, et des bohémiens autant que de pèlerins. Chacun campe où il peut, autour de grands feux, sur l’herbe ; les chevaux, les mulets et les ânes mangent attachés un peu partout, aux arbres, aux rochers, aux brancards des charrettes ; les gens écoutent des messes, suivent des processions, ripaillent et boivent, et cela dure ainsi plusieurs jours.

S’il meurt par hasard quelque bête dans l’intervalle, ce sont les bohémiens qui héritent de la peau. Précieuse aubaine ! Aussi, de temps immémorial, avions-nous sur ce point l’habitude d’aider un peu à la nature : on se promène, la nuit, innocemment autour des feux, on jette quelques menues branches d’if dans le foin que mangent les bêtes, les bêtes meurent à l’aurore ; mais on use de discrétion, car encore ne faudrait-il pas qu’il en mourût trop.

Cette année-là, paraît-il, quelqu’un de nous eut la main pesante, et les montures, un beau matin, se mirent à tomber comme des mouches. On se fâcha, les gendarmes vinrent, arrêtant tout dans la caravane ; par bonheur, j’étais dans le bois à ce moment, je vis la bagarre de loin, et l’occasion me sembla bonne de reprendre le chemin de Marseille.

— Enfin !… soupira Jean-des-Figues.

— Nous partîmes donc, continua Roset.

— Comment cela, Roset, vous partîtes ?

— Il faut vous dire, répondit l’enfant devenue toute rouge, que je n’étais pas seule dans les bois. Il y avait aussi Jourian Soubeyran, un ami de mon mari et le propre frère de celle qu’on avait voulu lui faire épouser. A Marseille, Jourian me perdit. Je me mis alors à vous chercher, Jean-des-Figues, et tout en vous cherchant je fis la rencontre de deux matelots qui voulurent m’embarquer avec eux, puis d’un Bédouin, puis d’un Chinois, car il y a là-bas toute sorte de monde, et puis encore d’un gros fabricant de sucre, estimé dans son quartier, et gros, et bon, qui commença par me promettre des bijoux et finit par me vendre, comme si Marseille était en Turquie ! à un vieux pirate grec retiré des affaires et qui ressemblait au Père éternel.

— Vous vendre…, le brigand !

— Oh ! je ne lui en veux pas, dit ingénument Roset, car avec le vieux Grec je me trouvai bien heureuse. C’est lui qui me donna mes chemisettes, ma robe d’or. Nous habitions une petite maison, près de la mer, au Roucas blanc, sur le chemin de la Corniche. En ce temps-là, Jean-des-Figues, j’allais en voiture tous les jours…

Par malheur, mon maître avait chez lui un petit Turc méchant comme une femme, qui lui allumait sa pipe et lui retirait ses pantoufles. Croiriez-vous que le petit Turc devint jaloux de moi ! J’ignore bien pourquoi, par exemple. Il déchirait mes robes, il me battait et faisait au capitaine des scènes d’enfer. La vie devint bientôt impossible ; enfin, le pauvre vieil homme, un beau soir, me glissa une bourse dans la main et me mit à la porte de chez lui, en pleurant sur sa belle barbe. Il me fit peine, je l’embrassai. Ce monstre de Turc riait au balcon.

J’entre au café en sortant de là, je lis dans un journal que vous êtes à Paris, Jean-des-Figues. Je pars avec le costume que j’ai et qui n’étonnait personne à Marseille. Tout le long de la route, le peuple pour me voir s’assemble aux gares. J’arrive à Paris, les gamins me suivent. Je me jette effrayée dans une voiture ; comme nous sommes en plein carnaval, le cocher, sans rien lui dire, me conduit au bal tout droit, me prenant pour un masque ; et j’y étais encore, il y a deux jours, en train de rire avec des étudiants, quand je rencontrai ce brave garçon de Nivoulas qui me promit de me rendre heureuse.

— O mon premier amour ! soupirait Jean-des-Figues.

— Que d’aventures en plein XIXe siècle ! s’écriait Nivoulas émerveillé.