La gent Agrafeil/04
IV
À la cime du coteau, en face des Agrafeils, sur une grosse pierre bordant le chemin, un homme était assis, recru, las d’aller. Ses yeux mornes erraient sur le paysage qui s’étendait devant lui. En face, à mi-côte sur les pentes du plateau de la Bessède, la maison des communiers fumait au soleil d’avril. Derrière, la forêt moutonnait au loin en vagues d’un vert clair, où pointaient dans les taillis les hauts baliveaux de plusieurs âges. Des clairières sablonneuses, semées de bouquets de genêts aux fleurs d’or et de bruyères d’un rose vineux, séparaient les massifs boisés, et, çà et là, vers l’orée des bois, des friches grisâtres où poussaient par endroits des touffes d’ajoncs épineux, et des genévriers à la verdure terne, dévalaient des crêtes des coteaux pierreux. Autour de la maison, des terres ensemencées, des labours, des guérets avec des vieux châtaigniers épars, des vignes et des jachères, découpaient les croupes et les ondulations des terrains en lignes géométriques heurtées, et venaient rejoindre au bord d’un petit vallon, les prés reverdis arrosés par un ruisselet non guère plus large qu’un fossé. Une vapeur légère, montant des fonds encore humides de la rosée nocturne, flottait sur les bois au souffle d’un vent doux, et, peu à peu, se dissipait sous les rais obliques du soleil au tiers de sa course céleste.
Par moments, l’homme fermait les yeux, comme fatigué de voir ces choses, puis, lentement, avec effort, il se dressa debout et descendit vers la combe. Les pierres roulaient sous ses pieds chaussés d’espadrilles de corde usées, et il se retenait à l’aide d’un fort bâton. Ses vêtements en haillons, décolorés, ses joues creuses embroussaillées d’une barbe sale, sa tête amaigrie coiffée d’un vieux madras de coton noué sur la nuque, accusaient la misère et la souffrance.
Arrivé au fond du vallon, l’homme traversa difficilement le petit ruisseau en passant sur de grosses pierres, là mises à l’exprès, et commença à gravir péniblement le coteau des Agrafeils. Souvent il se plantait, essoufflé, s’étayant de son bâton et regardait la maison, comme s’il eût douté d’y arriver. Cependant, après de nombreuses pauses, il entra dans la cour, et, la traversant, vint à la cuisine ouverte.
— Vous avez l’air fatigué, pauvre homme, dit la Françoise qui s’était avancée sur la porte ; entrez vous reposer.
L’homme alla au « cantou », s’assit, et accota sa tête souffreteuse à l’encoignure de la cheminée.
— Vous êtes malade ? demanda la ménagère.
— Oui, ma Françoise… bien malade…
— Jésus ! s’écria-t-elle en reconnaissant les yeux gris-clair levés vers les siens. — C’est toi, Michel !
— Oui… c’est moi…
— Dans quel état es-tu, pauvre !
Et se penchant pour l’embrasser :
— Tu meurs de faim, je gage ?
Il fit de la tête signe que oui.
Heureusement, la soupe est cuite ! Je vais t’en tremper… tu vas voir.
Lorsque, sans quitter le coin du feu, il eut mangé deux bonnes écuellées de soupe aux choux et fait un fort « chabrol », l’assiette pleine de vin, la vieille fille dit :
— Il ne faut pas trop manger à la fois. Maintenant, tu vas dormir… Je vais te mettre le moine pour échauffer les linceuls.
Un moment après, Michel, mis au lit, bordé pareil à un petit enfant, les courtines tirées, dormait comme une souche.
Le soir à souper, un peu remis, et bienveigné de tous, il dut raconter toutes les misères qu’il avait endurées depuis que la conscription de Napoléon l’avait pris. Oyant le récit de l’horrible guerre, et des tortures infligées aux prisonniers des pontons par les Espagnols, les parsonniers se récriaient :
— Quelles canailles c’est, ce monde-là !
