La gent Agrafeil/01

Bibliothèque-Charpentier (p. 187-198).


LA GENT AGRAFEIL

I



Pour M. Georges Bussière :
À l’éminent auteur de La Révolution en Périgord,
au compatriote, à l’ami.


Dans la vaste cuisine de l’ancienne communauté paysanne des Agrafeils, à une extrémité de la grande table barlongue, une quinzaine de personnes étaient assises. Au bout haut siégeait le « maître » Bertrand Agrafeil, vieil homme de soixante-dix ans. À sa droite était Françoise Agrafeil, la « ménagère », fille ancienne aux environs de la cinquantaine. Autour de ces deux chefs de famille, en place honorable, se tenaient quelques parents des environs, venus à l’enterrement d’Annie Agrafeil « communière » de la maison. Ensuite étaient placés de chaque côté, par rang d’âge, tous les autres du nom d’Agrafeil : Jean dit Jeantil ; Élie dit Liou, autrement Cadet ; Cyprien dit Troisième, frères, âgés de quarante à cinquante ans ; Siméon dit Rousset ; Étienne dit Tiennou, à peu près du même âge ; Pierre, appelé le plus souvent Petit-Pierre, jeune garçon de dix-huit ans, et enfin Albine, petite drolette de quinze ans à peine.

Tous ceux-ci du même nom, hommes et femmes, représentaient avec Bertrand et Françoise les débris de la communauté agricole des Agrafeils, et tous étaient parents, comme venant originairement d’une souche commune divisée en plusieurs familles qui avaient toujours vécu et s’étaient alliées ensemble, de manière que leur parentèle formait un enchevêtrement impossible à démêler et ne pouvait s’exprimer que par le terme général de cousinage.

Depuis des siècles, les Agrafeils vivaient en société « taisible », tous les « parsonniers » demeurant sous le même toit, mangeant au même « chanteau », « à commun, pot, sel et dépense », comme disent les anciennes coutumes.

La maison, située sur la lisière de la forêt de la Bessède, était appelée encore, comme dans les vieux titres, « les Agrafeils », probablement parce que le canton de la forêt où elle fut bâtie portait ce nom en raison des « agrafeils », c’est-à-dire des houx dont il était peuplé.

Les premiers occupants qui s’établirent sur ce territoire de la forêt par eux « essartée » ou défrichée prirent le nom de l’habitation et lieu-dit, ou bien, comme les Guittard de la communauté de Pinon dans la Basse-Auvergne, l’échangèrent contre leur nom patronymique ; ceci en admettant que, lors de la concession faite au quatorzième siècle par un archevêque de Bordeaux, seigneur de Belvès et de la Bessède, ces pauvres pieds-terreux eussent un autre nom que celui de leur baptême.

Des cinq familles et des quelque quarante Agrafeils composant la communauté un siècle et demi auparavant, il restait en 1816 dix descendants des premiers colons associés, dont neuf étaient en ce moment attablés pour le repas des funérailles d’Annie, portée en terre le matin même. Les autres convives étaient des parents du voisinage, issus de filles des Agrafeils mariées hors de la maison, avec cent écus de dot pour toute légitime, selon leur coutume. Les persécutions religieuses et les guerres du Roi-Soleil, la misère des temps, et en dernier lieu les levées de la République et la conscription de Bonaparte, avaient réduit des trois quarts la population de la communauté. En ce moment même, un Michel Agrafeil, âgé de vingt-huit ans, n’était pas revenu au pays après le licenciement des « Brigands de la Loire », tué dans les grandes boucheries des derniers temps de l’Empire, ou peut-être prisonnier sur les pontons espagnols, ou dans les déserts glacés de la Sibérie ; on ne savait.

Ces bonnes gens qui tablaient au retour du cimetière, selon l’usage, s’entretenaient de la défunte Annie, et chacun faisait des remarques sur ses qualités et ses défauts.

