La gent Agrafeil/02

Bibliothèque-Charpentier (p. 199-211).


II


Le lendemain matin la Françoise blanchissait les châtaignes en attendant la venue de la Faurille que le Pierre était allé quérir. Elle arriva avec lui juste comme on vidait l’oulle fumante sur la touaille grise et se planta au milieu de la cuisine. C’était une fille trapue, aux cheveux châtains drus, bien tetonnée, aux hanches rebondies, qui portait un petit paquet plié dans un de ces grands vieux fichus à palmes appelés chez nous « coulets », qui est à dire en français, collets, parce qu’ils couvrent le col d’abord, et accessoirement les épaules. Se quillant là, les reins creusés, son paquet tenu des deux mains sur la ceinture, la grosse fille salua les Agrafeils attablés.

— Bonjour à toi, Faurille, répondirent-ils tous.

— Pose tes hardes et sieds-toi au bout, à côté de l’Albine, ajouta Françoise.

Tout en mangeant les châtaignes, le vieux Bertrand fit remarquer que la mère-grand de la nouvelle venue était une Agrafeil, sortie de la communauté pour se marier avec un Gardel de Buffeloup, lequel avait plus tard marié son aînée avec Faure, de Fromental, père de la Faurille, qui, par ainsi, se trouvait être une parente…

Là-dessus, comme si cette communication eût mérité une récompense, le Pierre se leva, prit un des grands pichets de faïence qui étaient sur la table, et emplit le gobelet du maître, puis ceux de tous les parsonniers et autres, d’une bonne piquette rose pétillante.

Après les châtaignes, la gente Albine apporta sur la table une vaste soupière tenue au chaud devant le feu. Ayant mangé la soupe et fait leur chabrol, les Agrafeils se levèrent et s’en revinrent dans les terres, fors Tiennou, qui avait pétri le matin et s’en fut au fournil voir si la pâte était levée assez, et le four chaud à point.

Quant au vieux Bertrand, il mit la bastine sur la bourrique et s’en fut à La Salvetat pour moyenner le mariage de Jean avec l’Isabeau. C’était bien un peu hâtif, mais le vieux était assez « trulle » et recherchait volontiers les occasions de chopiner.

La vaisselle lavée, Françoise mit la Faurille au fait des êtres de la maison. En premier lieu elle la mena à sa chambrette, meublée en tout d’un châlit de grosse menuiserie garni de sa paillasse et d’une méchante couette, puis d’un vieux coffre piqué des vers et d’une escabelle. La fille ayant posé son paquet sur la courte-pointe faite de morceaux d’étoffes de couleurs disparates, la ménagère lui montra ensuite l’étable des brebis, le tect des porcs, la loge de la truie, le poulailler, le fournil, le cellier, le « bugadier » pour les lessives, et la grange. Tous ces bâtiments enfermaient la cour à droite et à gauche. À l’arrivée, elle était close par un gros mur dans lequel était percée une porte charretière cintrée, fermée d’un portail renforcé de clous, qu’on « barrait » chaque soir au moyen de deux grosses pièces de bois. En face de l’entrée, au fond de la cour, était la maison à toits aigus et moussus, divisée en grandes chambres de famille, de chaque côté de la cuisine qui était au centre. Cette cuisine, où se réunissaient autrefois autour de la table commune une quarantaine d’Agrafeils, petits ou grands, avait trente pieds de long sur vingt de large environ. Une vaste cheminée, avec des « cantous » profonds de chaque côté, était au milieu, capable de chauffer la communauté rangée en demi-cercle. Au manteau de « cartelage » arrondi en anse de panier, reposaient, sur des chevilles coudées, deux longs fusils simples à pierre. Des placards dans l’épaisseur des murs, un grand cabinet de cerisier, noirci par le temps, un vaissellier, un râtelier à placer les « tourtes » de pain, et des bancs de chaque côté de la grande table au-dessus de laquelle pendaient des « cannevelles » ou roseaux encochés pour suspendre le « calel », faisaient tout l’ameublement.

Dans un coin, du côté de l’évier, des pots, des « oulles » et des « tourtières » de fonte entouraient, comme des poussins autour de la mère géline, une marmite géante qui, autrefois, cuisait la soupe pour toute la communauté. Cette marmite était l’antique « pot » dont parlait la coutume des Agrafeils, devenu inutile et remplacé par un ustensile de proportions beaucoup plus modestes. Aux murs étaient rangés, sur une planche, des bassins de cuivre, et aux poutres enfumées pendaient des ceps chargés de raisins, des épis de blé d’Espagne, des pièces de lard, et des vessies de graisse de porc.