— Ça n’est point les plus canailles, mes gens ! Ils défendaient leurs pays… Le grand fautif est celui qui nous mena là-bas !
— Enfin, tu t’en es échappé, de ce foutu pays ! dit le vieux Bertrand.
— Oui, et à grand’peine ! Mais pour ça mes misères n’ont pas été finies. Depuis qu’un pêcheur de Saint-Jean nous mit à terre à la frontière, cinq qui nous étions sauvés, j’ai encore rudement souffert du fait des Français !
Et il dit comment les gens du roi le connaissant pour un soldat de « l’autre », le traitaient de brigand, lui avaient refusé l’étape ; et, comment sans un sol en poche, miné par la fièvre, il s’était traîné lentement, pendant près de deux mois depuis la grande mer, vivant de charité, couchant dans les étables, suspecté de tous comme un scélérat, arrêté des fois par les gendarmes, interrogé par les maires ; puis relâché, continuant sa route, il était enfin arrivé aux Agrafeils, crevant de faim et à moitié mort de fatigue.
— En finale, conclut-il, le roi d’à présent ne vaut pas mieux que l’empereur d’antan ! C’est toujours un maître qui se gausse du pauvre peuple !
— Tu as bien raison, Michel ! dit un des parsonniers. Quand on pense que ce pauvre Petit-Pierre est fermé là-bas dans la prison de Bergerac, par la canaillerie de ce mauvais garde-forêt du roi, c’est à se bailler au diable !
— Encore vaudrait-il mieux se donner au bon Dieu, mon Siméon, objecta la Françoise.
— C’est bien tout pareil, puisqu’il laisse faire tant de coquineries !
À quinze jours de là, les gendarmes vinrent aux Agrafeils interroger Michel. D’où venait-il ? Quel chemin avait-il suivi ? À qui avait-il parlé ? Où comptait-il demeurer ?
— Ah ça ! fit le garçon qui avait repris un peu de force, on dirait que vous me prenez pour un voleur ? Ne peut-on être tranquille chez son monde ?
— Ça dépend, dit le brigadier. Vous êtes un soldat de l’usurpateur ?
— Pour mon malheur, oui !
— Et soupçonné de le regretter ?
— Par mon âme ! si, comme moi, vous aviez mangé deux ans et demi des fèves d’Espagne pourries, dans leurs pontons, vous ne regretteriez point celui qui en fut la cause !
— Pourtant, il paraît que vous avez mal parlé de notre bon roi ?
— Il est bon peut-être pour d’aucuns, mais il ne l’a point été pour moi, répondit évasivement Michel.
Enfin, après plusieurs autres questions faites et réponses ouïes, les gendarmes s’en furent.
— On aura l’œil sur vous ! dit en partant le brigadier.
Lorsqu’ils furent hors de la cour, la Françoise, qui avait entendu, dit à Michel :
— Cette malheureuse Isabeau aura tout raconté à Malivert ! Il faudra te méfier d’elle.
— Il s’est bien attelé là, Jean !
— Ah ! ça n’est pas de sa faute ! Les autres l’ont tracassé jusqu’à ce qu’il l’a eu prise.
Le lendemain, Michel guetta l’Isabeau, et, la tirant dans un coin, lui dit :
— Coquine ! si tu reviens conter à ton goujat de Malivert ce qui se dit chez nous, je te casserai les reins !
Cette menace et l’apostrophe ne la fâchèrent pas. Michel, remis en pieds, était un beau garçon ; avec sa moustache et ses courts favoris militaires, il avait une autre figure que Jean, et il ne déplaisait pas à l’Isabeau d’être rudoyée par lui. Elle rattrapa l’Albine qui devant cheminait, et avec la petite s’en alla toucher les brebis, comme de coutume depuis que le pauvre Pierre n’était plus là.
Dans l’après-midi, comme elles étaient à la lisière de la forêt, la femme de l’Aîné dit à la pastourette :
— Cette pluie des jours derniers doit avoir fait sortir des champignons ; tu devrais aller dans le quartier de Malefaye en ramasser un plein panier…
— C’est que j’ai peur du garde !