— C’était une bonne fille ! disait son frère Jean, qu’on appelait aussi quelquefois l’Aîné.

— Et vaillante ! ajoutait Cyprien.

— Elle n’avait pas sa pareille pour faire les millassous ! faisait le Cadet.

— Ça, c’est vrai, mais, objectait Tiennou, sans en vouloir dire du mal, elle était des fois un peu regardante.

— C’était dans l’intérêt de la maisonnée ! répliqua Cyprien.

— Je ne dis pas… mais trop est trop…

— Personne ne réussissait les chapons comme elle, remarqua Siméon. Jamais elle n’en a manqué un ! Tous les ans, au carnaval, nous en vendions une douzaine de paires, sans compter les deux que nous mangions.

— Et comme elle faisait bien un saupiquet et la « saugrenade » ! reprenait Cadet.

— Le manger n’est pas tout dans une maison, répliquait Tiennou. Il y avait des jours où la défunte n’était pas trop plaisante…

— Allons, allons, Tiennou ! À cette heure, notre pauvre Annie est devant le bon Dieu ! il te faut oublier qu’elle ne l’a pas voulu prendre pour son homme ! dit la Françoise.

— Oh ! ce que j’en dis, ce n’est pas pour ça !

— Elle était comme moi, vois-tu, elle n’avait pas l’idée du mariage, ajouta la vieille fille.

Le maître Bertrand prit la parole :

— En finale, dit-il, c’était une femme forte comme un cheval, entendant bien les affaires du ménage, sachant soigner les cochons comme pas une, ne craignant point sa peine, et pas mauvaise pour deux liards. S’il y a un bon Dieu, comme c’est à croire, elle est à cette heure colloquée en paradis… Trinquons à sa santé !

Et après avoir bruyamment choqué leurs gobelets, tous les convives burent jusqu’à la dernière goutte de vin.

Les parents du dehors étant partis, les gens des Agrafeils dépouillèrent leurs habillements des dimanches et, ayant pris leurs hardes des jours ouvrables, s’en furent dans les terres, emmenant trois paires de bœufs liés.

Petit-Pierre, avec l’ânesse, s’en fut au bois ramasser des châtaignes. La petite Albine fit sortir les brebis, et les toucha du côté de Bel-Air, accompagnée d’un gros mâtin armé d’un collier à pointes de fer. Quant à Françoise, elle resta au logis pour vaquer au ménage.

Le Pierre avait déjà rempli presque un sac de châtaignes, non sans s’être épiné plus d’une fois les doigts après les bogues, lorsque, au loin, il ouït les aboiements colérés d’un chien et la voix d’une bergère criant : Au loup ! au loup !

Attachant vite la bourrique à une branche d’arbre, le petit s’en courut de ce côté, et arrivé qu’il fut à l’orée d’une grande lande, il aperçut l’Albine tirant d’une main une brebis par la queue, et de l’autre cognant avec sa quenouille sur la tête d’un loup qui tenait la pauvre ouaille par le col, cependant que le chien harpignait la bête sauvage par derrière.

En voyant arriver courant le garçon armé d’une cépée coupée à la hâte, le loup lâcha la brebis étranglée, et après un coup de dent au chien rentra dans le fort.

— Tu as eu peur, Nine ?

— Que non ! mon Pierre ! répondit la vaillante petite, les yeux brillants. Seulement, j’ai cassé ma quenouille sur cette male bête !

— Je t’en ferai une autre plus jolie, tu verras…

La drolette sourit en montrant ses petites dents blanches.

— Oui, mon Pierre… Je t’aimerai bien, va !

— Sans ça tu ne m’aimerais pas ?

— Si ! si ! Je t’aimerais tout de même !

