La gueuse parfumée/Jean-des-Figues/08
VIII
palestine et maygremine
Mars était venu, et, de la montagne à la plaine, la terre s’éveillait de son long sommeil. Ni fleurs ni feuilles encore, sauf quelques violettes dans l’herbe, et sur la lisière des bois l’ellébore dressant sa tige bizarre et sa fleur de la même couleur soufrée. Mais la sève gonflait les troncs, l’herbe humide se relevait au soleil nouveau, et, dans les bois, les sources et les ruisselets emportaient en hâte les feuilles tombées, comme pour faire disparaître les dernières traces de l’hiver. Quelques rares oiseaux se hasardaient à chanter, la brise semblait souffler plus douce ; et, comme on devine la femme aimée au seul parfum de ses cheveux, au seul bruit de son pas connu, on sentait le printemps venir, sans le voir encore.
Maître Cabridens s’était, depuis un mois, transporté à sa campagne de Palestine, ou plutôt de Maygremine, comme les paysans l’appelaient malgré le propriétaire, ne voulant pas donner à la maison neuve plantée ainsi qu’une auberge dans la poussière de la grande route, le même nom qu’aux ruines du galant château niché au revers de la colline entre les roses et les oliviers.
Maygremine n’est guère qu’à cinq kilomètres de la ville, une promenade pour des jambes de montagnard ! et, peu à peu, j’avais pris l’habitude d’y passer une heure ou deux tous les jours, en compagnie. J’arrivais dans l’après-midi, nous causions modes et grand monde avec madame, musique ou poésie avec mademoiselle Reine, maître Cabridens me lisait ses travaux, et quelquefois, — on se rappelait, sacrebleu ! quoique notaire, d’avoir fait son droit dans la ville du roi René ! — quelquefois, il me menait au fond du jardin, près de la fontaine, et me montrant deux verres d’absinthe en train de se préparer tout seuls, depuis une heure, sous deux fils de mousse d’où tombait lentement et à intervalles réguliers une perle d’eau glacée : « Y a-t-il rien de comparable à la simple nature ? » s’écriait le gros homme avec un fin sourire de roué. Puis, le soir venu, je reprenais le chemin de Canteperdrix.
D’ordinaire la famille Cabridens m’accompagnait un bout de chemin. Les promenades délicieuses en cette saison ! Laissant la grande route pleine d’importuns et de poussière, nous prenions par un petit sentier parallèle qui s’en allait à mi-côte, entre les champs et les bois. La mousse y faisait un tapis que trouaient ça et là d’énormes rochers gris, presque bleus, enfoncés par un coin dans la terre et que l’on aurait craint de voir repartir et rouler, si l’œil n’eût été rassuré par les mille nœuds de plantes grimpantes qui les enchaînaient, lierre, vignemale et lambrusques, ou par quelque vigoureux chêneau, tordu comme un olivier, et qui, poussant au ras des roches, avait l’air de s’être incrusté dedans. Le sol, au-dessous de la terre végétale, n’était qu’un amas de cailloux roulés et collés ensemble par un ciment naturel. Les paysans appellent ce genre de roche marras ou nougat, maître Cabridens disait pudding, il faut croire que c’est là le nom scientifique. Aux endroits où le pudding apparaissait, on eût dit des restes de vieille maçonnerie.
Toute cette côte était pleine de sources, ce qui explique une fraîcheur de végétation fort extraordinaire dans nos pays brûlés. Les propriétaires des riches campagnes du bas avaient, de temps immémorial, fait chercher de l’eau en cet endroit, et par ces fouilles successives, le pudding se trouvait être partout suintant et troué comme une éponge. Partout de longs couloirs, des galeries souterraines aux enlisées noires presque obstruées par les longues mousses et le feuillage découpé des capillaires, s’en allaient, au plus creux du rocher, recueillir les moindres gouttes, les moindres filets d’eau, qui sortaient de là réunis en sources claires pour retomber, dix pas plus loin, avec un bruit mélancolique, dans de grands réservoirs carrés, vieux de cent ans, tout encombrés de tuf, où l’eau s’amassait froide et profonde, en attendant qu’on la laissât se précipiter librement sur les prés coupés de peupliers qui s’étendaient au-dessous. Partout des ruines d’anciens travaux hydrauliques, serves, conduits crevés et aqueducs ; partout de la mousse, des concrétions bizarres, partout de l’eau courant sur les cailloux avec un joli chant de nymphe joyeuse, ou se traînant invisible dans l’herbe avec l’imperceptible bruit de soie que ferait la robe verte d’une fée.
Cette abondance de sources et cette continuelle fraîcheur attiraient là quantité d’oiseaux, qui, le matin, avant le soleil levé, à l’heure où les oiseaux boivent, remplissaient tout l’endroit de chansons et de bruits d’ailes. Et même au moment du jour où nous le traversions, la tranquillité n’y régnait guère : c’était un buisson frémissant tout à coup au vol précipité du merle, le cri de la mésange bleue, le vol inquiet de deux tourterelles attardées, ou quelque oiseau de nuit sorti de son trou au crépuscule, et qui coupait le sentier d’un arbre à l’autre, sur ses ailes de velours.
Nous allions ainsi causant de mille choses, mais pour mon compte silencieux le plus que je pouvais, tant il y avait de plaisir à écouter les caresses du vent dans le voile et le manteau de mademoiselle Reine ! nous allions ainsi jusqu’à un kilomètre de la campagne.
Une rainette chantait toujours à cette heure-là dans la mousse et les prêles d’un vivier abandonné, et quand nous approchions, au bruit de nos pas sur l’herbe, elle sautait à l’eau, peureusement. On restait assis quelques instants sur la muraille du vivier, puis on se souhaitait le bonsoir. M. et madame Cabridens se donnaient le bras en s’en retournant ; la robe claire de Reine disparaissait à travers les arbres, et quand le vent ne m’apportait plus le bruit de son pas, j’entendais alors de nouveau la voix mélancolique de la rainette qui recommençait à chanter.
— Et voilà toutes vos amours ? — Non pas, certes ! Nous avions pris, Reine et moi, notre passion au sérieux. Cela nous coûtait beaucoup de peine.
Tout le répertoire du cousin Mitre y passa : on m’écrivit des lettres brûlantes ; j’eus une malle, moi aussi, où je fourrai pêle-mêle des gants usés, des portraits et des pantoufles ; cette chère Reine se compromettait à plaisir, elle ne me refusait rien.
Ne nous donnions-rous pas des rendez-vous, la nuit, près du vivier ! Innocents rendez-vous où la grenouille avait son rôle, car la plupart du temps, ne sachant que faire après avoir contemplé les étoiles, nous nous amusions à lui jeter des cailloux. — Si le monde savait !… disait Reine qui se croyait fort coupable.
Vous riez ?
Moi, je n’ai pas la moindre envie de rire, je le jure, quand je songe à tous les malheurs où celle fantasque idée d’aimer avant l’heure me jeta.
Quel besoin me piquait d’ouvrir ainsi la malle du cousin Mitre ?
Mieux eût valu sans doute imiter les héros des pastorales grecques et courir les champs et les bois, ignorant tout de l’amour, même le nom, jusqu’au moment où mon cœur se serait naturellement épanoui. Mais, hélas ! est-ce ma faute si, au lieu de cela, victime d’un précoce désir de savoir, le pauvre Jean-des-Figues brisait sa jeunesse en espérance, et déchirait de l’ongle l’enveloppe verte du bourgeon pour voir plus tôt la fleur éclore.