Ayant montré à la Faurille la place de chaque chose, Françoise la mena au grenier, qui tenait toute la longueur de la maison, et où étaient épars sur le plancher des tas de blé froment, de seigle, d’avoine, de haricots et de garaubes. Puis les deux femmes redescendirent, et la Faurille entra en fonctions en mettant à cuire, dans une grande oulle, la « baquade » ou pâtée des cochons.

Le lendemain, qui était un dimanche, les hommes, bien rasés par Cyprien, qui était le barbier de la communauté, s’en furent entendre la messe à Cadouin. Entendre, n’est pas le mot, car, à moins de mauvais temps, les Agrafeils assistaient à la messe de la place étant, ou ils confabulaient avec d’autres, après quoi ils allaient boire quelques chopines à l’auberge voisine, indiquée par une branche de pin plantée dans le pignon, au-dessus de la porte. Peut-être même auraient-ils été tout droit au brandon, mais en ce temps-là les cabarets, bouchons et auberges étaient rigoureusement clos pendant les offices religieux.

Quoi qu’il en soit, ces gens des Agrafeils étaient de mauvais catholiques, de ces tièdes que Dieu vomit, comme dit la Sainte-Écriture. Et cela n’était pas étonnant ; la communauté, autrefois huguenote, avait été tant bien que mal convertie au papisme en l’an dix-sept cent un par le renégat duc de La Force et ses quatre jésuites, aidés des dragons de son escorte qui avaient des arguments irrésistibles. Plus tard, la force brutale, la ruse et la corruption avaient fini par avoir raison des retours à leur foi de ces calvinistes de la première heure. Mais eux et leurs descendants étaient restés suspects, la conversion opérée par les missionnaires bottés, et ensuite par les suppôts de M. le subdélégué de Bergerac, ne produisant pas chez les Agrafeils ces bons fruits temporels estimés des curés d’alors, tels que messes pour les âmes du purgatoire, oblations bénévoles et legs pieux. Autant qu’ils l’avaient pu tous les ci-devant rois, ils avaient esquivé les actes les plus significatifs de la religion catholique, et, depuis la Révolution qui les avait entièrement affranchis, s’en tenaient à se rendre tous les dimanches devant l’église de Cadouin, par pure habitude. De bons huguenots, la force — La Force, disait Françoise par un traditionnel jeu de mots — la force avait fait de mauvais papistes.

Pour elle, on ne la voyait jamais faire acte de catholicisme, ni se prêter à quoi que ce soit qui ressemblât à une adhésion à cette religion qu’elle détestait. La vieille fille n’allait point au bourg le dimanche et occupait ses loisirs dominicaux à repasser dans son esprit les souvenirs de l’ancienne foi huguenote, transmis par son aïeule, et à en entretenir Petit-Pierre et l’Albine, orphelins dès leur bas âge, à qui elle avait servi de mère.

Il y avait, dans la maison des Agrafeils, un vieux cahier couvert de parchemin, où un ancêtre illettré avait retracé en images grossières l’histoire de la communauté persécutée. Cela était naïf et ressemblait à ces figures informes et grotesques que les enfants charbonnent sur les murailles ; mais les légendes non écrites, transmises verbalement de père en fils, étaient terribles. En feuilletant ce cahier, la vieille Françoise se confirmait dans la négation et l’horreur du papisme, qui avait martyrisé les anciens Agrafeils.

Ce dimanche-là, pendant que les autres parsonniers chopinaient à Cadouin, elle montrait aux deux enfants ce cahier jauni rongé par les vers.

Le premier dessin représentait un bonhomme dans un bateau, une rame à la main, le corps de profil, et la tête de face, semblable à une boule de quilles.

— Celui-ci, — disait la Françoise à Petit-Pierre et à l’Albine, — celui-ci est Daniel Agrafeil, condamné aux galères à vie pour la religion.

Sur le feuillet suivant, on voyait un moine, caractérisé par son froc et une couronne de cheveux roides comme les crins d’une brosse, emportant à grandes enjambées un enfant sous chacun de ses bras.

— Ici, ce sont deux enfants de Paul Agrafeil, enlevés à leurs parents et enfermés dans un couvent inconnu.

Plus loin, on voyait une femme, reconnaissable à ses longs cheveux naïvement figurés, battue de verges par un personnage informe ayant une hache démesurée sur l’épaule.

— Celle-là, disait Françoise, c’est Anne Agrafeil, fouettée par le bourreau de Périgueux, puis rasée et enfermée dans une prison jusqu’à la fin de ses jours, pour avoir assisté à une assemblée au désert dans la forêt de la Bessède.