Ils étaient debout, tout près l’un de l’autre. Pierre regardait amiteusement la pastourelle un peu émue, dont la jeune poitrine soulevait la brassière de serge brune. Il trouvait un plaisir grand à la considérer ainsi, simplette, avec son cotillon de droguet bleu et sa cape de grosse étoffe burelle, sous laquelle passaient des frisons de cheveux roux comme des épis de maïs, qui se tortillaient sur le front. Il trouvait doux, ces yeux gris pointillés de vert que la petite fixait sans embarras sur les siens ; et il remarquait éjoui, sur sa figure mignarde, quelques petites taches de rousseur pareilles à des miettes de pain bis dans du lait.

— Il ne te faut pas rester là, si près de la forêt, — dit-il après un instant. — Commande le chien, pour rassembler tes bêtes.

— Griset ! amène ! amène-les ! — fit la bergerette.

Et le chien, aboyant, ramena les ouailles écartées, que l’Albine toucha lors en arrière, le « mouton de semence » en tête, sa clarine sonnant. Pierre marchait près de la petite, la brebis étranglée sur ses épaules.

Arrivés dans une grande lande, semée de touffes d’ajoncs, les brebis se mirent à paître, et la fillette, désœuvrée, s’accola contre un vieux châtaignier de bordure, ne sachant quoi faire, sa quenouille étant cassée.

— Maintenant, dit le garçon, je vais m’en revenir ramasser des châtaignes, tu ne risques plus rien du loup.

— Laisse-moi ton bâton, tout de même, mon Pierre !

— Le voilà… mais j’estimerais plus rester te garder, dit le garçon en posant la brebis morte à terre.

— Et pourquoi ? Tu dis que je ne risque rien.

— C’est qu’il me fâche de te quitter.

— Et pour quelle raison ?

— Pour ce que je t’aime !

— Alors quand on aime on ne se veut quitter ?

— C’est comme tu dis… Ainsi moi, je voudrais être toujours près de toi, tout près, la nuit aussi bien que le jour !

— Alors, tu voudrais dormir avec moi ? dit innocemment l’Albine en riant.

— Oh ! oui ! répondit aussi naïvement le jeune garçon.

— Pour ça, il faut être mari et femme…

— Si tu veux, nous nous épouserons, ma pastourette ?

— Moi, je veux bien, mon Pierre.

— Adonc étant mariés, je ne te quitterai plus, et je serai toujours avec toi, bien près, comme ça, ajouta-t-il en serrant la petite par la taille, et puis je t’embrasserai toujours comme maintenant…

Et il baisa les joues rosées de l’enfant.

— C’est plaisant de s’aimer, mon Pierre ! dit-elle.

— Oh oui ! aussi nous faut-il nous aimer tout plein !

— Oui… mais pour le présent il faut t’en aller ; tu n’auras guère amassé de châtaignes, et le maître se fâchera !

— Je dirai que le loup en est cause… Tout de même, tu as raison, je m’en vais… Mais pas avant que je ne t’embrasse encore un coup !

— Oui bien, mon Pierre ! dit la petite en tendant la joue.

Et lors ayant récidivé, le garçon rechargea la brebis sur son col, la tenant par les pattes, comme le Bon Pasteur, et s’en fut, non sans se retourner souvent.

Le soir, au souper, il y eut force commentaires et récriminations sur cet étranglement de la pauvre ouaille, et le loup fut traité de brigand, de voleur ; en un mot vitupéré de la bonne façon. Après cette première explosion d’indignation, comme chacun commençait à manger la soupe, Cyprien ayant fait remarquer que c’était la quatrième brebis étranglée par « le loup » dans une année, le mouvement des cuillers s’arrêta, et la bête à l’oreille pointue fut, derechef, copieusement pouillée et maudite.

— Ça n’est peut-être point le même, objecta Siméon.

— Hé ! firent les autres, c’est toujours « le loup » !

— Et quatre ouailles perdues ! ajouta Tiennou, qui était un homme positif.

