La gueuse parfumée/Jean-des-Figues/17

Bibliothèque-Charpentier, Eugène Fasquelle (p. 96-103).

XVII

la grecque des iles

Et Reine ? Et Roset ?

En dépit de leurs théories singulières à l’endroit des femmes, mes amis du cénacle avaient presque tous une maîtresse, bonnes filles qu’ils aimaient beaucoup et aux pieds de qui, ô sacrilège ! ils écrivaient, eux les raffinés et les sceptiques, des vers amoureux en se cachant.

Je ne faisais, moi, de vers amoureux pour personne. Tout entier à l’orchestration de mes musiques et fier d’avoir oublié Reine sitôt, chose cependant naturelle, je me croyais revenu de l’amour, ce pays où jamais je n’étais allé ! Quant à Roset, si parfois, dans mes rêveries, une bacchante rouge sous ses raisins, ou quelque centauresse, empruntait sa brune figure, qu’avait de commun, je vous demande, avec le véritable amour auquel je ne croyais plus, ce caprice de mon imagination, perdu au milieu de tant d’autres voluptueux caprices ?

Me voyant ainsi sans passion au cœur et sans maîtresse, mes amis me prêtèrent bientôt je ne sais quels vices obscurs auxquels ils faisaient parfois allusion, et moi je les laissais dire sans bien comprendre, car tous ces soupçons et ce mystère flattaient singulièrement ma vanité.

J’étais devenu l’homme important de notre petit monde ; aussi ne m’étonnai-je pas, un matin, une voiture s’étant arrêtée à ma porte, de voir entrer la maîtresse de Bargiban en ses atours, et derrière elle un jeune homme pâle et long comme une laitue montée en graine. C’est quelque cousin de province, pensai-je, que Bargiban a chargé Lucile de promener.

— Monsieur Jean-des-Figues, dit Lucile.

Le visiteur s’inclina.

— Monsieur Nicolas Nivoulas, reprit l’introductrice en ayant soin de prononcer Nicolasse Nivoulâ, histoire de rire.

— Nicolâ Nivoulasse, rectifia le cousin d’une voix timide. Puis, m’adressant un pâle sourire de la couleur de sa barbe qu’il avait jaune :

— Cher maître… dit-il. Mais Lucile l’interrompit :

— Et parlez donc, monsieur le capitaliste. Jean-des-Figues, voici : il s’agit de fonder une revue, le titre est trouvé : la Revue barbare, organe de la nouvelle poésie. Rédacteur en chef, Nicolas Nivoulas ; administrateur, Bargiban. On vient vous proposer le fauteuil de secrétaire de la rédaction. Ça va-t-il ? Moi, je suis caissier.

Lucile caissier ! L’affaire devenait sérieuse, et ce fut à mon tour de m’incliner. Nicolas Nivoulas n’était plus long, il était grand ; et subitement ses cheveux carotte prirent à mes yeux la couleur vénérable de l’or. Un capitaliste, un fondateur de journaux qui venait me demander ma collaboration, en voiture ! J’aurais donné quinze jours de ma vie, afin que quelqu’un pût me voir de Canteperdrix.

La Revue barbare naquit. Mais quel intérieur pour un intérieur de revue ! Bargiban faisait ou était censé faire les abonnements sur un piano ; Lucile dès le premier jour s’était installée à la caisse, et un quadrille de poëtes et de muses se trémoussait en permanence dans le cabinet de rédaction. Ce cabinet vaut qu’on le décrive : mille curiosités apportées par les rédacteurs riches, costumes, étoffes et colliers, émaux italiens, faïences persanes, poignards, narghilés et lanternes peintes s’y entassaient dans un désordre de haut goût, ne laissant pas voir du mur un morceau grand comme l’ongle. Le long de la corniche, Bargiban avait disposé son fameux musée d’écailles d’huître, et sous la rosace du plafond, à l’endroit où pend l’œuf de rock des contes arabes, se balançait un mignon squelette d’enfant vêtu d’un pourpoint écarlate et bleu — ton propre pourpoint, ô cousin Mitre ! recoupé pour la circonstance — et qui laissait voir par ses crevés les côtes polies soigneusement et les vertèbres blanches comme neige.

— Si un bourgeois venait s’abonner ! disions-nous quelquefois en riant déjà de sa surprise. Malheureusement, le bourgeois s’obstinait à ne pas venir.

Nivoulas néanmoins nageait en pleine joie : il tutoyait des journalistes ! Si vous l’aviez vu promenant son importance dans les coulisses de Montparnasse, ou bien quand il criait « mes dettes » chez notre restaurateur, sauf à payer subrepticement son dîner dans l’escalier, en ajoutant un fort pourboire pour qu’on fît semblant de se plaindre ! C’était ridicule, mais que voulez-vous, le malheureux avait sur la vie littéraire de Paris toutes les grandes traditions de la province.

Qui diable, en attendant, se fût imaginé que dans le corps de cet homme jaune, si mince qu’il ployait au vent, se cachait un formidable adorateur de la force brutale et du muscle ? Car c’est ainsi que Nivoulas se révéla.

