La gueuse parfumée/Jean-des-Figues/16

Bibliothèque-Charpentier, Eugène Fasquelle (p. 90-95).

XVI

le cénacle

Jean-des-Figues jouait de bonheur, car le petit café où son ami Bargiban l’introduisit était bien le plus bizarre petit café du monde. Chacun me fit l’effet d’être un peu fou là-dedans, ce qui m’allait on ne peut mieux, mais fou d’une folie généreuse, tous les jeunes gens que nous trouvâmes là en train de boire, ayant, je m’en aperçus bientôt, ouvert comme moi la malle de quelque cousin Mitre.

Aussi mon enivrement fut tel, après mes premières déconvenues, de respirer enfin un air chargé de poésie, que j’en oubliai d’abord le but véritable de mon voyage, et la petite Roset, et mademoiselle Reine, et l’inquiétude de ce double amour. Il s’agissait bien d’être amoureux maintenant !

Le sculpteur, sur son omnibus, m’avait assez exactement exposé le critérium du cénacle :

Nous n’en étions plus, je dis nous parce que je me trouvai enrôlé tout de suite, nous n’en étions plus, Dieu merci ! en fait de littérature ni de sentiment, aux clairs de lune romantiques. Pareil à ces fleurs qui, lorsqu’on les change de climat, changent aussi de parfums, le vieil idéal des poètes, se transformant peu à peu dans la chaude atmosphère du Paris nouveau, était devenu matériel en quelque sorte. Idéal, matériel, ces mots jurent moins qu’ils n’en ont l’air.

Convaincus, comme chacun d’ailleurs me paraît l’être en ce siècle de large vie, que la terre est un grand jardin où les fruits savoureux ne manquent guère ; enragés de voir, ce qui nous paraissait une souveraine injustice, que les plus beaux n’étaient pas pour nous ; nous avions pris le parti de mener dans nos vers l’existence voluptueuse et désordonnée qu’il était interdit de mener plus efficacement. Nous nous étions faits par dépit libertins, césariens et sceptiques. Ardente soif de voluptés, vastes désirs inassouvis, tel était l’éternel sujet de nos poëmes. Tous les siècles, tous les pays, cités maudites et civilisations bizarres, Thèbes aux cent portes et Persépolis, Sodome, Rome et Babylone, mises à contribution, nous fournissaient de maîtresses étranges et de plaisirs exorbitants ; l’Univers enfin et l’Histoire étaient pour nous comme un vaste marché d’esclaves où se promenait, en faisant son choix, notre toute-puissante fantaisie.

Je ne parle pas des raffinés qui après avoir épuisé — littérairement — la coupe des jouissances connues, ne trouvaient plus d’autre moyen que de se réfugier dans le bizarre, et nous effrayaient, nous autres novices, en racontant comment un poëte doit s’y prendre pour amener son épiderme et ses nerfs à un état d’exaspération régulier, par l’abus quotidien du cannabis indica, de l’opium et du vin d’Espagne.

Ce n’est pas qu’on ne sût encore à l’occasion se désespérer en belles strophes, comme ceux de 1830. Seulement nous ne pleurions plus aux étoiles. Les rêves d’Olympio avaient pris corps, ses vagues aspirations étaient devenues, dans nos vers, de très-exactes convoitises, et si parfois une larme y tremblait, cette larme qui fait si bien au bout d’un rime ! c’était la larme de Caligula, un autre rêveur :

— « Que l’univers n’est-il une pomme, on le croquerait d’un coup de dent ! »

Une littérature orgiaque à ce point paraîtra peut-être ridicule chez de braves garçons qui, pour la plupart, vivaient fort modestement de leçons ou de petits emplois. Mais que voulez-vous, il faut que jeunesse s’occupe, et nous n’avions ni frontières à défendre, ni bustes classiques à briser.