— Que tu es sotte ! Il ne te mangera pas, d’autant qu’aujourd’hui il est à Bouillac pour une coupe qui se doit donner.
Albine prit le panier où elle avait porté leur « merenda » ou collation et entra dans le bois. Une demi-heure après l’Isabeau l’ouït crier, au secours, et puis la vit sortir de la forêt en courant.
— Qu’est-ce qui te prend ? demanda-t-elle, lorsque la petite fut là, pâle, essoufflée.
— C’est ce mauvais Malivert qui me suivait…
— Tu es une bestiasse ! Il ne te veut point de mal…
La bergerette ayant conté la chose à Françoise, celle-ci dit à l’Isabeau le lendemain :
— Michel va labourer à la terre du Picatal et semer le blé rouge ; tu le suivras pour aller devant les bœufs… Lïou, qui n’est pas fier ces jours-ci, touchera avec l’Albine.
Après le dîné, chacun s’en revint à l’ouvrage. Michel ayant lié ses bœufs, prit son aiguillon et s’en alla, suivi de la femme de Jean. Lorsqu’ils furent hors de vue derrière un « randal », ou forte haie, le bouvier se planta et, sans autre façon, dit à celle-ci :
— Coquine ! il faut que j’étrenne ma « gulhade » sur toi ! Tu voudrais faire de cette pauvre drole une vaurienne comme tu es !
Et, disant cela, il appliqua sur les reins de l’Isabeau quatre ou cinq bons coups qui firent voler la poussière de ses cotillons.
— Et fais bien attention de n’y pas revenir !
Elle se mit à pleurnicher.
— Je ne mérite point ça de votre part ! dit-elle.
— Ça serait à Jean de te corriger ; mais puisqu’il n’ose, ni personne, il faut bien que je le fasse… Ha ! ha ! ajouta-t-il en poussant les bœufs devant lui.
— Si vous aviez droit sur moi, comme Jean, je n’aurais pas besoin d’être corrigée…
— Que le grand Diable et l’Aversier m’en préservent d’être à sa place !
Elle disait vrai, l’Isabeau ; cette correction achevait de la conquérir. Elle ne faisait cas de son homme, ni des autres, mous, fors au travail, simples, sans idées ni volonté. Mais cette vigueur, cette décision de Michel, la maîtrise qu’il s’attribuait sur elle, lui plaisaient. Elle était de ces femmes qui estiment les hommes forts, qui aiment à être brutalisées, comme si la dureté de la poigne était symbolique d’énergie virile. Ces coups d’aiguillon lui semblaient une rude caresse.
À quelque temps de là, le vieux Bertrand mourut après une courte maladie, pendant laquelle s’éveillèrent les ambitions de l’Isabeau qui supportait malaisément la maîtrise de Françoise. De prendre la place de celle-ci, il n’y fallait point penser ; mais elle se disait que si Jean était choisi, elle-même commanderait par lui. D’après la sage coutume des Agrafeils, la ménagère ne pouvait être ni la femme ni la sœur du maître. Mais rien n’empêchait celui-ci ; s’il était faible et borné, d’être gouverné par sa femme.
