La gent Agrafeil/03
III
Peu après la noce de Jean, la petite Albine rentra ses ouailles un jour bien avant l’heure coutumière. Interrogée là-dessus par la Françoise, elle raconta qu’étant dans les bruyères de Pratel, sur la lisière de la Bessède, Malivert, le garde-bois de la forêt domaniale, l’avait attrapée par le bras et l’avait voulu embrasser, ce pourquoi elle s’était mise à crier et s’était ensauvée bien vite.
— Ah ! le brigand ! — s’écria la vieille fille — il attaque jusqu’aux enfants !
Le soir à souper, il fut question de la chose. Les communiers furent instruits de la tentative du garde, et tous s’accordèrent à dire, comme la ménagère, que c’était une grande canaille. Pour garder la drolette des entreprises de cet homme, le maître ordonna que, dès ce jour en avant, Petit-Pierre toucherait avec elle et emmènerait la truie et ses petits gorets à la glandée.
Cet arrangement fut très plaisant à la petite et au Pierre, car tous deux étaient toujours à se rechercher et à épier l’occasion d’être ensemble. Donc, tous les jours après avoir mangé la soupe, ou bien de la bonne bouillie de maïs toute chaude, ils s’en allaient ensemble, suivis de Griset ; Petit-Pierre portant dans un havresac du pain avec un fromage de chèvre, ou deux pommes, ou encore des noix, pour le « brespailhas », qui est à dire la collation. À l’orée d’une friche, d’une grande lande, ils s’arrêtaient au pied d’un chêne ou d’un vieux châtaignier, et pendant que les brebis paissaient les herbes courtes venues entre les pierres ou sous les brandes, et que les porcelets cherchaient les glands le long de quelque bordure, ils allumaient un feu de bois mort et se tenaient auprès, Pierre faisant des paniers de vîmes, et Albine filant avec une quenouille de sorbier toute neuve, que lui avait faite son ami.
Tout le jour, ils babillaient et s’entretenaient de choses pas bien curieuses sans doute, comme pouvaient faire des enfants qui n’avaient jamais quitté la maison des Agrafeils, et ne savaient de la vie que le peu remarqué autour d’eux. Le chien, assis près, surveillait les bêtes, et, au commandement de la pastourelle, galopait en aboyant pour ramener les ouailles qui s’écartaient trop loin. La tentative de Malivert avait épeuré la petite, quoiqu’elle n’en comprît pas bien le but. Quant à Pierre, innocent comme elle, il en était pourtant fort encoléré, de manière qu’entre eux les propos roulaient souvent sur « ce vilain loup », comme ils appelaient le garde.
Une après-dînée, ils étaient assis au pied d’un « terrier », ou talus, à l’abri du Nord, et faisaient cuire, sous la cendre d’un petit feu, des châtaignes que Pierre avait portées dans son havresac, et devisaient de Malivert.
— S’il s’essayait à recommencer de te vouloir embrasser, — disait le garçon, — je lui planterais mon couteau dans le ventre !
— Il est bien grand et fort, mon Pierre ! — faisait la bergerette.
— C’est tout un, Nine ! Souviens-toi de l’histoire de ce petit pâtre juif que nous a contée la Françoise ! Tu sais bien ? qui, au moyen de sa fronde, tua un géant d’un coup de pierre !
La petite regarda son compagnon avec admiration.
— Je ne sais pas, reprit-elle après une pause, pourquoi ce méchant homme voulait m’embrasser de force ?
— Je n’en sais rien non plus, mais toujours, c’est une fière canaille !… Moi, quand je t’embrasse, c’est que tu le veux bien… n’est-ce pas, ma petite ?
— Oui, mon Pierre, parce que je t’aime tout plein !
Et là-dessus, les deux enfants, assis l’un près de l’autre, se penchèrent, et, s’accolant, restèrent un instant innocemment embrassés.
— C’est ça ! ne vous gênez pas ! dit tout à coup une grosse voix derrière eux.
Aussitôt, Pierre fut debout et vit, en haut du talus, Malivert qui ricanait méchamment.
C’était un homme qui avait passé la quarantaine, grand, épais, bancal, aux cheveux châtains sales, qui sortaient de sous sa casquette roides comme des soies de sanglier, et dont une surdent pointue et jaune retroussait la babine.