Ensuite venait un dessin représentant deux soldats qu’une sorte de grand sabre à la ceinture faisait reconnaître, traînant devant un foyer allumé un homme lié pieds et mains.

— Ce malheureux, récitait piteusement la vieille fille, c’est Jacob Agrafeil, mon « roi » grand père[1], auquel les dragons de La Force firent griller les pieds pour l’obliger à quitter la religion, et qui en demeura estropié.

La page suivante représentait un cadavre de femme à moitié dévoré par des animaux étranges, qui étaient des chiens, selon la légende.

— Voici Martine Agrafeil, morte huguenote ; par les ordres du curé de Cadouin traînée au Trou-des-Chevaux, où les chiens la mangèrent…

Et, après un moment de silence, la ménagère reprit :

— Souvenez-vous de tout ça, mes petits, pour le répéter à vos enfants quand je n’y serai plus !… Maintenant, Pierre, va-t’en faire tomber du foin pour donner aux bœufs, et toi, Nine, porte deux ou trois brassées de regain aux brebis ; moi je vais appareiller le souper.

Au soleil entrant, le vieux Bertrand revint de La Salvetat, les jambes ballantes sur la bourrique, ayant réussi en deux entrevues à décider le mariage de Jean. Pour les autres, ils rentrèrent au moment où la Faurille servait sur table une grande pleine platée de haricots avec des couennes. La plupart avaient les oreilles et les pommettes rouges pour avoir fait carrousse à Cadouin, ce que voyant, la Françoise les vespérisa de la bonne façon.

— Si ça n’est pas une honte, de voir des chrétiens se rendre pareils à des bêtes ! Et pires que des bêtes, car notre chien ne boit qu’à sa soif et sait toujours se conduire ! À quoi pensez-vous, pauvres gens, d’aller laisser votre peu de raison au fond des pintes !

— Là ! là ! ne te fâche pas, fit Tiennou, pour une pauvre petite fois, ça n’en vaut pas la peine !

— Cette petite fois que tu dis, revient tous les dimanches, sans compter les jours de foire, soit pour l’un, soit pour l’autre !… Si vous étiez des hommes, vous comprendriez que le bon Dieu vous a baillé le vin pour vous mettre au corps force et courage au travail, et non pour vous faire trébucher !

Tous baissaient le nez sur leur assiette, pendant que la Françoise parlait, la tête haute, les yeux fâchés, le visage sévère sous sa coiffe de linon. Voyant ça, le maître, plus indulgent, comme celui qui se coiffait quelquefois, rompit les chiens, ainsi qu’on dit.

— Jean, fit-il, j’ai parlé de toi à l’Isabeau. Tu lui conviens bien à première vue. Il n’y a maintenant qu’à faire plus ample connaissance. Pour ce, il est entendu que tu iras la voir dimanche à la vesprée…

— Ah ! ah ! nous irons à la noce ! s’écrièrent tous les hommes.

— Vous autres m’enragez bien ! dit Jean. Que diable voulez-vous que j’aille dire à cette grande cavale !

— Ne t’inquiète pas de ça, répondit Bertrand. J’irai avec toi et je parlerai en ta place !… Et puis, j’ai à te dire qu’elle n’est brin punaise comme tu disais, l’ayant approchée assez pour m’en accertainer.

Là-dessus, Jean se remit à manger et ne dit plus mot.

Le dimanche ensuivant, il fut à La Salvelat avec le maître, Bertrand, qui fit si bien son métier de « minardou », qui est à dire accordeur, que le prétendu fut accepté, sauf plus familière cognition, pour laquelle faire l’Isabeau lui octroya la permission de venir la voir. Sur le coup de dix heures du soir, les deux hommes revinrent aux Agrafeils après avoir mangé des « viroles », ou châtaignes cuites sous la cendre et bu quelques chopines de vin blanc. Jean, légèrement émoustillé, s’était un peu réconcilié avec le mariage.

— Elle a de bon vin blanc ! — disait-il en revenant.

— Et un joli petit bien ! — ajoutait Bertrand, — Tu as vu ? Son « baradis » est du pays de première qualité !

— C’est vérité !

— Et puis, il n’y a pas à dire, reprit le maître, c’est une fière fille !

Jean ne répondit rien, comme si ce point n’était pour lui qu’un détail indifférent.