La question était donc pour l’Isabeau de faire tomber sur Jean le choix de la communauté ; mais la chose ne paraissait pas facile. Lui d’abord répugnait au commandement. Comme un bon fort bœuf il faisait pesamment son ouvrage, sans négligence comme sans ardeur ; mais il ne se souciait pas d’avoir le tracas d’ordonner et de diriger, ce à quoi il se sentait du tout inhabile. Cependant, travaillé par sa femme, afin d’avoir la paix, il la laissa intriguer pour lui. Les autres parsonniers, sauf Tiennou et Michel, étaient dans les mêmes dispositions que l’Aîné ; ils ne recherchaient pas la maîtrise ; à qui la donneraient-ils ? Eux-mêmes ne le savaient trop. D’après le vieux droit de primogéniture si puissant en Périgord, Jean était indiqué ; mais son caractère faible faisait craindre qu’il ne subît les volontés de sa femme qui n’était pas aimée dans la maison. Tiennou, qui eût volontiers accepté la désignation de ses communiers, ne leur convenait guère à cause de son esprit tracassier et contrariant ; joint à cela qu’il n’était pas des mieux entendus en affaires. Restait Michel qui était sérieux, capable, de volonté ferme et de grand bon sens. Mais il était à la réserve du pauvre Pierre, le plus jeune des hommes de la communauté ! Le choisir, quel accroc aux vieux usages, à l’antique coutume des Agrafeils, à ce vieil esprit familial qui, jadis, soumettait tous les puînés à l’aîné !
Néanmoins, arraisonnés par Françoise, les parsonniers firent passer les intérêts de la communauté avant leurs préjugés.
Le soir de l’enterrement de Bertrand, après soupé, Françoise dit à la Faurille :
— Va me quérir dans une assiette des mongettes blanches, et de couleur aussi.
Puis se levant, elle alla prendre dans le placard un pot de terre vide et le posa sur la table.
La servante ayant apporté les haricots, Françoise dit :
— Nous allons choisir un maître : faites attention de regarder dans cette affaire le bien de la maisonnée ! Mais auparavant, il faut savoir lesquels se sentent forts et adroits assez pour commander.
En commençant par le plus vieux : toi, Jean, demandes-tu la maîtrise ?
— Il le faut bien ! dit celui-ci, résigné.
— Moi, je n’en veux pas, dit Lïou.
— Ni moi ! fit Cyprien.
— Ni moi non plus, ajouta Siméon.
— Et toi, Tiennou ? interrogea Françoise.
— Moi je veux bien, si vous autres me choisissez.
— Et moi je dis comme Tiennou, fit Michel.
— Alors, reprit Françoise, vous êtes trois qui en voulez. Ainsi étant, les autres six vont faire le triage entre vous. Voici chacun à cette fin trois graines : une blanche, une brune et une rouge. La blanche sera pour Jean, la brune pour Tiennou et la rouge pour Michel. Nous autres, ceux qui choisissons, nous mettrons dans le pot la mongette de celui qui nous conviendra le mieux, de manière qu’il y en ait six dans le pot.
— Comment ! cette petite drole compte ! dit l’Isabeau en montrant Albine.
— Sans doute ! répondit la ménagère. Chez nous les filles ont droit de choisir à l’âge mariable, qui est quinze ans, et l’Albine en a seize.
Lorsque les six votants eurent laissé tomber leur haricot au fond du pot, Françoise le renversa sur la table :
— Une blanche et cinq rouges, dit-elle, c’est Michel qui, présentement, est le maître.
— Je tâcherai de faire de façon que personne ne se repente de m’avoir choisi, dit-il.
Tiennou ne dit rien, mais Jean s’écria :
— Mes pauvres ! vous m’avez tiré une belle épine du pied !
— Grande bête ! lui dit sa femme en se levant.
L’Isabeau était fort encolérée de ce résultat qu’elle attribuait à la façon dont Jean avait laissé voir combien peu il tenait à être choisi. Mais, dès le lendemain, elle changea de manières et fit la cagnarde près de Michel, dans la pensée de le gagner. Elle lui fit entendre qu’elle était bien aise, au fond, qu’il eût été choisi, et de là en avant, s’efforçait de l’apprivoiser avec des paroles mignardes et des mines amiteuses. Elle s’attifait de son mieux pour lui plaire, et, comme par hasard, se trouvait toujours sur son chemin.
Au bout de quelque temps, las de ce manège, un jour que l’autre l’avait suivi à la grange, Michel lui dit rudement :
— Je te veux bien avertir que tu perds ton temps et tes peines, et qu’il ne te sert de rien de faire des yeux comme une chèvre en gésine !
