La gueuse parfumée/Jean-des-Figues/18

Bibliothèque-Charpentier, Eugène Fasquelle (p. 104-108).

XVIII

roset raconte son histoire

Ah ! Jean-des-Figues, ce n’est pas ma faute, soupira Roset une fois tout le monde assis et sa toilette réparée, ce n’est pas ma faute si vous me retrouvez ainsi et vêtue comme je le suis, moi que vous aviez connue vertueuse.

Et la pauvre enfant essuya du coin de sa chemisette une larme prête à couler.

Là-bas les garçons avaient peur de moi, et jamais personne ne m’avait embrassée… Pourquoi aussi tournâtes-vous la tête, Jean-des-Figues, sur le pont, pour ne pas me voir, quand je vous criais de m’emmener en croupe ? Tout ce qui arrive ne serait jamais arrivé.

Alors Roset nous raconta qu’une fois Blanquet disparu derrière le rocher, elle n’avait plus eu le courage de retourner à Maygremine. — Le moyen d’y rester, disait-elle avec des soupirs de blanche victime résignée ; vous comprenez, depuis son histoire du balcon, mademoiselle m’avait prise en grippe !

Roset était donc partie pour me retrouver, à la garde de Dieu, sur la route de Marseille.

— Sur la route de Marseille, Roset ? Et pourquoi choisir cette route ?

— Parce que chez nous on va toujours à Marseille quand on part. Est-ce que je savais seulement la place de votre Paris ?

Puis au bout de deux ou trois lieues, et ses souliers déjà presque usés, Roset avait rencontré une caravane de bohémiens qui descendaient en Provence, et se rappelant à propos qu’elle était bohémienne aussi, l’idée lui était venue de demander à ces braves gens place dans leur maison roulante.

Mais n’essayons pas de rendre vraisemblable le fantastique récit de Roset, rapportons le plutôt simplement tel qu’elle nous le fit ; si peu vraisemblable que vous le trouviez, il aura, du moins, cet avantage de ne pas commencer par où commencent toutes les histoires de demoiselles : « Comme vous me voyez, monsieur, je suis fille d’un officier supérieur… »

— Les bohémiens, disait Roset, ne sont pas aussi diables qu’ils sont noirs ; ceux-là m’accueillirent à merveille. Je n’eus qu’à me présenter : ils se serrent pour moi, et nous voilà partis. Entassés, comme nous étions, sous cette toile, avec le train que menait en roulant la vieille voiture détraquée, il n’y avait guère moyen de causer. Mais aux moindres côtes, on mettait pied à terre ; alors, comme par enchantement, sortaient de tous les trous de la boîte trois femmes, un vieux à barbe blanche, un grand garçon de vingt ans, celui qui conduisait, brun comme une datte, et farouche ! puis sept ou huit marmots, garçons et filles, en chemise courte et pieds nus, que je n’avais pas aperçus d’abord au milieu des ustensiles et des paquets de linge.

Tout ce monde-là causait et fumait en marchant. On profita d’une montée plus longue que les autres pour me faire raconter ce que je sais de ma naissance, et comment une bohémienne se trouvait ainsi sur la grand’route, en souliers fins, avec une robe à fleurs. Car, si vous vous le rappelez, Jean-des-Figues, interrompit-elle d’un accent de doux reproche, j’avais mis ce jour-là ma belle robe et mes souliers neufs !

Dès les premiers mots de mon récit, le vieux patriarche tendit l’oreille, et quand j’eus dit que je ne me connaissais ni pays, ni père, que je me rappelais seulement avoir voyagé autrefois dans une petite voiture toute pareille qui nous menait, l’hiver du côté de la mer, l’été du côté des montagnes ; quand j’eus ajouté qu’un jour à Canteperdrix, les gamins m’avaient jeté des pierres, parce que je m’en revenais de chez le boulanger, tranquille, ma chemise, mon seul vêtement, relevée, avec un pain de trois livres dedans ; que ce jour-là, je ne sais pourquoi, j’avais trouvé la voiture partie, et qu’alors je m’étais assise, pleurant à chaudes larmes et mordant à même dans mon pain :

— Béni soit celui qui me rend ma fille ! s’écria le patriarche, une main au ciel, et soutenant de l’autre sa vieille pipe qui tremblait. Puis il m’attira sur sa barbe blanche et m’embrassa. Moi je restais silencieuse.

— Fille, nous en voudras-tu de t’avoir ainsi abandonnée ? Le temps pressait apparemment cette fois. Tandis que tu achetais du pain, ta mère, Dieu ait son âme, avait enlevé le cheval d’un gendarme. On partit un peu vite, et l’on t’oublia.

Il n’y avait pas à reculer. J’embrasse tout le monde, et me voilà de la famille. Croiriez-vous qu’ils se mirent à m’adorer tous là-dedans ! Les marmots, cousins ou frères, car notre parentage était embrouillé, volaient pour moi des raisins et des pêches ; Janan, c’est le nom du jeune homme noir, fit constater bien vite qu’il n’était que mon cousin ; quant aux trois sorcières, elles me parurent dès le premier jour très-fières de l’honneur que j’allais faire à la tribu avec ma jeunesse et ma robe.

Moi je prenais goût à leur vie. C’est si amusant de courir le pays, suivant les foires et les fêtes, sans s’arrêter jamais, selon l’usage, plus de trois jours au même endroit. D’Italie en Espagne, on n’aurait pas trouvé nos pareils pour acheter à vil prix et revendre très-cher les bêtes aveugles ou borgnes. Janan surtout y excellait, et comme ce garçon m’avait prise en amitié, il voulut que je fusse son élève.

Nous nous en allions tous deux sur les prés et champs de foire ; Janan montrait le cheval ou l’âne aux paysans, moi, je me tenais à la bride, et c’était, j’ose le dire, le poste le plus délicat ; il s’agissait, vous comprenez, tandis que Janan vantait l’âge, la qualité, et maquignonnait notre marchandise, il s’agissait d’empêcher que personne n’en regardât les yeux de trop près. On essayait bien quelquefois, mais alors sans avoir l’air de rien, je secouais la bride, je faisais danser la bête, je criais, je tournais, je bourdonnais comme une mouche autour de la tête menacée, tant qu’à la fin le pauvre diable d’acquéreur assourdi, vidait ses beaux écus sur l’herbe, et emmenait triomphalement un cheval aveugle chez lui. Nous le rachetions le lendemain pour le revendre encore, pendant trois mois nous ne fîmes qu’acheter et vendre le même cheval.

Une fois pourtant le cheval ne se vendit pas. Janan m’avait donné des distractions, dit Roset en baissant les yeux… Et quand nous fûmes à souper, il me demanda en mariage pour le soir même.

— Pour le soir même, Roset ?

— Cela vous étonne, Jean-des-Figues ! C’est la coutume chez les bohémiens, mais je vous étonnerais bien davantage, si je vous disais que nous passâmes notre lune de miel, Janan et moi, sous le pont du Gard.