La flamme qui vacille/03/07
VII
LA VEILLÉE CHEZ ROSAIRE
— Tu n’as presque rien mangé, père. Tu mériterais que je te gronde.
— Je n’ai pas faim… Les injures, c’est indigeste… ça nourrit.
Tandis que Simone allait et venait, transportait plats et vaisselle de la table à l’évier où fumait un bassin d’eau bouillante, le vieux s’installait dans la « berçante ».
Évoquant la scène de l’après-midi, la jeune fille eut un retour d’indignation :
— Oh ! la méchante femme ! Oser supposer de pareilles choses !
Rosaire ne répondit pas de suite. Sous prétexte d’allumer sa pipe, il préparait ce qu’il allait dire ; c’était si délicat, étant donné la pureté d’âme de sa petite :
— J’avoue, déclara-t-il enfin, que les apparences y ont aidé un peu. Vois-tu ? tu n’aurais pas dû donner une de tes roses à Monsieur Merville et tu aurais mieux fait d’éviter de rentrer en même temps que lui. Oh ! je sais bien ! Tout cela s’est fait sans que tu y penses. Tu ne pouvais guère y voir du mal, ma chère enfant, mais la vie n’est pas toujours aussi propre que tu te l’imagines, le monde est souvent plus méchant. Et puis, que veux-tu ? Ces femmes riches et désœuvrées, ça ne peut s’occuper qu’à deux choses : faire du mal… ou en inventer.
— Il me semble qu’elles auraient plus de joie à faire du bien : employer leurs loisirs à vêtir ceux qui n’ont rien à se mettre sur le dos et le surplus de leur argent à nourrir ceux… qui n’ont rien à se mettre sous la dent.
— Ah ! oui, il te semble…
On frappait, Simone alla ouvrir et revint, suivi d’un beau jeune homme, d’une vingtaine d’années, type d’ouvrier endimanché, à l’air décidé, au regard loyal. Ils entrèrent juste au moment où Rosaire, achevant sa pensée, prononçait ces mots :
— Mais toi, petite, tu es une sainte.
— Je suis tout à fait de votre avis, confirma le nouveau venu, en lui serrant la main.
— Bonsoir, mon garçon, répartit le bonhomme. Ah ! toi, tu pourras dire que t’as gagné le gros lot à la loterie du mariage.
— Mais je n’en ai jamais douté.
Simone emportait le pardessus et le chapeau du visiteur, tandis que Rosaire le faisait asseoir, en demandant :
— Et puis, es-tu content ?
— Content ? C’est-à-dire que je suis très heureux !
J’ai eu mon augmentation et elle arrive juste à point, puisque, dans un mois, on sera deux… en attendant d’être trois !
Le jeune homme partit d’un gros rire qu’il arrêta net, en entendant la réprimande de Simone, qui revenait :
— Voyons, Paul !
La voyant rougissante, il devint cramoisi et balbutia :
— J’ai t’y dit quelque chose de mal ? Je savais pas ! Excusez !
Simone causa de suite du sujet qui la préoccupait :
— Si tu le veux bien, Paul, pendant quelques temps, je préférerais continuer à travailler de mon côté. Monsieur Merville serait réellement désappointé si je partais aussi brusquement, et puis.
Elle hésita un peu, cherchant les termes à employer, mais, voulant être tout à fait franche, elle reprit :
— C’est un homme très sensible, pas très heureux… tu comprends ? Il s’est rapidement attaché à papa et à moi. Enfin, je ne sais comment t’expliquer, mais quand je le quitterai, il aura beaucoup de peine.
— Eh ! eh ! fit Paul, mi-sérieux, mi-badin, je vais en être jaloux, moi.
— Oh ! Paul !
— Rassure-toi, je plaisantais. Je sais à qui j’ai affaire. Pourtant il devrait être heureux, ton patron, il est riche ?
— Oui, mais son ménage ne va pas très bien.
— Ah ! ces femmes du monde ! Peuh !
— Alors, si tu n’y vois pas d’inconvénient…
— Écoute donc ! Quant à moi… évidemment, j’aurais été bien content de travailler pour nous deux, de te « garder » quoi ! Mais si tu penses que tu ne dois pas quitter ton « boss » dans le moment… c’est toi qui sais ça, pas vrai ?… Et puis, on pourra ménager un peu plus et s’établir un peu plus vite.
— Nous établir ?
— Oui. Depuis que je te « courtise » que je « jongle » à ça ? C’est, comme qui dirait, mon rêve. Un petit magasin qu’on tiendrait tous les deux, travaillant ensemble, comme de vrais partenaires. Et puis, en arrière du magasin, un beau petit logement pour veiller, le soir. Et puis, le petit magasin grandira… grandira ! Alors, là, je prendrai des employés et, fini pour toi, le travail : tu seras une belle madame aux mains blanches… qui ne pourra s’occuper qu’à deux choses : faire du mal… ou en inventer !…
— Non, mon Paul, toute notre vie, nous travaillerons la main dans la main, car l’oisiveté de la femme, c’est le commencement de la peine du mari.
— Ah ! oui, comme pour ton « boss ». Ça a bien du bon sens ce que tu dis là. En tous cas, d’ici à ce qu’on soit riche, y aura peut-être bien du nouveau. Mon associée sera peut-être devenue une bonne petite maman.
— Paul !
Depuis un moment, Rosaire écoutait en silence la causerie des jeunes gens. Il profita de l’interruption pour prendre la parole :
— Mes chers enfants, ça me fait plaisir de voir que vous comprenez la vie comme elle doit l’être. Vous deux, au moins, vous raisonnez et parlez comme du monde. Alors, c’est dit : en attendant… qu’il arrive du nouveau, vous travaillerez ensemble. Et puis, vous ne savez pas ? Pendant que vous gagnerez les « bidoux » tous les deux, eh bien ! moi, je vous ferai la popote. Vous aurez bien une petite place pour le bonhomme ?
— Ça s’adonne ! affirma le jeune homme cordialement. Mais vous quitterez donc votre emploi chez Monsieur Merville ?
— Oh ! oui… moi, dans les bureaux, je ne suis pas bien à mon affaire.
— Et comme Simone voulait protester, il persista :
— Oui, oui, je le sais !
Puis, à lui-même, entre ses dents :
— On ne me l’a pas envoyé dire !
On frappait de nouveau. Simone alla ouvrir à Mélanie qui, suivant son habitude, fit une entrée agitée et bruyante :
— Bonsoir tout le monde et la compagnie ! Laisse faire, Simone. Je suis capable d’aller me « déganter » toute seule. Je connais la maison !
Tandis qu’elle portait son manteau et son chapeau sur un lit, Simone s’exclamait :
— Mon Dieu ! ma vaisselle que j’ai oubliée ! Mon eau va être froide.
— Passe moi un tablier, cria de loin Mélanie, je vais l’essuyer !
Et, pendant que les deux jeunes filles s’affairaient et que les hommes fumaient, la conversation générale reprit, sous la conduite de Mélanie, qui n’avait jamais la langue dans sa poche :
— Et votre mariage ? Toujours pour dans un mois ?
— Oui, Mélanie. Et le tien, samedi prochain ?
— Oui, dans sept jours et six nuits exactement, à sept heures du matin, je me mettrai la corde au cou. Ceux qui auront le courage de se lever seront les bienvenus !
— Tu as une jolie robe. Tu étrennes, je crois !
— Oui, ma chère, le samedi de Pâques. C’est un « scheme » pour recevoir un cadeau…