Les ayant regardés un instant de ses petits yeux de cochon, le garde dit roguement :
— Ce feu est trop près de la forêt ! Je vous déclare procès-verbal à tous deux.
Et posant sa carabine contre un arbre, il tira d’une poche de dessous son gilet un petit cahier de papier sale et un crayon.
— Comment vous appelez-vous ?
— Albine Agrafeil.
— Ton âge ?
— Quinze ans depuis la Saint-Martin.
— Tu commences de bonne heure !
— Et toi, le galant, ton nom ?
— Pierre Agrafeil !… pas à ton service !
— Tu chantes haut, jeune coquelet !… Quel âge ?
— Dix-huit ans !
— Vous êtes tous deux de ces mauvais parpaillots des Agrafeils, n’est-ce pas ? Oui ? c’est bon, votre affaire est claire !
Et ricanant derechef, Malivert serra son cahier, reprit sa carabine et s’en fut.
Ce procès-verbal mit en grand émoi la communauté. Le soir, en soupant, puis à la veillée, le garde fut « pouillé » de la bonne manière. Chacun des parsonniers rappela quelques méfaits de ce coquin.
— Avec ses « verbaux », dit Cyprien, il tire de l’argent des pauvres gens !
— Et force amitonneries des femmes ! ajouta Tiennou.
Enfin, comme conclusion, après avoir fait amplement expliquer Petit-Pierre, le maître dit qu’au matin il irait trouver « ce scélérat de Malivert ».
Le lendemain, il partit pour Cadouin, où demeurait le garde. Mais, chemin faisant, il passa avec Pierre à l’endroit où avait été allumé le feu, et de là compta jusqu’à la lisière de la forêt plus de cinq cents pas.
— Ah ! le grand gueux ! fit-il.
À Cadouin, le vieux Bertrand trouva le garde à l’auberge où il vivait, étant garçon, et après les salutations d’usage et quelques vagues propos en vint au fait.
— Ce « verbal », vous ne l’avez pas fait, sans doute ?
— Pas fait ! il est là, tout prêt à être enregistré ! Tenez, le voilà !
Et il tira un papier timbré de sa poche.
— Vous avez mesuré la distance ? demanda Bertrand.
— Très bien, avec une chaîne.
— Moi, je trouve cinq cent vingt pas, ce qui fait beaucoup plus de cent toises de distance, dit le vieux.
— C’est que vous faites les pas trop petits !
— Je les fais de bonne grandeur.
— Alors, répliqua le garde, c’est que vous ne partez pas du bon endroit.
— Je pars de la friche du Grand-Jarric ; c’est là que les droles ont fait le feu.
— Vous n’y êtes pas ! — Tenez, ajouta Malivert en déployant le procès-verbal :
Et il lut :
« … Eu… eu… eu… le dit feu allumé dans la lande de Pillegry, auprès d’un chêne cornier qui est à soixante mètres du fossé de lisière de la forêt, au droit de la Pierre-longue, dans mon triage… »
— Voilà ! vous pouvez aller mesurer !
Le vieux Bertrand comprit, et s’en alla sans essayer de composer avec le garde, comme faisaient d’ordinaire les délinquants. En revenant, il eut la curiosité de passer à la lande de Pillegry et trouva bien, à l’endroit indiqué par Malivert, la trace d’un feu tout récent.
— Ah ! la canaille ! le brigand ! Il y en a aux galères qui ne le méritent pas tant que lui !
Quelques jours après, un huissier vint signifier des assignations, et dans la quinzaine, le vieux maître, pris comme responsable des deux enfants mineurs, dut les accompagner, et, comme on dit, « porter ses culottes » à Bergerac, où les prévenus furent condamnés solidairement en soixante francs d’amende et aux frais.
— Ah ! le gueusard ! disait le vieux en sortant du tribunal, il nous en fait coûter plus qu’il ne vaut !
Moins de six mois après, ce fut une autre affaire. Une truie d’humeur vagabonde, entravée pourtant avec un « tabasteau », ou billot, au col, s’écarta du troupeau des aumailles et entra en forêt. Rencontrée de male chance par Malivert, il s’ensuivit un nouveau « verbal », comme disait Bertrand. Seulement, une amende de vingt sous, tarif légal par tête porcine, c’était peu ; aussi, pour corser la contravention, le garde y ajouta bravement tout le troupeau : vingt-sept brebis, trois chèvres et même la bourrique, ce qui, à raison de quarante sous d’amende par bête à laine, de trois francs pour la bourrique et de quatre francs par chèvre, arrondit les amendes à soixante-dix francs, plus les frais. Ainsi jugea le tribunal, malgré les vives dénégations de Pierre.
