La gueuse parfumée/Jean-des-Figues/09

Bibliothèque-Charpentier, Eugène Fasquelle (p. 55-60).

IX

au fou !… au fou !…

Qu’est-ce que l’amour ?

On le savait il y a quelque mille ans. L’amour devait être alors, dans l’idée des hommes, une chose aussi agréable que la fraise des bois, bien qu’autrement parfumée. Le monde était un peu sauvage , on n’accommodait point encore les fraises au vinaigre, et le progrès des siècles ne nous avait pas enseigné comment, du plus doux de nos plaisirs, nous pourrions faire la plus cruelle de nos souffrances.

L’amour de ce temps-là était aussi simple que le costume, un peu trop simple, en vérité. Personne n’avait imaginé d’ajouter à un sentiment aussi parfaitement agréable dans sa naïveté, ses lubies personnelles en guise d’ornements, pas plus que d’agrémenter la primitive feuille de figuier de ces mille et mille brimborions de toutes formes, de toutes couleurs, qui la dénaturent si bien et vous plaisent tant, belle lectrice !

Maintenant, remonter sans la Bible et par la seule puissance de l’induction à l’origine de votre dernière toilette, et deviner comment ce fouillis de dentelles, de nœuds, de rubans, de velours tressés et de soie découpée, s’est accroché morceau par morceau, dans le cours des siècles, autour d’une feuille d’arbre large comme la main, serait facile en comparaison de retrouver la signification première et vraie du mot amour, sous le nuage flottant de folies, de fantaisies et de rêves dont certains cerveaux creux qui font métier d’écrire l’ont insensiblement affublé.

Vénérez, madame, les modistes qui vous font charmantes ; mais laissez-moi détester les poëtes qui, sans que personne les en priât, ont ainsi perverti l’idée de l’amour parmi les hommes !

L’étoile scintille et la fleur sent bon. Ah ! si l’étoile embaumait, si la rose scintillait ! Et ils jurent, les brigands ! que cela s’est vu quelquefois. Nous les croyons, la rose et l’étoile se moquent de nous. Alors, désespérés de ne pas trouver dans l’amour les idéales délices que nous avions rêvées, nous passons sans voir celles que la nature y mit, et nous voilà pleurant et gémissant, pareils aux enfants trompés par des contes de nourrices, qui se trempent jusqu’aux os un jour d’orage, prennent le torticolis, et pleurent ensuite de ne pas voir Dieu le Père, en son bleu paradis, par la fissure éblouissante de l’éclair.

Et la cause de tout cela ? Les poëtes, parbleu ! les poëtes qui se moquent de nous, comme les capucins de ceux qui font maigre, les poëtes que l’humanité crédule couronne de lauriers, et que l’on devrait, au contraire, honorablement fouetter avec des roses, en laissant les épines, bien entendu.

J’ai sans doute le droit de leur en vouloir, j’imagine, moi, Jean-des-Figues, qui trouvai, à quinze ans, enfermée dans la malle de mon cousin, comme une goutte de poison dans un flacon, la quintessence des folies sentimentales ; moi qui, par la faute des poëtes, crus aimer quand je n’aimais pas, et fus ensuite amoureux trois ans durant sans m’en apercevoir. Excellente façon de perdre sa jeunesse !

Ah ! sans eux, sans les poëtes, sans Blanquet, le cousin Mitre et sa malle, sans le rayon qui me travaillait le cerveau, et sans les mille folles idées dont le bourdonnement m’empêchait d’entendre la voix de mon cœur, je n’aurais pas usé mon bel âge à poursuivre un fantastique amour, et j’eusse tout de suite reconnu l’amour véritable, l’amour naïf, éternel et divin, le même aujourd’hui qu’aux temps antiques ; j’eusse reconnu l’amour quand je le rencontrai, cette après-midi d’avril, où, m’en allant à Maygremine, je m’étais assis, tant la chaleur accablait, sous un arbre, à l’endroit même où la route entre dans la petite plaine d’amandiers.

