La gueuse parfumée/Jean-des-Figues/07

Bibliothèque-Charpentier, Eugène Fasquelle (p. 42-48).

VII

cantaperdix civitas

Voir Reine passer quand elle allait à la promenade, rôder le soir sous ses fenêtres pour dérober, vol bien pardonnable ! quelques accords de son piano, quelques notes de sa voix, et frôler sa robe en passant, les jours de grand’messe, voilà quelles furent longtemps toutes mes joies. Reine, paraît-il, trouvait en moi, quoique je n’eusse éperons ni moustaches, l’idéal rêvé sous les marronniers de la cour des grandes à Valfleury, et ne laissait aucune occasion de me jeter, avec la tranquille audace des pensionnaires qui ne savent ce qu’elles font, des regards, oh ! mais des regards à nous brûler les paupières. Ces jolis riens et les vers que je rimai nous suffirent pendant plus d’un an. Mon amour était du naturel des cigales qui vivent de rosée et de chansons.

Il le fallait bien. N’eût-ce pas été folie à moi Jean-des-Figues, paysan et fils de paysans, de vouloir pénétrer dans la maison Cabridens, la plus importante, sans contredit, des dix-sept maisons du Cimetière Vieux, place où, de temps immémorial, logeait l’aristocratie cantoperdicienne ?

Discrètes et silencieuses comme des églises, ces maisons restaient toujours fermées. De temps en temps, un bourgeois ou quelque servante en sortait, puis la lourde porte se refermait aussitôt ouverte, et si quelqu’un eût été là, c’est à peine s’il aurait pu entrevoir un grand vestibule tout blanc, des tableaux, et la boule en cuivre d’une rampe. Mais à part les habitants des dix-sept maisons, personne ne passait guère sur cette place, où tout le long du jour on n’entendait que le bruit mélancolique de la fontaine, la causerie des dames qui travaillaient là comme chez elles, assises par groupes sous un platane, et quelquefois, vers trois heures, la voix de mademoiselle Reine qui prenait sa leçon de piano.

En arrivant on remarquait d’abord la maison Cabridens, à cause de ses panonceaux étincelants et de son éteignoir en pierre curieusement sculptée. Cet éteignoir monumental, planté dans le mur, à côté de la porte, était une des curiosités de la ville. Autrefois, disait-on, du temps des seigneurs, toutes les maisons nobles avaient un éteignoir pareil où les valets de pied éteignaient les torches. Or, quoi qu’on sût parfaitement que maître Cabridens avait acheté la maison depuis quinze ans à peine, d’un vieux gentilhomme ruiné, la possession de cet éteignoir n’en jetait pas moins sur lui, aux yeux de ses concitoyens, un vague reflet d’aristocratie, et maître Cabridens disait nous autres, sans faire rire, quand il causait politique avec le vicomte Ripert de Chateauripert son voisin, un homme charmant qui avait le seul défaut, défaut gênant, il est vrai, pour les odorats sensibles, d’aimer trop les bécasses et d’en porter toujours quelqu’une, afin de hâter sa maturité, dans la poche de sa redingote. Tout le monde, d’ailleurs, pardonnait cette manie au bon vicomte, en considération de son dévouement à la branche aînée.

Pourtant, ce qui m’intimidait le plus, ce n’était ni l’inquiétante solitude de la place, ni l’éteignoir de pierre, ni les panonceaux accolés ; ce qui m’intimidait par-dessus tout, c’était la façon qu’avait maître Cabridens de fermer sa porte : de quel air majestueux il en tirait à lui la poignée, tournait deux fois la clef et la fourrait dans sa poche en promenant sur tout le Cimetière Vieux un regard circulaire où l’orgueil se mêlait à une bienveillante compassion.

Ce n’est pas un pauvre diable de paysan comme mon père, ou quelque artisan de la grand’rue, qui aurait fermé sa porte avec cette noblesse-là ! Fermer notre porte en plein jour, et pourquoi faire ? je vous le demande ! Qu’aurions-nous eu à défendre ou à cacher ?

Maître Gabridens, au contraire, semblait dire en fermant sa porte :

— J’ai là-dedans mon paradis bourgeois où, si je veux, personne n’entre ; j’ai là ma femme qui m’aime, ma fille qui est belle, mes meubles auxquels je suis habitué ; j’ai là ma fortune, mon repos, mon bonheur, ma paresse, mon génie, et vingt générations se sont tuées de travail jusqu’à mon père, pour que je pusse un jour, au nom de ma race tout entière, fermer ma porte comme je la ferme aujourd’hui.

Le fait est que cette diablesse de porte-là avait l’air deux fois plus fermée que les autres. Et cependant, toute fermée qu’elle fût, elle allait s’ouvrir devant Jean-des-Figues.

