La gueuse parfumée/Jean-des-Figues/06

Bibliothèque-Charpentier, Eugène Fasquelle (p. 34-41).

VI

un peu de physiologie


Maître Cabridens (Tullius), père de mademoiselle Reine, remplissait tout Canteperdrix de son imposante personnalité, et ce n’est point là, vous allez le voir, une simple image de rhétorique. Au propre comme au figuré, maître Cabridens était un homme considérable, le type du gros propriétaire, titre dont il se faisait honneur. Quand maître Cabridens s’en allait par les rues, le chapeau à la main, suant à gouttes comme un pot de grès, et poussant de majestueux soupirs, on eût dit qu’il portait sur lui tous ses domaines : bois, fermes, prés et clos, garennes et défends, terres arables et labourables ! Entre nous, je crois positivement qu’il les portait. Il y a comme cela des gens si gros que, dépouillés de tout, ils seraient encore riches ; des gens qu’il faudrait maigrir si vous vouliez les ruiner, et maître Cabridens était de ces gens-là.

D’ailleurs, comment aurait-il fait, s’il eût été moins gros, ce gros homme ! pour contenir à lui seul tant de science ? Membre de plusieurs sociétés savantes et correspondant d’une foule d’instituts, maître Cabridens, en vertu d’aptitudes inexpliquées, présidait indifféremment un tournoi poétique ou bien un comice agricole, et réunissait dans le même amour l’étude des antiquités romaines et l’élevage des poules cochinchinoises, la question des terrains tertiaires et celle de l’origine du sonnet, la pisciculture et la jurisprudence, les belles-lettres et la pomologie. Toute science lui était bonne, pourvu qu’elle fût prétexte à société savante et à réunion de gala. Aussi passait-il pour un grand homme dans Canteperdrix ! — « Tullius est universel, » disaient ses intimes amis avec une familiarité respectueuse. Ajoutez que Tullius était fou de champignons. Une fois, à la table du préfet, il mit l’eau à la bouche de tout le conseil général en discourant une heure durant sur les morilles, les bolets, les nez de chat et les oronges. Avant que Reine fût au monde, bien souvent, martyr volontaire, il avait affronté l’empoisonnement et la mort pour expérimenter quelque variété douteuse. Les imprudences de maître Cabridens étaient célèbres. Mais, depuis la venue de Reine, il avait renoncé à ces dangereux plaisirs ; un père se doit à ses enfants ! S’il adorait les champignons, en revanche, il ne pouvait souffrir les poëtes provençaux : — « Des gens, disait-il avec le tranquille dédain commun aux grands hommes et aux gros hommes, des gens qui écrivent en patois et ne sont membres de rien ! »

Serez-vous étonné, maintenant, qu’après vingt ans de mariage madame Cabridens fût encore amoureuse de son mari , et qu’elle portât pour lui plaire des châles aveuglants rouges comme ses joues ? Maigre autrefois, madame Cabridens avait pris de l’embonpoint par le voisinage ; elle était plutôt laide que jolie, mais on la trouvait distinguée à Canteperdrix, parce que ayant été élevée avec des filles de comtes et ducs dans un couvent aristocratique où sa tante était supérieure, et n’étant plus depuis sortie de Canteperdrix, elle gardait encore, à quarante ans, les petites mines et les façons précieuses des pensionnaires, qu’elle s’imaginait être les vraies manières des grandes dames.

Madame Cabridens…

Arrivé à cet endroit de mes mémoires, une réflexion m’est venue : — Quoi ! Jean-des-Figues, me suis-je dit, tu prétends rapporter des aventures véridiques, aussi dignes de foi que paroles d’évangile, et voici que dès le sixième chapitre tu racontes tout simplement, sans préparation aucune et comme la chose la plus naturelle du monde, que mademoiselle Reine possédait toutes les grâces, et qu’elle était pourtant fille de monsieur et madame Cabridens ! Autant soutenir que deux dindons en ménage ont pondu et couvé un bel oiseau du paradis, autant avouer tout de suite que ta Reine rentre dans la catégorie de ces héroïnes sans réalité, fabriquées d’un flocon de brouillard et d’une goutte de rosée par quelques cerveaux creux fort ignorants des lois de la physiologie.

— Mais cependant… — Il n’y a pas de cependant qui tienne ; n’as-tu donc jamais vu la chambre de dissection du véritable romancier moderne ? Et son tablier sanglant, et ses manches relevées, et ses scalpels luisants, et ses trousses ouvertes, et les petits flacons étiquetés, pleins de fiel, de sang et de bile, qu’il regarde curieusement à travers le soleil ?

Nous ne sommes plus au temps, Dieu merci, où, pour créer des figures immortelles, un peu d’esprit et de fantaisie suffisaient ; où l’homme de qualité, qui écrivait ses mémoires, donnait sa maîtresse telle quelle, se bornant, pour tout renseignement physiologique, à dire la nuance de ses yeux, et si elle avait les cheveux blonds ou bruns. On tolérait cela autrefois ; aujourd’hui la science a marché, nous avons la muse Médecine, et si l’abbé Prévost revenait au monde, il faudrait bien qu’il établît que le tempérament du chevalier était lymphatico-bilieux, et qu’il étudiât les caprices de Manon dans leurs rapports avec les variations de la lune !

