La gueuse parfumée/Jean-des-Figues/20

Bibliothèque-Charpentier, Eugène Fasquelle (p. 114-117).

XX

et nivoulas…?

Il m’arriva une fois, quand j’étais petit, de rester trois saisons sans manger de pastèque. La pastèque ? j’en avais oublié le goût, et je ne sais pourquoi, il me semblait que je ne l’aimais plus. Un jour, cependant, que mon père en ouvrait une, le cri du couteau sur l’écorce verte me tenta, je ne pus me retenir de tremper mes lèvres dans cette chair tremblante et rose comme un sorbet à la fraise, et quand j’en sentis la glace sucrée fondre sous ma langue et ruisseler le long de mes dents, alors, tout étonné de mon plaisir :

— Fallait-il être bête ! m’écriai-je.

Pour Roset, il en fut de même ; à cette différence près que Roset, comme je l’ai dit, aurait rappelé plutôt une belle pêche brune qu’une pastèque. J’avais oublié le goût qu’elle avait, positivement. Aussi, quand je sentis ses bras passés autour de mon cou et ses embrassades ingénues, le soutenir du baiser pris sous l’amandier me revint, et je me trouvai bête, mais bête plus que je ne saurais dire.

Heureusement, quatorze ou quinze mois de vie parisienne m’avaient donné sur l’amour auquel je ne croyais plus, et sur les femmes au charme de qui je croyais toujours, des idées commodes et larges. Je songeai au jour où Roset criait de si bon cœur : « O l’ensoleillé ! O Jean-des-Figues ! » en me jetant des pierres du haut de son mur, et pour éviter cette fois pareille avanie, j’eus soin de lui offrir le bras en partant. Nivoulas pâlit…

— Seriez-vous jaloux de Roset ? lui dis-je.

— Oh ! non, quelle bêtise !… répondit-il d’une voix étranglée et s’efforçant de sourire.

Brave Nivoulas ! N’ai-je pas plus tard fait comme lui, et pour la même mademoiselle Roset ? Oui, plus tard, bien des fois des amis m’ont demandé en la montrant : — Est-ce que par hasard tu serais jaloux d’elle, Jean-des-Figues ? Et je leur répondais : Quelle bêtise !… Mais à ce moment je n’osais pas me regarder dans les glaces, de peur d’y voir flotter sur mes lèvres le pâle et lamentable sourire de Nivoulas.

Roset eut comme moi pitié de ce sourire, nous nous comprîmes d’un regard. Elle retourna auprès de Nivoulas rendu à la joie ; moi je partis seul, un peu triste, et fier aussi du sacrifice que je venais d’accomplir. Hélas ! ma vertu comptait sans les malices de la destinée.

Certes, pour rien au monde je n’aurais voulu faire à Nivoulas cette douleur de lui ravir sa maîtresse. Mais aussi, je vous le demande, quelle fatalité me conduisit au bal, je ne sais plus le bal que c’était, la nuit de la mi-carême, et par quel hasard singulier rencontrai-je d’abord, épingle d’or dans un tas de paille, le bonnet à grelots d’une mignonne Folie rouge, au milieu des loquets sans nombre, des chapeaux pointus, des casques, des perruques et des cornettes qui bariolaient ce soir-là de leurs couleurs et de leur vacarme les loges et les corridors.

La Folie rouge avait pris mon bras et me regardait sans rien dire. En voyant rire ses dents blanches sous la dentelle, et frémir ses beaux yeux aussi noirs que le velours du loup, je me sentis au cœur une émotion agréable, et de vagues soupçons me coururent dans le cerveau. — Qui diable ce peut-il être ? pensai-je. Mais grâce à l’inconsciente duplicité des amoureux, j’arrêtai court mes inductions et préférai ne pas me répondre.

La Folie paraissait s’amuser beaucoup de mon embarras. Moi, je la promenais avec la comique gravité des gens qui promènent une Folie. Enfin elle se décide à parler :

— Si nous allions souper ? dit-elle.

Oh ! pour le coup, j’eus envie de m’enfuir, car, si bien qu’on la déguisât, j’avais cru reconnaître cette voix. Mais la Folie avait une si jolie façon de rire et de regarder en dessous, son bras menu serrait si fort, et sa tête semant à chaque éclat de rire, sur son cou brun et sur sa collerette, la fine poudre d’or dont sa chevelure était poudrée, faisait frissonner si doucement l’épi de grelots à la cime du bonnet phrygien.

Bah ! me dis-je, puisqu’elle est masquée… Suis-je obligé, après tout, de savoir qui habite dans ce pourpoint, de qui sont ces yeux noirs et comment ce joli pied se nomme ! Au seul bruit des grelots d’argent mes projets de vertu s’étaient envolés.

Demi-heure plus tard, chez un restaurateur de nuit fort modeste (on n’était pas riche, que voulez-vous ?), dans un de ces petits salons tendus de papier tabac d’Espagne, en prévision de la fumée des cigares, et sur un de ces sophas peints en rouge, afin, j’imagine, qu’ils ne rougissent de rien ; tandis que la bisque traditionnelle embaumait, nous nous jurions, la Folie et moi, un amour à jamais, selon l’usage. La Folie gardait son loup, j’avais la conscience tranquille.

Mais, tout d’un coup, l’ardeur de nos serments fait tomber le bouquet de grelots ; je veux le remettre à sa place, mes doigts rencontrent un nœud de ruban, le loup se détache… Miséricorde !

— Et Nivoulas ? s’écriait en cachant dans ses mains sa malicieuse figure inondée de larmes, Roset, car c’était Roset, prise de subits remords.