Quelque temps après, tous les Agrafeils ayant vêtu leurs hardes neuves, se rendirent à La Salvetat en revenant de l’église. La Françoise avait bien proposé, après l’« enregistrement » devant le maire, de faire le mariage « sous le manteau de la cheminée », à la vieille mode des huguenots persécutés ; et l’époux aussi bien que tous les communiers inclinaient aisément à cet arrangement, en considération des quelques écus économisés sur le sacrement du curé ; mais la « novie » avait refusé, disant qu’elle voulait un mariage « pour de bon », et il avait fallu l’en croire.

Tous donc, en « sans-culotte », ou carmagnole de bure tissée de la laine de leurs ouailles, filée par les femmes aux veillées ou en touchant les bêtes aumailles, se trouvèrent attablés vers midi chez l’Isabeau. Celle-ci n’avait plus ni père, ni mère, ni parents, fors une vieille tante sourde comme un pot, mais bien endentée. Bertrand, le vieux maître, en « gipou » de grosse étoffe bleue dont le collet droit lui montait jusqu’aux oreilles, s’assit à côté de la novie qui n’avait pas l’air autrement émue. C’était une grande robuste gaillarde, point laide, laide, si l’on veut, mais homasse de figure et un peu grossièrement équarrie. Pour les Agrafeils qui estimaient surtout la charnure et la force, c’était une belle novie ; aussi Tiennou traduisit-il la pensée de tous en disant aux autres :

— Crâne femelle, mes amis !

La noce fut ce qu’étaient en ce temps-là les noces de campagne, copieuse en victuailles et notable en beuveries. De deux grosses pièces de poulaille bouillie, de plusieurs grandes platées de fricots divers, et d’un rôt de deux gros « piots », ou dindons, il resta les os que les chiens faisaient craquer sous la table. À une douzaine qu’ils étaient, les convives mirent à sec un baril de demi-charge ; aussi vers le soir étaient-ils tous avinés, et rouges de la trogne comme des coqs de redevance.

Au surplus, la « lie-chausse », ou jarretière de la mariée, fut correctement enlevée par Tiennou, selon l’antique usage, et on n’eut pas manqué de porter aux époux le « tourin » ou soupe à l’oignon traditionnelle congrûment poivrée, si l’état de Jean, qui se trouva saoûl comme une grive en temps de vendanges et qu’il fallut porter au lit nuptial, n’eût fait juger cette cérémonie inutile.

Deux jours après, les nouveaux mariés arrivèrent aux Agrafeils à la tombée de la nuit. L’Isabeau marchait devant, fière, droite, bien assurée, sans point de ces airs chattemittes que des fois prennent les nouvelles épousées. Le pauvre Jean suivait à trois pas, tête basse, la démarche recrue, l’air ennuyé, portant un paquet de hardes à sa femme. Tous deux entrèrent dans la cuisine où la Françoise était en train de « fricasser dans la soupe », qui est à dire passer les légumes à la poêle avant de les mettre dans la marmite. Les deux femmes s’embrassèrent selon la coutume, et puis causèrent un brin pendant que Jean, ressortant, allait poser le paquet dans la chambre conjugale, meublée d’un vieux lit à ciel avec courtines de serge jaune, d’un cabinet à serrer le linge, d’une table massive et de deux grossières chaises tournées. Lorsqu’il revint à la cuisine, Jean trouva sa femme assise dans le « cantou » de la cheminée, qui faisait des questions à la ménagère sur les choses et les habitudes de la maison.

— Tenez, dit-elle à son homme en ôtant le fichu de ses épaules, portez-moi ça dans notre chambre.

Et, tout doucettement, le pauvre diable obéit.

La Françoise, qui n’avait pas approuvé le mariage et n’avait pas assisté à la noce, trouvait l’épousée un peu bien délibérée en paroles et en manières, mais elle n’en fit rien paraître pour lors. Le vieux Bertrand, qui survint un moment après, renouvela l’amitié avec l’Isabeau, en l’embrassant, comme pour s’assurer encore qu’elle n’était pas punaise. Lorsque les autres parsonniers rentrèrent des terres pour souper, ils trouvèrent la nouvelle venue qui commandait à la Faurille de mettre les assiettes sur la table, comme si elle eût été depuis dix ans dans la maison. Ce fut alors de nouvelles embrassades et des congratulations verbeuses, que Jean, qui quittait ses souliers pour des sabots, écoutait d’un air indifférent, tandis que Tiennou, qui se lavait les mains à l’évier, en se ramentevant le mollet charnu duquel il avait détaché la jarretière, murmurait son exclamation admirative du jour de la noce :

— Crâne femelle !


  1. Bisaïeul.