Le soir, au retour de Bergerac, lorsque le maître annonça le résultat, il y eut un beau tapage aux Agrafeils. Tous les communiers, à la fois, juraient, sacraient, reniaient, détestaient la justice, et maudissaient le garde avec des bordées d’injures à double détente.
— Ce brigand-là nous veut faire manger tout notre bien ! s’écria Siméon.
— C’est sûr ! approuva Tiennou.
— Si tous ceux à qui il a fait des canailleries pareilles m’en voulaient croire, nous prendrions nos fourches-fer et nous lui courrions sus comme à un chien enragé ! ajouta Cyprien, qui était colère.
— C’est un méchant homme, et bien injuste, mon pauvre Cyprien — dit la Françoise — mais c’est un homme tout de même, et non un chien.
— Voire ! Un scélérat comme ça ne vaut pas un chien comme notre Grisel ! répliqua Troisième.
Seule, pendant cette explosion de colères, l’Isabeau était restée calme, tout comme si elle eût été étrangère à la maison. Elle n’était d’ailleurs jamais entrée dans l’esprit de la communauté des Agrafeils. Le beau côté de cette association de famille lui échappait. Son intelligence étroite et égoïste était incapable de s’élever au-dessus de l’intérêt personnel de chacun, et ne concevait pas qu’un membre vieux comme Bertrand, faible comme Albine, ou maladif comme Liou qui avait souvent les fièvres, eût les mêmes droits et fût aussi bien traité comme les forts travailleurs, les bons ouvriers terriens qu’étaient les autres. Et puis elle aimait la maîtrise et aurait voulu commander dans la maison. Plusieurs fois elle s’était butée à la résistance calme et ferme de la Françoise, et avait dû céder, ce qui l’avait irritée contre la ménagère. De là un mauvais vouloir et une sourde hostilité contre toute la communauté, qui se montraient par ses refus de prendre part à un travail qui ne lui plaisait pas, son affectation de n’en faire qu’à sa tête, et sa mauvaise volonté en toutes choses. Avec ça, des paroles aigres, des noises hargneuses et des propos malveillants sur tout et sur tous, principalement touchant la ménagère.
Comme elle avait conservé la jouissance de son petit bien, la femme de l’Aîné s’en allait assez souvent à La Salvetat, sous le prétexte de voir comment le revenu se comportait et de faire soi-disant quelque menu travail dans les terres. Le plus souvent elle revenait le soir, à l’heure du souper, mais de temps en temps elle couchait dans sa maison et ne rentrait aux Agrafeils que le second jour, à soleil entrant. Lorsque cela arrivait, les autres plaisantaient Jean :
— Savoir qui gardera ta femme cette nuit ?
— La garde qui voudra ! Je n’en suis pas jaloux.
— Avec tout ça, — reprenait quelqu’un — si elle s’en va ainsi coutumièrement, notre travail n’en ira pas mieux.
— Et dire qu’on l’avait prise pour remplacer une forte servante ! — faisait un troisième.
— Vous autres l’avez voulu ! disait alors Jean. Vous m’avez tous enragé pour me la faire prendre !
— Pas moi ! interrompait Françoise.
— Tu devrais lui remontrer, mon pauvre Jean, disait Bertrand, de ne pas s’en aller comme ça mal à propos, vu que nous lui travaillons son bien… elle n’y a que faire.
— Dites-le lui, vous autres ! moi, elle ne m’écoute brin.
Celui qui gardait l’Isabeau la nuit, c’était à ce que l’on disait à La Salvetat et par les villages d’autour la forêt, le chétif Malivert. Dès longtemps avant qu’elle se mariât, les gens l’avaient vu des fois venir à la brune, ou s’en aller à la pique du jour. Et puis, on avait remarqué que, quoique l’Isabeau ne se gênât pas bien pour mener sa chèvre et ses trois brebis en forêt, seule de tous les gens de son village elle n’avait jamais eu de procès-verbal.