Catéchisé par Bargiban, j’imagine, et secrètement ennuyé de se voir si maigre, Nivoulas fit des armes à mort et exécuta des tours de force en hydrothérapie ; il se livra aux masseurs, victime résignée ! suivit les luttes de l’arène et perdit une partie de ses journées à lever des haltères chez Triat. Après un mois de cette culture, Nivoulas, aussi efflanqué que jamais, se trouva seulement avoir grandi de quelques pouces. Tout lui profitait en longueur.

Estimant néanmoins son système musculeux convenablement préparé, Nivoulas nous déclara qu’il allait écrire une œuvre forte, brutale et carrée, une œuvre moderne, vécue et convaincue, une œuvre enfin d’homme bien portant, qui n’aurait rien de commun avec nos corruptions et nos mièvreries ; et pour mieux prouver que ce n’étaient point là projets en l’air, il porta le soir même son premier chapitre à l’imprimerie et se mit à boire la bière, cela lui barbouilla l’estomac quelquefois, dans un gobelet d’un demi-setier, à la façon pantagruélique.

Ce premier chapitre ne parut jamais. La Revue publia des critiques de Bargiban, des vers de moi, quelque chose de tout le monde ; Nivoulas seul n’y eut jamais rien. Comme par un fait exprès, toujours au moment de mettre sous presse, quelque accident imprévu venait renvoyer d’une fois encore l’apparition du malheureux chapitre, et les livraisons succédaient aux livraisons, portant invariablement sur leur couverture cette annonce irritante et mélancolique : — A paraître dans notre prochain numéro le premier chapitre du roman si impatiemment attendu, la vie en rouge, par M. Nicolas Nivoulas. Cette œuvre musculeuse et saine…, etc… etc.

Ainsi dépouillé de sa revue, le pauvre garçon n’osait se plaindre ; et, comme seul de toute la bande je lui témoignais quelque amitié, plus d’une fois il me fit le confident des amertumes de son âme :

— Ils me refusent tout, monsieur Jean-des-Figues ; j’ai essayé de leur donner des vers, mon Jupiter peignant les comètes, dans la grande manière aichaïque et grecque… refusé comme le reste ! La fin était bien, cependant ; et ce malheureux Nivoulas me récitait la fin :

. . . . . . . . . . . . . . .

Des étoiles restaient entre les dents du peigne !
Sur son trône taillé dans un clair diamant.
Ayant la Kêr à droite, à gauche ayant la Moire,
Zeus tout au fond des cieux souriait gravement,
Et son ongle écrasait les astres sur l’ivoire.

Un jour, moins triste qu’à l’ordinaire, Nivoulas me confia que, résolu de frapper un grand coup, il voulait, le soir même, lire son fameux premier chapitre à tout le cénacle assemblé.

— Promettez-moi d’y venir, mon cher Jean-des-Figues. Puis plus bas, souriant, et sa pâle figure éclairée d’un vif rayon de joie : — Je vous montrerai ma maîtresse, fit-il en me serrant la main.

Une maîtresse à Nivoulas ! à Nicolas Nivoulas ! ! Je n’eus garde, vous pensez bien, de manquer au rendez-vous. Quand j’arrivai, nos fenêtres joyeusement éclairées jetaient un bruit d’éclats de rire et de musique dans la rue teinte en rouge par le reflet des rideaux. Nivoulas, en m’attendant, fumait un cigare sur la porte.

— Serai-je à temps pour la lecture ?

— Oh ! oui, me répondit-il, on n’a pas encore

commencé, je ne sais pas quel train ils mènent là-haut.

Nivoulas affectait un air indifférent, mais je n’eus pas de peine à voir combien, au fond, il était malheureux. Est-ce qu’après lui avoir pris sa revue, me disais-je en montant l’escalier, ces enragés-là lui auraient encore pris sa maîtresse ? Je ne me trompais pas de beaucoup.

Au beau milieu du salon, sur des coussins entassés, une jeune personne était assise. — La Grecque des îles ! murmurait-on. Son air ne me parut pas nouveau, pourtant je ne la reconnus pas d’abord, à cause du costume. Figurez-vous qu’elle portait une robe d’or fendue par devant à la mode orientale, et sous la robe une chemise de soie, claire comme de l’eau claire, qui laissait entrevoir, ma foi ! une fort jolie petite personne. Ces messieurs avaient trouvé madame plus amusante qu’une lecture, ils l’avaient grisée de champagne, et pour le quart d’heure on en était déjà à lui indiquer des poses plastiques, caprice d’artistes auquel l’aimable enfant, qui avait l’air de s’amuser beaucoup, se prêtait avec une rare complaisance.

Je compris alors la tristesse de Nivoulas.

Tout à coup, la Grecque des îles me regarde, pousse un cri et se précipite à bas de ses coussins, si vivement, ô pudeur ! que sa babouche s’embarrassant dans un pli de sa fine chemisette…

— Jean-des-Figues !… Jean-des-Figues !… criait-elle en éclatant de rire ; et Jean-des-Figues ahuri, aussi ahuri que le bon Nivoulas accouru au bruit, reconnaissait , non sans émotion, dans la petite Grecque qui l’embrassait, vêtue seulement d’un bracelet d’or faux à la cheville, devinez qui ? Roset, Roset elle-même, que, six mois avant, il avait laissée riant comme elle riait aujourd’hui, sur le pont de Canteperdrix !