La gueuse parfumée/Jean-des-Figues/15

Bibliothèque-Charpentier, Eugène Fasquelle (p. 86-89).

XV

sur l’impériale

Une fois dehors : — « Vous voulez des poëtes, dit-il, nous allons en voir tout à l’heure. » Puis, me montrant du haut du perron le boulevard bruyant comme Canteperdrix un jour de foire, les cafés, les lumières, et la tempête d’hommes, de femmes parées et de voitures qui, pareille au Maëlstrom, s’émeut régulièrement sur ce point quand le soleil se couche, et ne cesse plus de gronder jusqu’aux premières clartés du jour : — Oui, voilà Paris ! voilà la serre merveilleuse où les plus belles fleurs humaines ne devraient s’épanouir et embaumer que pour nous !… Ah ! Jean-des-Figues, naître au XVIe siècle, aimer des souveraines comme le Tasse, défendre des villes comme Léonard, braver des papes comme Michel-Ange, vivre comme Rabelais, mourir comme Raphaël et tuer comme Benvenuto des princes à coups d’arquebuse, c’est là évidemment ce qu’il nous aurait fallu.

Le sculpteur Bargiban, vous savez maintenant le nom et le titre de mon nouvel ami, disait ces choses-là très-sérieusement, moi, je les écoutais sans rire ; il parla longtemps ainsi, maudissant avec une grande éloquence ce siècle où les âmes sont captives, où rien de grand ne peut être fait.

— Nous nous imaginons être plus jeunes que nos pères, disait-il d’une voix à faire trembler, comme si la feuille du prochain automne se croyait plus jeune que les fleurs du printemps dernier. Être l’automne du monde, l’hiver peut-être, quand d’autres plus heureux en furent le printemps et l’été !

Ici nous montâmes sur un omnibus ; car s’il était charmant au pays de Platon de discourir les pieds nus dans l’eau, il l’est beaucoup moins de causer politique et philosophie en trempant ses bottes dans les boues parisiennes. D’ailleurs je marchais mal, et me heurtais à chaque pas, n’ayant pas l’habitude du trottoir.

— Moi aussi, Bargiban, m’écriai-je une fois perchés, moi aussi je voudrais faire quelque chose d’énorme, et je comprends enfin ce que j’éprouvais tout à l’heure, au théâtre, pendant que les musiciens jouaient. Je ne me rappelle plus l’air, mais en l’entendant, voyez-vous, il m’est venu une foule de sensations si grandes, si grandes, que mon cœur, pour les contenir, s’enflait, près d’éclater. Puis les instruments se sont tus ; ils jouaient bas, très-bas, et je n’ai plus entendu qu’un petit fifre comme si un régiment défilait. Il m’a semblé alors que nous marchions une troupe derrière lui, tous forts, tous braves, tous portés par la même espérance. Qu’était cette espérance ? Je l’ignore, mais c’était beau et généreux sûrement. Le petit fifre soufflait toujours chantant à l’unisson de ma joie, et il exprimait si justement ce qui se passait en moi-même, qu’à certain moment, ce fifre enragé je l’entends encore ! c’était mon âme, la propre âme de Jean-des-Figues qui chantait.

— Je pleurais comme vous, autrefois, dans les théâtres, me dit Bargiban avec un rire amer ; et il resta un moment, silencieux, à tordre sa moustache d’un air satanique.

L’omnibus roulait sur un pont.

— Tiens, s’écria tout à coup le sculpteur en couvrant d’un geste la grande ville, les quais sombres et la Seine où courait, reflétée dans l’eau, la lanterne rouge des fiacres, sois maudite, ô Rome, plus belle et plus âpre à l’argent que l’ancienne Rome ! ville qui ne sais pas te donner à ceux qui t’aiment, ville qui te ris de l’art à qui tu dois la gloire comme la courtisane de l’amour, sois maudite ! Et puissent te rajeunir les barbares ainsi qu’on rajeunit l’olivier, en le rasant au ras du sol, afin qu’il jette des pousses nouvelles.

J’avais peur ; Bargiban semblait tenir la torche de Néron. Je le voyais déjà se couronnant de roses pour regarder Paris flamber du haut de l’impériale. Mais laissant retomber son bras et considérant la grande Ourse avec tristesse :

— Hélas ! s’écria-t-il en forme de conclusion, les Cimbres en gants jaunes écoutent chanter la Patti, et la terre épuisée n’a même plus de barbares[1]!

Tant d’éloquence me transporta.

— Quel artiste vous devez être, monsieur Bargiban !

— Venu dans un siècle meilleur, j’aurais taillé des statues en plein marbre, et l’on eût dit Bargiban comme on dit Michel-Ange. A présent, reprit-il avec mélancolie en tirant de sa poche quelques menus objets que je ne distinguais pas bien à la lueur du gaz, à présent, quand par hasard je soupe, j’ai soin d’emporter deux ou trois belles écailles d’huître que je taille en camée à la ressemblance des grands hommes mes contemporains. Et maintenant, monsieur Jean-des-Figues, donnez-vous la peine de descendre, nous arrivons chez les poëtes.

Le statuaire Bargiban, rivé par la nécessité à la sculpture sur écaille d’huître, me paraissait un Prométhée.

  1. Ceci avait été écrit et publié avant la guerre prussienne.