Le cas était grave. Comment accrocher dans mon œuvre le fin profil de mademoiselle Reine, entre les deux pleines lunes flamandes de M. et madame Cabridens ? Comment soutenir que ce lis avait fleuri sans miracle au milieu d’un carré de choux ! Si encore on avait pu faire entendre… Mais non, la vertu de madame Cabridens était, pour mon malheur, à l’abri de tout soupçon.

Fallait-il donc mentir par respect de la vérité physiologique ? imprimer que mademoiselle Reine, ma Reine si jolie ! était laide, ou, d’un mensonge plus audacieux encore, soutenir que M. Cabridens était l’arbitre des élégances et madame Cabridens belle comme les amours ?

Je préférais, certes, laisser là le récit de mes aventures, et peut-être le récit que vous lisez serait-il resté en chemin comme mes œuvres latines et les sonnets du cousin Mitre, si un petit fait que j’avais à peine remarqué autrefois, me revenant un jour à la mémoire, n’eût illuminé tout à coup d’une vive clarté le mystère qui causait mon désespoir.

La vertu de madame Cabridens, nous l’avons dit et nous ne saurions nous en dédire, était à l’abri de tout soupçon. Non ! jamais féminine infidélité ne raya d’une barre de bâtardise les panonceaux de l’étude Cabridens. Mais les infidélités à peine conscientes de l’esprit, les amours buissonnières de l’imagination, qui donc pourrait répondre d’elles ? Or, précisément, je venais de me rappeler… (pardonnez-moi, ô mademoiselle Reine ! d’entre-bâiller ainsi d’une main peu discrète la porte de la chambre où vous êtes née ; mon pauvre cœur d’amoureux en saigne, mais la physiologie a ses tristes nécessités. D’ailleurs, n’ai-je pas pour excuse l’exemple de ce bon Tristan-Shandy, qui, résolu, selon qu’Horace le recommande, à prendre toutes choses ab ovo, commence l’histoire de sa vie en soulevant légèrement les longs rideaux drapés de l’alcôve paternelle?)… je venais de me rappeler, disais-je, qu’entre autres récits qu’ils aimaient à me faire, M. et madame Cabridens s’arrêtaient l’un et l’autre avec une remarquable complaisance sur certaine représentation théâtrale qui, vers les premiers temps de leur mariage, avait mis tout Canteperdrix en émoi.

Que de fois M. Cabridens ne m’avait-il pas raconté cet événement dans ses moindres détails ; d’où venaient les comédiens, pour quelles raisons ils s’étaient arrêtés, et comment, grâce à l’obligeance du capitaine commandant la place, qui mit quinze de ses soldats à la disposition du directeur, on put, du matin au soir, transformer en salle de spectacle une petite église abandonnée qui servait de grange. Et quels acteurs, et quelle pièce, on ne voyait pas mieux à Paris ! — « C’était, si je ne me trompe, vers 1846, » disait M. Cabridens. — A la fin d’avril, reprenait madame, un peu moins de dix mois avant la naissance de Reine ; je me souviens bien de la date. »

Après seize ans, leur admiration restait chaude comme au premier jour, et c’est avec la naïveté d’une passion qui s’ignore, que M. Cabridens parlait de l’incomparable héroïne de ce drame romantique, Marion, Tisbé ou Diane de Poitiers ; tandis que madame Cabridens, rouge à ce lointain souvenir, et penchée sur son ouvrage en tapisserie, célébrait la haute prestance, l’air magnifique et la belle grâce du héros.

J’ai vu, suspendus au mur de la chambre bleue, les portraits de l’acteur et de l’actrice en costume de théâtre, et à mesure que toutes ces vagues impressions reviennent plus claires à mon esprit, je m’étonne de ne pas avoir remarqué plus tôt, entre Reine et ces deux portraits, je ne sais quel air de ressemblance. O puissance du beau ! il a donc suffi pour créer la plus idéale des créatures, d’une goutte de poésie tombée un soir dans deux cœurs bourgeois !

M. et madame Cabridens m’en voudront peut-être d’avoir révélé au monde la mutuelle infidélité, infidélité tout idéale heureusement, dont ils furent tous deux, au même moment, à la fois coupables et victimes ; mais voilà ce que c’est de trop regarder les princesses de théâtre, monsieur ! et de considérer avec tant d’attention les beaux jeunes gens en justaucorps, madame ! D’amoureuses et condamnables visions durent évidemment, cette nuit-là, voltiger autour des chastes rideaux de l’alcôve conjugale, et pour moi, ô ma Reine si blonde et si belle ! ce n’est point du bon monsieur et de la grosse madame Cabridens que tu es fille, mais la fille idéale de cette princesse en robe brodée de perles et de ce héros inconnu !

Maintenant que voilà tout le mystère dûment et physiologiquement expliqué, M. Taine me permettra de continuer mon histoire.