Depuis deux jours, le vent des fleurs soufflait, la tiède brise qui fait éclore les fleurs et les marie, et dans la plaine, sur les coteaux, à part la verdure joyeuse des jeunes blés, toute la campagne était blanche. L’air sentait bon, les arbres ployaient sous des flocons de neige embaumée, les pétales effeuillés tourbillonnaient partout dans les parfums et la lumière, comme des vols de papillons blancs, et pour cadre à cette joie, à ces blancheurs, les grandes Alpes, déjà revêtues des chaudes vapeurs de la belle saison, mais encore couronnées de neige, se dressaient dans le lointain, blanches et bleues comme les vagues de la Méditerranée quand elles secouent leur écume au soleil un lendemain de tempête !

Il faut croire que les jeunes rayons de mars produisent l’effet du vin nouveau, et qu’ils m’avaient, ce jour-là, porté à la tête ; car, bêtement, à ce spectacle, je me sentis des larmes plein les yeux, et comme Scaramouche, assis sur sa queue, en face de moi, me regardait malicieusement à travers ses lunettes, je lui demandai pourquoi, étant amoureux de mademoiselle Reine, j’avais le cœur si vide et me trouvais tout d’un coup si malheureux. Scaramouche ne me répondit rien.

J’étais en train de lui confier ma douleur quand, au détour de la route :

— Bien le bonjour, monsieur Jean-des-Figues !

— Bien le bonjour, Roset ! fis-je en sortant de ma rêverie.

C’était Roset, une petite bohémienne recueillie par les fermiers de Maygremine pour garder la chèvre et que madame Cabridens venait d’élever à la dignité de femme de chambre.

— Prends garde, Roset, la grande chaleur va te brunir les joues.

— monsieur Jean-des-Figues, vous voulez rire !

Le fait est que cette brave Roset, plus noire qu’un raisin et brûlée dans le moule, comme on dit, tout le monde la trouvait laide. Mais, à ce moment-là, je fus presque d’un autre avis. Appuyée d’une épaule contre mon arbre, haletant un peu à cause de la chaleur, le haut de son corsage s’entr’ouvrait légèrement à chaque fois qu’elle respirait, et, tout ébloui de ces choses nouvelles, je restai longtemps, sans rien dire, à boire du regard la fraîcheur de ses dents éclatantes qui riaient, et la flamme de ses grands yeux profonds qui gardaient toujours, même lorsque ses lèvres riaient le plus, un peu de tristesse sauvage. Voilà longtemps que je connaissais Roset ; mais, à coup sûr, je ne l’avais jamais vue.

Que se passa-t-il en moi ? Je ne m’en rendis pas bien compte, car jamais, auprès de Reine, je n’avais éprouvé rien de pareil. Dieu me pardonne si je fus coupable ! Mais de me sentir si près de Roset, frôlé de ses cheveux et de sa robe ; de la voir si belle, de respirer, en même temps que l’air chargé du parfum amer des fleurs d’amandier, les arômes vivants de sa peau ; tout cela me grisa, peut-être, car, la prenant par surprise entre mes bras, je cueillis sur ses joues, quoique les archives du cousin Mitre ne m’eussent rien enseigné de pareil, le plus savoureux baiser du monde.

Ce démon de Roset riait, mais moi, son baiser me brûla. Il me vint au cœur, subitement, un grand remords en même temps qu’une grande joie, et ne sachant plus ce que je faisais, je me sauvai à toutes jambes du côté de Maygremine.

Au bout de cent pas, je retournai la tête, courant toujours. Alors j’aperçus la maudite bohémienne qui, montée sur le mur d’un champ, me regardait en riant et criait de toutes ses forces : — Au fou !… au fou !… Ho ! l’ensoleillé ! Ho ! Jean-des-Figues !