— Que voulez-vous dire ?
— Penses-tu que je ne te vois pas faire ? Tu me suis partout !
— Ça, c’est vrai que je ferais tout pour vous…
— En voilà prou ! Tu comprends bien que je ne veux point prendre la femme de Jean, ni la gueuse de Malivert ! Ainsi, cesse Les grimaces.
Malgré cette vive rebuffade, l’Isabeau continua encore quelque temps ses « grimaces », comme disait Michel. Mais lorsqu’elle vit que le maître restait insensible à ses avances, qu’elle perdait l’huile dont elle lissait ses cheveux durs, et qu’il lui fallait faire son deuil du dessein qu’elle avait conçu de mener la communauté sous son nom, un matin elle ramassa ses affaires et s’en fut à La Salvetat sans rien dire à personne. De ce moment, elle n’eut plus qu’une pensée : causer du dommage à la maison des Agrafeils, et la ruiner s’il était possible. Comme elle était coutumière de ces absences, les parsonniers ne s’en occupèrent pas tout d’abord. Cependant, au bout de sept ou huit jours, en soupant, Tiennou, toujours tracassier, dit à Jean :
— Cette fois-ci, ta femme t’a quitté pour tout de bon !
— À son aise ! Je suis bien tranquille maintenant, et je trouve que tu es beaucoup de loisir de t’occuper d’elle ! Si ça te fâche de ne plus la voir, va la trouver, je te la cède ! vois !
Les autres se mirent à rire, et il ne fut plus question de l’Isabeau.
Mais la tranquillité de Jean ne fut pas de longue durée. Le dimanche d’après, étant à Cadouin, à la sortie de la messe le pauvre diable trouva sa femme qui l’emmena dans un bouchon où se trouvait attablé un individu de mauvaise mine, petit, chafouin, l’air canaille. C’était un certain Galinet, qui se qualifiait de praticien ; sorte d’homme de loi marron, d’avocat de village, d’agent d’affaires retors et louche qui exploitait les paysans, leur faisant des « doubles », ou sous-seings privés, les défendant en justice de paix, s’entremettant dans leurs affaires, conduisant leurs procès et les faisant naître.
Après quelques pintes vidées, le praticien, aidé de l’Isabeau, n’eut pas de peine à convaincre le pauvre Jean qu’il avait, comme l’aîné d’une branche des Agrafeils dans laquelle s’étaient éteintes deux autres familles de la communauté, la propriété de plus de la moitié des biens en commun et que c’était une bêtise à lui de ne pas faire valoir ses droits.
— Tu n’es point tenu de rester indivis, et tu as grand intérêt à demander le partage ! disait Galinet.
— Ça serait une bêtise de laisser notre bien aux autres ! ajoutait la femme.
— Il me fâche d’entrer en procès, objectait Jean, dont la cupidité s’éveillait.
— De procès ! il n’y en aura pas ! Une action en partage et voilà tout ! D’ailleurs, ajouta le praticien, je me charge de tout, tu n’auras pas à t’en mêler ; tu me donneras ta procuration et le bien te viendra tout seul dans les mains…
Jean, à moitié gris, souriait bêtement à cette idée ; ce que voyant, l’Isabeau dit en se levant :
— Allons-nous-en chez le notaire, pour ce papier que vous dites, Galinet.
Le soir, au lieu de rentrer aux Agrafeils, Jean s’en alla coucher chez sa femme. Le lendemain, il était un peu moins décidé que la veille, malgré les amitoneries conjugales ; mais il avait donné sa procuration, c’était chose faite, pensait-il. Comme il avait quelque honte de se retrouver en face des autres, l’Isabeau alla quérir ses hardes des jours ouvrables, et allégua quelques « gazineries » à faire, qui retenaient son homme chez elle, ce jour-là.
En s’en retournant, elle s’arrangea pour dire à Tiennou, seul :
— Jean te voudrait dire quelque chose ; viens ce soir, après soupé.