Pourquoi d’ailleurs cette curiosité de jouissances qui, violente ou maladive, tourmente l’homme aujourd’hui, n’aurait-elle pas droit à l’expression comme tant d’obscures et chimériques mélancolies ? Qui sait, peut-être n’a-t-il manqué qu’un peu de génie à l’un de nous pour créer une Muse nouvelle que Bargiban aurait dessinée, non plus avec des ailes d’ange, des yeux d’Anglaise et une couronne de fleurs pâles au front, mais adorablement épuisée, ainsi que la Vénus de Gœthe, ou sous la forme de quelque belle mulâtresse aux seins d’ambre, aux vêtements roides d’or.

mon double premier amour, de combien de trahisons Jean-des-Figues se rendit coupable ! L’Europe, l’Asie, l’Afrique, l’Amérique et l’Océanie furent mes complices, et j’adressai tant de vers amoureux aux Géorgiennes, aux Mahonaises, aux Indiennes, aux Chinoises, aux Malaises et aux Malabraises, que plus tard, réunis en volume, la table des matières en ressemblait à une liste des Mille-e-tre, recueillie çà et là dans tous les ports par quelque vieux matelot galant qui aurait fait le tour du monde.

Pendant que mon livre se préparait, Bargiban écrivait la préface. Oui, Bargiban, le sculpteur critique ! car il se mêlait de critique aussi, ce Bargiban que je soupçonne parfois d’avoir été un mystificateur de génie quand je me rappelle son musée d’écailles d’huître et l’art perfide avec lequel, poussant à l’extrême certaines de nos idées, il savait en faire éclore les conséquences les plus bouffonnes et les plus inattendues.

Dans cette préface-monument, Bargiban exposait sans rire, une théorie du vers, depuis longtemps flottante parmi nous, mais que, le premier, j’avais su condenser en formule :

— « La poésie, disait-il, n’est pas, comme on l’a cru, un art purement intellectuel ; elle est art sensuel par bien des côtés, voisine à la fois de la musique et de la prose. La mission du vers ne se borne pas à suggérer des idées par des phrases, le vers éveille aussi des sensations par des images et des sons. »

Et il citait, le brigand, fort spécieusement je l’avoue, nombre de vers tirés de nos plus grands poëtes, vers d’un sens plus qu’obscur, mais d’un superbe effet, où certains mots sans valeur logique prennent une valeur musicale, et n’ayant pas d’autre signification qu’une note, évoquent la même sensation qu’elle :

Les seins étincelants d’une folle maîtresse.

Étincelant ne veut rien dire, et pourtant qu’il fait voir de choses !

— « Suivons donc, s’écriait mon Bargiban enthousiasmé, suivons le novateur Jean-des-Figues ; et tandis que, sous les mains de Wagner, la vieille musique s’infuse un sang nouveau en se taisant aussi littéralement parlante et significative que la poésie, pourquoi la poésie, de son côté, n’essayerait-elle pas de ravir à la musique quelque chose de sa divine paresse et de son harmonieuse inutilité ? »

J’écrivis un poëme de ce style, et ce n’est pas celui qui réussit le moins. De sens, naturellement pas l’ombre. Mais les pages y ruisselaient de mots chatoyants et sonores, de mots de toutes les couleurs. On voyait des passages gais où il n’y en avait que de bleus, d’autres tristes où il n’y en avait que de jaunes. Je me rappelle une pluie composée des plus froides, des plus claires, des plus fraîches syllabes que pût fournir le dictionnaire de M. Littré, et certain coucher de soleil dont chaque vers pétri de mois empourprés et bruyants flamboyait à l’œil et crépitait comme un brasier d’incendie.

Vers et théorie me valurent de grands succès aux lectures préparatives du cénacle. Je trouvai un titre, un éditeur. Quelqu’un qui connaît le secrétaire de Sainte-Beuve me fit espérer une goutte d’eau bénite pour le jour où monseigneur de Montparnasse, officiant pontificalement, donnerait sa bénédiction aux poetœ minores agenouillés. Un Athénien de Paris, tout fantaisie et malice, fit de moi un portrait à la plume où il disait que j’étais beau comme un jeune héros, et que si j’avais le bout du nez un peu de travers, c’était, esthétiquement, une grâce de plus. On mit mon nom dans quelques journaux ; des gens chevelus me saluèrent. Je n’étais plus Jean-des-Figues tout court, j’étais devenu le jeune poëte Jean-des-Figues, et je n’avais mis que trois mois à cela.