La gueuse parfumée/Jean-des-Figues/10
X
les quatuors d’été
Dans quel trouble d’esprit ce baiser me jeta ! Je
gardais encore, après un jour, vivant sur les lèvres
le parfum dont les joues de Roset me les avaient embaumées, et quelquefois je me surprenais à demeurer
silencieux et immobile, de peur qu’un mouvement trop brusque ne vînt faire se répandre hors de mon cœur, ainsi que d’un vase rempli, les sensations délicieuses dont je le sentais déborder.
— Vous aimiez Roset, malheureux !
— Y songez-vous, aimer Roset ! une sauvagesse incapable de rien comprendre aux sublimités de l’amour !
— Vous l’aimiez, vous dis-je.
— Et parbleu ! je m’en suis bien aperçu depuis, mais je ne m’en doutais guère pour le quart d’heure. Était-il vraisemblable qu’il y eût deux amours, l’un né au bord des sources, pur et mélodieux comme elles, l’autre éclos impérieusement au soleil de midi, sous la pluie de parfums qui tombe des amandiers en fleur ?
Nos amours à la mode du cousin Mitre m’avaient juché si haut, que je me fis un point d’honneur de ne plus vouloir redescendre. J’avais embrassé Roset, la grande affaire ! J’étais inquiet depuis, presque malade ; mais quel rapport, je vous le demande, entre cette fièvre folle et le véritable amour ! Réconforté par ces belles réflexions, je résolus donc d’oublier Roset, et fis d’héroïques efforts pour me persuader que j’aimais toujours mademoiselle Reine. Pour mon malheur, Roset ne m’oubliait pas, elle, et savait, l’occasion se présentant, rappeler au pur, sentimental et chevaleresque Jean-des-Figues, qu’il était homme malgré tout, et qu’il avait eu son moment d’humaine faiblesse.
M. le vicomte Ripert de Chateauripert, malgré ses manies, était un musicien distingué. Elève favori d’Ilabeneck, il jouait du violon avec beaucoup de sentiment et d’âme, et les larmes vous en venaient aux yeux d’entendre ce vieux fou faire chanter et sangloter l’instrument sous ses doigts ; mais si on essayait de le féliciter : — N’est-ce pas que c’est touchant cela ? répondait-il d’un air narquois… en art, positivement, rien ne vaut la sincérité… Il faut être ému pour émouvoir… Faites comme moi, Tullius, fermez les yeux quand vous jouerez… et pensez aux bécasses !
Deux fois par semaine, tant que durait la belle saison, ce diable d’homme arrivait à Maygremine, amenant à sa suite deux amateurs toujours les mêmes, et précédé d’un domestique, qui suait sous trois boîtes à violon. Avec M. Tullius Cabridens, car à ses autres talents Tullius joignait celui de musicien, ces personnages constituaient la Société des quatuors d’été, qui se réunissait ainsi tous les lundis et vendredis, pour exécuter sournoisement de mystérieuses compositions. Je fus admis à les écouter, par faveur spéciale.
On s’enfermait dans le petit salon, persiennes closes ; les pupitres étaient prêts, les violons sortaient de leur boîte : Un !… deux !… trois !… quatre !… et voilà nos exécutants en train de faire aller les doigts et l’archet, clignant de l’œil et tirant la langue aux beaux endroits avec la fougue paisible et les petites grimaces de volupté particulières aux vrais dilettanti. Piano !… piano !… piano !… disait le vicomte en colère à son ami Tullius qui jouait toujours trop fort. Mademoiselle Reine écoutait en souriant, madame Cabridens s’endormait sur sa tapisserie, le soleil faisait passer des barres d’or par les trous des volets, et pendant les pauses on entendait au dehors glousser les poules, et l’eau de la fontaine tomber dans le grand bassin.
Après une heure ou deux de sonates, les archets s’arrêtaient. Puis, une fois les pupitres remis dans leur coin, les carrés de colophane et les violons couchés sous le couvercle de leur boîte, les gros cahiers à dos de cuir renfermés dans l’armoire pour trois jours, et toute trace de cette petite débauche disparue, alors seulement on ouvrait les persiennes et la porte, et l’on prenait le plaisir, en causant musique, de respirer la brise du soir qui soufflait à travers les mûriers.