Comme en disant cela elle le regardait dans les yeux, d’un certain air, Tiennou, pensant au robuste mollet dont il avait détaché la « lie-chausse » et aussi à la proposition de l’Aîné de lui céder sa femme, fit brusquement :
— Et toi, tu n’as rien à me dire ?
— Peut-être bien que si… viens toujours.
Le soir même, Tieunou alla chez l’Isabeau qui l’engagea vivement à se joindre à Jean dans la demande en partage ; à eux deux ils auraient les trois quarts du bien !
Mais l’autre fit des difficultés, et, finalement, dit qu’il y voulait penser avant. Lorsqu’il s’en alla, l’Isabeau l’accompagna jusqu’au bout de l’enclos en se frottant contre lui dans la nuit noire :
— Écoute-moi, mon Tiennou ! Il te faut faire comme Jean : vous aurez un beau bien, et tu viendras demeurer chez nous.
— Eh bien ! fit-il tout d’un coup, ça y est !… si Jean veut faire ce qu’il me disait l’autre soir !
— Et que te disait-il ?
— Nous parlions de toi… et il me disait : « Si tu la veux, je te la cède ! »
— Mais il faut mon consentement pour ça !
— Et tu ne le veux pas donner ?
— Ça dépend…
Là-dessus, il l’empoigna brutalement ; mais elle se dégagea :
— Viens demain soir, nous arrangerons tout ça !
Le lendemain soir, Galinet se trouva là, et en buvant quelques chopines de ce petit vin blanc qui avait jadis affriandé Jean, il fut question des affaires. Interrogé si un mari pouvait céder sa femme à un autre, le praticien ne broncha pas.
— Bien sûr ! répondit-il, les conventions font les lois !
— Alors Jean peut me donner l’Isabeau ? demanda Tiennou.
— Oui bien, si elle consent… veux-tu, Isabeau ?
— Si ça peut se faire honnêtement, j’en suis consente, dit la coquine, mais que Tiennou me récompense pour ma jeunesse…
Galinet eut un demi-sourire :
— C’est trop juste…
— Alors il faudra aller chez le notaire pour passer l’acte ? demanda Jean. Toujours, je ne veux pas payer les frais !
— Ça n’est pas un acte de notaire qu’il faut, interrompit l’agent d’affaires, mais un « double » entre vous autres.
Là-dessus, il tira de sa poche un encrier de corne, un tronçon de plume d’oie enveloppé d’un chiffon, et deux feuilles de papier.
— C’est bien du papier « marqué » ? demandèrent Tiennou et l’Isabeau, méfiants.
— Sans doute ! Voyez le timbre du roi.
Et Galinet se mit à écrire. Lorsqu’il eut achevé, il lut cette convention par laquelle Jean cédait sa femme à Tiennou avec tous ses droits maritaux quelconques, contre une petite mule d’un an que le dit Tiennou avait en cheptel à Soubartelle ; cession à laquelle l’Isabeau consentait, en ce que Tiennou lui faisait donation de son bien, l’usufruit réservé jusqu’à sa mort, en reconnaissance de sa jeunesse et de l’amitié qu’elle lui portait.
— Comme vous ne savez signer aucuns, vous allez faire votre croix et puis mettre votre pouce au-dessous, ajouta le praticien, la lecture faite.
Et tous trois ayant tracé deux bâtons croisés, noircirent leur pouce à la fumée huileuse du calel, et l’apposèrent sur le papier.
— Vous voyez, dit Galinet, il n’y a pas dans le monde deux personnes qui aient les lignes du pouce tracées et contournées de même ; ainsi ça vaut signature.
— Mais, dit Jean, et la procuration de Tiennou ?
— Ça, c’est un acte de notaire, mon pauvre, répondit Galinet. Demain nous irons à Cadouin à cette fin… Pour l’heure, ajouta-t-il narquois, Tiennou et l’Isabeau peuvent se retirer ; nous autres leur porterons la soupe à l’oignon.