Lorsqu’elle avait pris Jean, c’était en un moment de dépit, piquée de voir Malivert la délaisser pour un autre cotillon du voisinage. Et puis juste alors, elle avait été inquiète quelque temps, craignant fort d’être « embarrassée ».
Maintenant, le garde revenait à elle quelque peu et la recherchait par calcul. Ce grossier débauché, habitué aux rustaudes filles de village, convoitait la mignarde petite Albine avec cette âpreté de désirs que les libertins dépravés éprouvent pour la jeunesse innocente. Il savait l’Isabeau capable de le servir en ceci, tant pour avoir part à ses sales faveurs que par cette haineuse et basse envie que les femmes perdues portent aux filles sages. Cette créature vicieuse détestait en Albine l’enfant joliette et la vierge ingénue ; aussi eût-elle été heureuse de la faire chuter et de la pervertir.
Mais bientôt le garde comprit que la connivence de la femme de l’Aîné lui serait inutile, tant qu’il ne se serait pas débarrassé de Pierre, qui ne quittait pas la bergerette. Comme les scrupules ne l’embarrassaient guère, il guetta le garçon qui souvent allait dans la forêt, chercher des nids, ou ramasser des champignons, et un jour le saisit au collet, l’accusant d’avoir « charmé » des arbres pour les faire crever. Le Pierre se défendant fort de la chose, Malivert voulut l’entraîner sous le prétexte de lui montrer un frêne auquel il venait d’enlever, disait-il, un anneau d’écorce au pied. Le prétendu délinquant résistant et se débattant, il y eut une collision, au cours de laquelle Pierre, maltraité, tira son couteau et en donna un coup au garde sur le bras qui le tenait à la gorge. À ce coup qui avait percé la manche sans toucher la chair, Malivert riposta par un coup de crosse de sa carabine qui, porté en pleine poitrine, fit reculer le garçon à quatre pas.
— Ah ! serpenteau ! en voilà de reste pour t’envoyer aux galères !
Ayant dit, le garde s’en alla faire son procès-verbal, copieusement motivé et guirlandé de toutes sortes de circonstances aggravantes, outre le fait d’avoir écorcé sous la palène quatre baliveaux de trois âges.
Quelques jours après, deux gendarmes entrèrent à cheval dans la basse-cour des Agrafeils, et demandèrent le Pierre à Françoise, qui s’était avancée sur la porte de la cuisine.
— Il touche les brebis… je ne sais pas de quel côté, répondit-elle, méfiante. Mais, que lui voulez-vous ?
— Nous avons besoin de lui parler.
Et les gendarmes s’en furent à la recherche de Pierre, qu’ils finirent par trouver assis contre un petit tuquet, façonnant un piège à taupes, cependant que l’Albine, debout, filait son « brin ».
— Donne tes mains ! dit l’un des gendarmes, après avoir mis pied à terre.
— Et pourquoi ? demanda le garçon, effrayé en voyant la chaîne.
— Tu le verras bien ! donne toujours !
Et le saisissant par le bras malgré sa résistance, le gendarme passa les menottes à Pierre, tandis que la bergerette pleurait et criait au secours. Puis, la chose faite, comme elle s’attrapait au col de son ami, il l’écarta brusquement et dit au prisonnier, capturé :
— Marche devant !
Et, remonté à cheval avec son camarade, ils l’emmenèrent.
— Ne reste pas là ! rentre à la maison ! cria Pierre à la petite, qui sanglotait à terre, affaissée.
Au résultat, Pierre fut condamné pour le délit forestier à quatre cents francs d’amende, et pour la rébellion et le coup de couteau dans la manche du garde, à un an de prison. Le malheureux eut beau nier avoir « charmé » des arbres, se lamenter, se désespérer ; l’avocat eut beau secouer ses manches, le procès-verbal était là, bien circonstancié, dûment affirmé et enregistré, rien n’y fit, tant les renseignements étaient mauvais sur ces gens des Agrafeils. Le procureur requit, les juges condamnèrent, les gendarmes emmenèrent, et le geôlier écroua pour un an le pauvre Pierre.
— Jésus ! pensait la Françoise en contemplant le Christ, qui, au-dessus des juges, étendait ses bras avec un geste de protection ; Jésus ! que fais-tu donc là-haut !