Un thème inépuisable entre tous, c’étaient les bizarreries des grands artistes. Un tel, chose singulière, ne pouvait composer qu’avec deux chats sur les genoux ; tel autre faisait porter un clavecin dans les prairies, il fallait, pour éveiller son imagination mélodique, la fraîcheur matinale, la rosée scintillant au premier soleil, et les flocons de blanche vapeur qui dansent à la pointe des herbes. — Mon cher Chateauripert, terminait invariablement, M. Cabridens, vous n’oublierez pas au moment de partir ce que vous avez mis en dépôt à la cuisine. Et pendant que le bon vicomte allait reprendre quelque bécasse un peu trop mûre dont il s’était séparé par discrétion, sacrifice énorme ! — « Ce M. de Chateauripert est vraiment un artiste en toutes choses », reprenait maître Cabridens, et cette innocente allusion aux manies gastronomiques du violoniste faisait rire deux fois par semaine depuis dix ans.
Quelquefois, on priait mademoiselle Reine de se mettre au piano, un peu par politesse, j’imagine ; non pas que mademoiselle Reine jouât mal, mais dame ! après deux heures de grande musique !… Musique à part, c’était encore un charmant spectacle de voir mademoiselle Reine assise, noyant le tabouret dans les plis de sa robe, et sa taille fine un peu ployée. Mademoiselle Reine chantait timidement, d’une voix claire ; ses beaux cheveux, roulés en corde, suivant la mode du moment, allaient et venaient sur son cou délicat et sa collerette de dentelle ; et les touches du clavier, les noires et les blanches, se courbaient à peine effleurées de ses doigts, et laissaient échapper des fusées de notes joyeuses, comme une ronde de jolies filles qui éclatent de rire en se dérobant sous un baiser. Je regardais ravi et je songeais à la Reine du pauvre Mitre.
Par malheur, trois fois sur quatre, au plus beau moment de mon extase et quand j’avais la tête perdue dans les nuages de l’amour idéal, à ce moment, comme par un fait exprès, la porte de la cuisine ouverte et mademoiselle Reine s’interrompant, Roset entrait portant à deux mains un grand plateau chargé de verres qui se heurtaient en musique. Ses yeux de feu s’arrêtaient sur moi invariablement, et ses lèvres rouges me souriaient d’un sourire, hélas ! trop terrestre.
Alors adieu les belles amours ! Reine était adorablement blonde, mais je ne voyais plus que les cheveux abondants et noirs de Roset, si fin crespelés autour du front, que, dans un rayon de soleil, ils étincelaient comme un diadème. Mademoiselle Reine avait, sans doute, la peau plus blanche, mais les oranges valent les lis ! — Dans les yeux de Reine, quelle divine candeur ! me disais-je, en essayant de me débattre contre le charme qui m’envahissait ; mais que de voluptés inconnues au fond de ces yeux de Roset, qui n’avaient pas l’immobilité ordinaire des grands yeux et dont on voyait la prunelle frémir entre les cils noirs immobiles avec le scintillement électrique des étoiles une nuit d’été.
Quant à la voix, si Reine l’avait claire et charmante, Roset l’avait chaude et voilée, voilée comme le sont nos montagnes, lorsque midi poudroie autour en poussière d’or.
Mademoiselle Roset était un vrai diable ; j’avais beau vouloir l’éviter, ses regards me poursuivaient toujours. Elle se croyait quelques droits sur moi depuis notre rencontre dans les amandiers. Ne s’avisa-t-elle pas un jour, ces bohémiennes sont capables de tout ! au beau milieu du salon, devant le quatuor assemblé, de me pincer en me murmurant je ne sais quelles sottises à l’oreille. — De vous pincer, juste ciel ! et où cela, monsieur Jean-des-Figues ? — Au beau milieu du salon, madame, ainsi que j’avais l’honneur de vous le dire. J’en devins rouge comme le feu, d’autant plus que mademoiselle Reine avait tout vu. Mais, chose horrible à confesser, malgré ma rougeur, malgré ma honte et malgré le triste regard que me jeta mademoiselle Reine, cela me parut délicieux ; et, suave comme le fruit qui vous damne, je sentis me revenir aux lèvres la saveur du doux et terrible baiser.
Pour le coup, je me crus ensorcelé !
Une idée pourtant, vraie idée d’amoureux ! calmait ma conscience. Ce baiser maudit, dont le souvenir me plaisait, c’est maintenant à Reine que j’aurais voulu le prendre. Cette ivresse étrange que Roset m’avait donnée, c’est sur la bouche de Reine que j’aurais voulu la boire encore et la retrouver.
— Un charme te tient, me disais-je, mais il suffira que tu embrasses Reine pour en être à jamais guéri.