Mon père profitait des premiers beaux jours pour défricher un coin de terrain à notre champ de la Cigalière. « Ce travail donne une peine du diable, disait-il un soir au souper, j’ai défoncé à peine trois cannes de terre, et j’ai déjà brûlé de la marjolaine et du gramen haut comme ça ! Puis, cherchant quelque chose dans son gousset : Tiens, Jean-des-Figues, l’homme aux vases, voilà pour toi ; ce doit être romain. » Et le brave homme jeta sur la table une pièce d’argent large et mince, encore toute jaune de terre. Il n’est pas rare chez nous de trouver ainsi, en piochant ou en labourant, des monnaies romaines enfouies, et bien souvent, l’hiver, le long des remparts, j’ai vu un camarade se servir sans respect, pour jouer au bouchon, du bronze si commun de la colonie de Nîmes avec les deux têtes d’empereur et le crocodile enchaîné que nous appelions une Tarasque.

Cette fois pourtant, il ne s’agissait point d’une pièce romaine, quoi qu’en pensât mon père, plus fort en agriculture qu’en numismatique, mais d’une pièce bien autrement curieuse, d’une pièce inconnue, inespérée, unique, d’une pièce dont le savant et vénérable historien de Canteperdrix, l’ami d’A. Thierry et de Ch. Nodier, M. de La Plane, n’avait pu soupçonner l’existence, d’une pièce, enfin, sur la face de laquelle je lus facilement, malgré la rouille et la terre séchée : CANTAPERDIX CIVITAS ! Sur le revers, au milieu de lettres presque effacées que je ne déchiffrai point, on distinguait, armes parlantes de la ville, une bartavelle qui chantait dans un champ de blé.

La découverte de cette médaille prit les proportions d’un événement. Ainsi, dans un temps où la France gémissait encore sous le poids de la féodalité, Canteperdrix se gouvernait librement et battait monnaie ! Chacun voulait voir la fameuse pièce ; quelques jaloux insinuèrent qu’elle pourrait bien être fausse, mais tous, enthousiastes ou sceptiques, me conseillèrent la même chose : — il faut porter cela à maître Cabridens.

Porter cela à maître Cabridens ! Quelle impression ces simples mots me faisaient !… Entrer dans la maison de mademoiselle Reine ! Qui sait ? la rencontrer… lui parler peut-être…

— Ah ! me disais-je en regardant cette pauvre petite pièce laide à voir, c’est avec une pièce semblable qu’on doit payer passage sur le pont qui mène en paradis. Mais je n’osais pas ; retenu par l’absurde timidité des amoureux, il me semblait que tout le monde et maître Cabridens lui-même devinerait le motif coupable de ma visite… Par bonheur, maître Cabridens prit les devants ; il rencontra mon père, il lui dit avoir entendu parler de moi, de mes goûts, qu’il aimait les jeunes gens, qu’il voulait me connaître, causer avec moi, et voir ma pièce en même temps. Pour le coup, je n’hésitai plus et le lendemain, tondu de frais et beau comme un fifre, je me présentais bravement place du Cimetière Vieux.

Drelin ! drelin !… ma main tremblait quand je tirai la chaînette ; et la sonnette, comme toujours, fit exprès de retentir avec un fracas épouvantable augmenté encore par l’écho du corridor. J’eus peur et j’allais me sauver quand mademoiselle Reine vint ouvrir :

— Maître Cabridens, s’il vous plaît ?

Ma demande la fait rougir, elle me montre une porte entr’ouverte, et, ce jour-là, nous n’en dîmes pas davantage.

Maître Cabridens m’attendait dans son cabinet. En rien de temps nous fûmes amis, on se lie vite entre numismates ! Mademoiselle Reine nous écoutait assise auprès de la fenêtre. Moi, je regardais cet adorable intérieur du savant de province, les urnes cinéraires trouvées en creusant le nouveau canal, les lampes antiques, les armures, les oiseaux empaillés, le médailler d’acajou avec ses innombrables petits tiroirs et ses rangées d’anneaux de cuivre, la bibliothèque avec les cuirs fauves et les dorures des vieux livres, et sur la corniche une armée de statuettes en plâtre tirées on ne sait d’où et représentant des gens qui se tordaient dans tous les supplices du monde, depuis le faux Smerdis précipité vivant dans une tour remplie de cendres, jusqu’à la veille des légats avignonnais et jusqu’au petit fief héréditaire de la famille des Sanson.

— Et que faites-vous, monsieur Jean-des-Figues ? me demandait maître Cabridens.

— Je fais des vers, répondais-je en baissant les yeux.

— Des vers ? c’est un agréable passe-temps ; moi, je joue quelquefois de la flûte. Mais il vous faudra choisir une carrière, on se doit à la société…

Je fis hommage de la pièce à maître Cabridens ; mademoiselle Reine me remercia d’un sourire. Et quand je m’en allai, maître Cabridens m’accompagnant : — Nous partons pour Palestine dans quelques jours, à cause des vers à soie. Venez donc nous surprendre, un de ces lundis, nous dînerons et, je vous ferai part, au dessert, du mémoire que je vais écrire touchant notre pièce… J’en tiens déjà le plan… Eh ! eh !… c’est toute notre histoire à refaire. Tant pis pour La Plane !… Allons, à revoir, monsieur Jean-des-Figues !

Du haut du ciel, cousin Mitre se frottait les mains.