Cependant, comme il y avait une affaire sérieuse à décider, les récriminations, au lieu de se répéter et de s’éterniser toute la soirée, furent interrompues par la Françoise. Tous les parsonniers étant rangés autour du feu, pelant les châtaignes pour le déjeuner du lendemain, la vieille fille leur remontra que maintenant elle ne pouvait seule tenir la maison, faire la soupe, soigner les cochons, et vaquer à tous les soins ménagers qui sont de la compétence des femmes.

— Nous ne serions pas trop de trois, ici, dit-elle, sans compter l’Albine qui touche les brebis tous les jours. Par ainsi, il faut aviser tout de suite à prendre une servante.

— Tu as raison, dit le vieux Bertrand, j’en vais chercher une, coup sec.

— Fais excuse, répliqua l’autre, tu sais que, d’après la coutume des Agrafeils, le maître choisit les « baylets », et la ménagère les chambrières.

— Tu as dit vérité, Françoise, fais à ta fantaisie.

— Adonc, puisque ainsi est que nous ne pouvons faire autrement, je vais louer la Faurille, de Fromental ; j’en ai parlé à sa mère ; elle demande douze écus l’an et une paire de sabots.

— Douze écus, c’est quelque chose ! fit Liou, possible qu’elle viendrait pour dix ?

— Que nenni, elle en voulait quinze.

— C’est bien ennuyeux de donner tant d’argent, répliqua le Cadet, et puis c’est une forte fille, qui doit manger beaucoup !

— Elle travaillera de même, fit observer le maître. Le moyen de ne pas payer de servantes, ça serait pour vous autres de prendre femme… vous êtes là cinq, d’âge compétent, ajouta-t-il.

— Ça, c’est bien vrai, appuya Siméon, même on en pourrait trouver qui apporteraient quelque chose dans la maison !

— Adonc, fit Tiennou, ça serait à Jeantil de montrer le chemin, puisque fors toi, Bertrand, il est l’aîné.

— J’ai cinquante ans, je suis trop vieux, objecta Jean. Ça serait plutôt aux jeunes de se marier.

— Point ! s’écrièrent les autres. Dans les maisons, les aînés se doivent marier avant les cadets et les puînés !

Enfin, après une notable confabulation et de longs débats verbeux, toutes ses objections ayant été rétorquées, le pauvre Jean se tut, résigné. Il ne fut plus question que de lui trouver une femme. L’un proposait une telle, l’autre celle-ci ou celle-là ; mais après avoir cédé sur le principe, Jean refusait toutes les filles qu’on lui mettait en avant. La Margotille était trop mince pour l’ouvrage ; la Toinette n’avait pas un sol vaillant ; la Seconde était trop jeune…

— Cela étant ainsi, dit le maître Bertrand, je sais ton affaire ! L’Isabeau, de la Salvetat, est une grande et forte fille, maîtresse de ses droits ; son petit bien vaut dans les cinquante ou soixante louis d’or, et elle a vingt-neuf ans d’âge…

— Oui ! oui ! s’écrièrent tous les hommes, c’est bien ton affaire, Jeantil !

— Mais, faisait le malheureux, on dit qu’elle est punaise !

— À quoi vas-tu faire attention !

— Et puis, moi, je ne saurai jamais aller trouver une fille et lui dire ce qu’il faut pour se mettre d’accord.

— Si ce n’est que ça — interrompit le maître — moi je lui parlerai pour toi… D’ici dimanche venant, je saurai que t’en dire.

Jean voulut encore résister, mais tous l’objurguèrent en même temps :

— Que demandes-tu de plus ?

— Tu ne peux pas faire autrement !

— C’est justement celle qu’il te faut !

— Et on te l’amènera par la main !

— Maintenant, tu n’as plus de raison de tirer en arrière !

Le pauvre diable, assailli par tous, cessa de regimber et se tut. Son consentement parut suffisamment exprimé, en vertu du proverbe : qui ne dit mot, consent.